Le Quêteur d'âmes

1ère Partie
"Le quêteur"

par

© Zamor

1999

N° 131139 S. A. C. D

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Chapitre I

Chapitre VI

Chapitre XI

Chapitre II

Chapitre VII

Chapitre XII

Chapitre III

Chapitre VIII

Chapitre XIII

Chapitre IV

Chapitre IX

Chapitre XIV

Chapitre V

Chapitre X

Chapitre XV

 

 

Chapitre I
           

Ardèche, 23 juin l999

Gustave,
Tu seras étonné de recevoir de mes nouvelles seulement aujourd’hui, mais, enfin, comme un moribond sur son lit de mort, je prends les forces pour choisir de parler ou de me taire à jamais.

Parler de ce que j'ai dû taire, parler de ce dont je fus condamné alors que j'étais innocent, de ce dont je fus accusé coupable alors que j'étais victime. Si j'étais devant ma mort imminente ne voudrais-je pas, avant tout, sauver mon honneur? Ne vivons-nous pas toujours devant notre mort imminente?

En ce moment, Ella ma femme, Ulysse notre chien et moi passons l'été à la campagne. Je me récupère un peu de tous les malaises que j'ai eu cet hiver et je trouve la paix, auprès de la nature, après ces terribles années que j'ai vécu.

En profitant de ces renouveaux de forces je t'écris pour voir si je peux parler avant de mourir et, peut-être alors; et seulement peut-être, mon pauvre honneur sera sauvé. Qui suis-je dans le triste souvenir que vous avez de moi? Suis-je le traître de votre père, l'insensible traître de notre géniteur? Sous le masque de mon apparente sensibilité, ai-je trahi sciemment celui qui nous a donné la vie, qui nous a nourris? Celle-là doit être l'image qui est restée, pour vous, ses enfants bien aimés, de celui qui est parti, fuyant la honte de ses actes.

Une fois tu m'as dit «Je ne sais pas qui croire, lui ou toi, je ne sais plus qui des deux est le menteur». Et, forcément c'est lui que tu as cru, car lui c'est le père et en tant que tel tu lui devais respect, obéissance et foi. A moi me revenait de droit l'opposé, l'irrespect, l'incrédulité.

Mais, je ne suis pas là pour t'accuser. A ta place il est possible que j'aurais agi de même, peut-être pas. Mais, comme je ne suis pas père, je ne défends pas les droits intouchables de la paternité. Tu es père, et si tu désapprouves le tien, tu risques de courir le même sort avec tes enfants, alors tu préfères garder silence. Pourtant, mon frère, il n'était point le plus tendre avec toi, je l'ai entendu dire les pires horreurs sur ta personne sans que pour autant je l'eusse cru. Mais jamais tant d'horreur, comme ce que vous supposez que je lui fis subir, selon lui.

Pourquoi me hait-il? Pourquoi m'a-t-il toujours haï? J'ai passé ma vie de psychiatre en psychiatre et je n'ai toujours pas pu trouver la cause, j'ai appris seulement à m'avouer le fait. Ma dernière thérapie je la fis il y a trois ans, quand nous sommes rentrés en Europe. Je l'ai faite avec un spécialiste des phobies, soi-disant, et il m'a conduit vers une dépression généralisée qui a failli me mener au suicide. Comme on avait convenu auparavant que je le payais avec une de mes oeuvres, s'il me guérissait, et seulement s'il le faisait, et qu'il m'a renvoyé comme un malpropre quand il en a eu assez, je ne lui ai rien donné. Alors il m'a traîné devant les tribunaux et j'ai dû me défendre avec un avocat qui a finalement gagné le procès.

Vous m'avez toujours traité de fou. Mais, qui? N'était-ce pas Zacharie qui, me faisant la vie impossible, m'écrasant jour après jour, a obligé ma mère à m'emmener chez le psychiatre quand j'avais seulement quatorze ans? Lui, Zacharie, disait que j'étais fou, qu'il fallait me traiter. Lui, soi-disant mon père! Ils m'ont mis sous drogue à cette âge-là et j'ai fini mon baccalauréat sous calmants à seize ans! Ne fut-ce pas, le psychiatre même, qui me conseilla de quitter la ville avant que mon père ne me détruise?

L'amour excessif de ma mère pour moi et de moi pour elle fut pris comme excuse. Mais ma mère ne faisait que me protéger. N'a-t-elle pas eu son anévrisme cérébral le jour où j'ai dû partir à Santa Fé pour présenter mes examens d'admission à l'université? N'est-elle pas morte le jour où j'ai dû partir pour commencer mes études, deux mois plus tard ?

Regarde les dates, confirme ce que je te dis là, tu verras que je ne mens pas. Le psychiatre le sait, ma tante Ophélie le sait. Ma mère ne voulait pas vivre sans moi, elle avait souffert la séparation de sa fille morte et ne pouvait pas supporter celle de son remplaçant. Sais-tu que je suis né trois mois avant la mort de notre sœur? Toi, qui es père, tu peux concevoir ce que cela signifie.

Quand ma mère me nourrissait au sein, son lait était empoisonné, empoisonné de douleur. Cela depuis le jour de ma naissance car, à ce moment-là, elle préparait Camille pour l'envoyer à Paris où elle allait être opérée. Ma mère s'était attachée à moi, ou elle m'avait haï, je ne le sais toujours pas. Car elle a bien pu me haïr de naître à un tel moment, ou bien s'attacher à moi, à cette nouvelle vie qui sortait de son ventre quand l'autre commençait à lui échapper.

Et Zacharie? Ne m'aurait-il pas haï aussi puisque, peut-être à cause de moi, et je dis bien peut-être, ma mère n'a pas pu accompagner sa fille à Paris? Ou, peut-être, voyant que ma mère s'attachait à moi désespérément, a-t-il été jaloux de moi? N'avais-je pas le type de ma mère et, Camille, le sien? Et... moi je venais remplacer la morte, moi, un Ferrar ! Savais-tu que notre mère eut des amours torrides et interdites avec son cousin germain, Andelfo Ferrar, durant six ans? Pourquoi notre mère s'est-elle mariée si tard pour son époque, à trente ans, si ce n'est à cause de ses amours prohibées avec son cousin, avant de trouver Zacharie? Ne l'ai-je pas entendu parler des centaines de fois, avec un autre de ses cousins, de ma ressemblance avec les Ferrar, le nom de notre grand-mère, notre «nonna» comme on l'appelait par ses origines italiennes, quand j'étais alors enfant? Etais-je le résultat d'une rencontre fortuite ou, simplement, le symbole de cet amour interdit, qui devait poursuivre Zacharie tout au long de sa vie?

Peut-être que je ne saurai jamais la vérité, ce qui est certain c'est que lorsque j'ai commencé ma première thérapie, ma mère eut plusieurs entretiens privés avec le médecin, en vue de l'éclaircir sur certains points dont il n'a jamais voulu me révéler le contenu.

Quand ma mère était à l'hôpital, avant son opération du cerveau, j'étais auprès d'elle. Un jour elle m'a dit qu'elle devait me parler puisqu'elle allait mourir. Ma tante Ophélie était présente et, bien qu'elle voulût nous laisser seuls, ma mère l'avait retenue. Elle m'avait parlé longuement, très longuement, mais je ne voulais rien entendre, je pleurais et n'entendais pas ce qu'elle me disait. Elle voulait me dire au revoir et quelque chose de très important que je n'ai pas voulu écouter car je n'acceptais pas qu'elle puisse mourir. Tante Ophélie ne se souvient point non plus, ou elle ne veut pas se souvenir, tout comme moi.

Après l'opération, ma mère n'a plus pu parler, elle a emporté le secret dans sa tombe, comme moi je l'ai enterré dans mon inconscient. Peut-être que ce sont ses dernières paroles, gardées au fond de moi, qui m'ont aidé à survivre, au milieu des terribles difficultés que j'ai dû traverser dans ma vie à cause de mon extrême sensibilité.

Mais, jusqu'à quand? Jusqu'à quand un homme peut-il vivre maudit? Et, je dis bien, «maudit», «mal-dit», de qui on parle mal, de qui ou à qui on dit du mal, jusqu'à lui empoisonner l'âme, de la même façon qu'elle est purifiée quand quelqu'un est béni lorsqu'on le nourrit de bons-dires, de bonnes pensées. Pour cela nous demandons la bénédiction, les bonnes paroles, les bonnes pensées, aux parents, aux pères de l'église, pour qu'ils nous protègent. La bénédiction du père protège, sa malédiction tue.

N'as-tu jamais entendu Zacharie mal parler de moi, dire mal de moi? Rappelles-toi seulement de ce fait qui a marqué ma vie à jamais et dont je souhaite qu'il n'arrive à aucun de tes enfants, ni aux enfants des enfants de tes enfants, ni à aucun de mes frères, ni à aucun être mortel ou immortel, pire que n'importe quelle maladie, pire que le pire. Te souviendras-tu ou n'aura-t-elle été qu'une anecdote de plus , un «mal-dit» de plus sur moi?

J'avais dix ans, dix ans seulement. Je venais de rentrer du séminaire, à Saint Sébastien, notre ville natale, après y être resté presque deux ans. Quelques garçons de ma nouvelle classe au collège, de seize ans, m'ont emmené à la rivière voisine en me promettant leur amitié et leur alliance. Une fois dans le maquis proche, ils ont essayé de me violer, mais j'ai pu sortir en courant sans qu'ils aient eu le temps de faire quelque chose. En réalité je ne savais pas ce qu'ils voulaient de moi, seulement qu'ils allaient me forcer à faire quelque chose qui n'était pas bien. Je suis arrivé en pleurant à la maison, sans savoir pourquoi, bien qu'avec la notion d'une faute commise qui me poussait à ne rien dire à personne.

Cela s'était passé à la sortie de midi, puis, l'après-midi, de retour au collège, au moment où je suis rentré dans la cour de recréation, tous les élèves ont commencé à me crier, en chœur, le nom de famille d'une personne, en réalité le nom d'un des garçons en question, sans que je sache pourquoi. Quand on s'est mis en file pour entrer en classe et que je suis allé trouver ma place, tous les élèves, un à un, ont lancé leur main pour me toucher les fesses et ils me chuchotaient, en ricanant, «...c'est quand notre tour». Je ne savais pas de quoi ils parlaient, du tour de quoi il s'agissait. Je ne savais rien de rien et de sexe encore moins que rien. Eux, à la rivière, m'avaient montré les leurs, puis ils s'étaient touchés entre eux, comme pour m'indiquer ce que je devais faire, mais quand ils se sont approchés j'étais sorti en courant. Qu'avais-je fait? Un de nos cousins, d'une autre classe, s'était approché de moi, à la récréation de l'après-midi, pour me dire que je faisais honte à la famille d'être devenu..., comment pourrais-je ne pas devoir dire ce mot, qui déjà n'existe pas dans le dictionnaire, puisque c'est un mot d'argot dans toutes les langues, qui me blesse tant, seulement de l'écrire? Je mettrais «le mot», ou des points de suspensions à sa place et, c'est déjà trop. J'ignorais ce que signifiait ce mot réellement, bien que je l'eusse entendu toute ma vie, depuis que je me souviens entendre des mots, celui-là m'avait été adjugé, on m'avait toujours appelé ainsi sans que je sache pourquoi. Comment pouvais-je alors nier cette appellation, si on l'avait toujours utilisé, peut-être pour dire d'autres acceptions sur ma personne, fragile, sensible, délicate? «Le mot» c'était normal pour moi, même si je ne l'aimais pas et si j'ignorais à ce moment-là ce qu'il voulait dire.

Le soir, quand vous êtes rentrés du lycée, l'un d'entre vous a dit à ma mère et à Zacharie que, dans tout le collège, et même le lycée, on disait que j'étais..., que je le faisais avec tout le monde et que cela m'enchantait. Ne te souviens-tu pas? Et, pourtant, pour moi ce jour est resté gravé, seconde après seconde, au fer rouge dans ma mémoire.

Vous tous aviez commencé à me crier «le mot» et j'ai dû m'enfermer dans la salle de bains en pleurant. J'ignorais ce que j'avais fait, j'avais suivi ces garçons, ils m'avaient montré leur sexe, j'étais sorti en courant. Cela était être...? Ma mère était venue m'appeler, elle pleurait derrière la porte en me demandant d'ouvrir, horrifiée de me savoir perverti si jeune. Zacharie, lui, s'était enfermé dans sa chambre. Te serais-tu enfermé dans ta chambre si quelque chose comme celle-là était arrivé à un de tes enfants? Il me jugeait déjà en s'enfermant! Ma mère finit par me faire sortir de la salle de bains, je pleurais hystériquement, vous tous vous riiez et m'insultiez, puis elle me fit monter dans sa voiture, la Ford Taunus beige, je me souviens de tout, même des rues que nous avions emprunté. Elle pleurait inconsolable, elle répétait en me questionnant «pourquoi ?», «pourquoi ?». Elle n'arrivait même pas à bien conduire, ni à passer les vitesses, jusqu'à ce que, finalement, nous soyons arrivés à l'ancienne école où logeaient les prêtres de notre collège. Elle avait fait appeler le directeur pour lui raconter les faits, puis un confesseur pour que je demande pardon pour mon péché. Ils ont décidé de ne pas expulser les élèves en question car cela ferait encore plus de scandale, et que, pour étouffer l'affaire, ils passeraient dessus et ils ne les admettraient pas l'année suivante.

Mais c'était déjà trop tard. Ma réputation était faite à jamais et Zacharie n'a pas dit un mot pour me défendre, ni pour me protéger, ni simplement pour montrer qu'il était au courant. Avec son silence il m'accusait devant vous et devant le monde et approuva pour toujours qu'on m'appelât comme on l'avait toujours fait, comme on le fera jusqu'à ma mort et même après elle.

Pour quelque chose que je ne fis pas je fus jugé coupable, au lieu de victime, je fus accusé. Ne connais-tu pas le délit de pédérastie? Ne le connaissait-il pas lui, Zacharie, homme de Loi? A dix ans étais-je tellement pervers, vicieux, pour emmener trois jeunes hommes à la rivière pour qu'ils me violassent les uns après les autres?

Ce jour-là fut seulement le début de ma torture. Jour après jour, en arrivant au collège, jusqu'à la fin du lycée, six ans plus tard, on me criait le mot. En classe ils se disputaient pour me toucher le derrière quand j'étais assis et, quand on m'appelait au tableau, tous rigolaient, tous, les uns après les autres, me disaient entre les dents «...quand est-ce mon tour?». J'étais en sixième et cela dura jusqu'en terminale. Six longues années où la torture ne finissait pas en sortant du lycée, car elle continuait à la maison et hors d'elle. Un de mes frères s'était acharné contre moi et m'appelait mille fois par jour, du réveil au couché, avec «le mot». Pour une raison ou pour une autre, pour tout, j'étais... Jamais Zacharie n'intervint et, lui-même, quand je devais aller à la ferme avec lui, m'appelait de la sorte dès que je sortais de la maison. Il n'a jamais essayé de savoir ce qui m'était arrivé et moins encore de me défendre.

Pour cela peut-être je peux t'écrire à toi, car tu fus le seul qui ne m'injuria ainsi et le seul qui essaya d'une façon ou d'une autre de me défendre contre la haine que je réveillais chez les jeunes, car il y avait aussi tous ceux qui fréquentaient la maison, qui se sentaient le droit de m'insulter et, contre lesquels, il n'y avait que ta protection occasionnelle et celle de ma mère. Elle fut ma seule consolation. Seulement pendant les rares moments où je pouvais être seul avec elle j'avais la paix et personne ne pouvait m'insulter. Avec toi, malgré nos différences d'âges, nous avions nos points communs. Je m'étais plongé dans la lecture, c'était ma passion, là seulement je trouvais le pays de la paix, le pays de la vérité. Toi aussi tu lisais, bien que d'une manière différente de moi, mais nous y trouvions un langage commun. Dans la lecture je trouvais les amours véritables, je trouvais les pères véritables et les mères comme la mienne. Mais je ne pouvais pas vivre dans ce monde des livres, j'étais parmi vous, et ces années qui sont pour beaucoup les plus belles de l'existence, furent pour moi le pire des enfers, le pire des souvenirs, la pire des maladies, l'affront de la calomnie ! La honte de soi-même à cause de quelque chose qu'on n'a pas fait !

Quand j'avais quinze ans, j'étais en terminale, j'étais tombé amoureux d'une fille à la chevelure rouge-feu, à la grâce inoubliable et j'étais allé, avec toute la flamme de mon jeune âge, ainsi que de mes lectures, lui déclarer mon amour. Elle m'avait refusé avec un énorme mépris en me disant qu'elle savait bien que je ne pouvais pas l'aimer puisque nul n'ignorait que j'étais... Dès lors je n'ai plus essayé de déclarer mes amours aux filles et, pourtant, j'étais souvent emporté par des sentiments profonds, des sentiments pleins de fougue et de feu que je devais éteindre dans mes nuits sans sommeil. Malgré tout, je ne me suis pas laissé enfermer, ma mère aidant j'ai appris à très bien danser, j'ai tout de même assisté aux fêtes de mon âge, tout en écoutant les rumeurs en arrière fond et en m'interdisant de redire mon amour des femmes.

Après est arrivé ce terrible épisode auquel je ne sais plus si tu as participé ou non, car il a dans mes souvenirs l'allure de ces cauchemars dont on ne veut plus se rappeler une fois qu'on a réussi à se réveiller. C'était le jour du quinzième anniversaire de notre amie Claudine, l'irrésistible Claudine, la belle Claudine, avec ses cheveux noirs et sa peau nacrée transparente. J'étais de quelques jours son aîné et la fête de son anniversaire était la première fête à laquelle j'avais eu le droit d'assister. Une très bonne amie à toi m'avait enseignée à danser avant cette fête parce qu'elle m'aimait bien et parce qu'elle sortait avec toi. J'étais nerveux, excité, heureux de sortir pour danser dans une belle soirée où j'allais en adolescent, pour la première fois sans les parents. J'avais dansé au début avec difficulté puis, peu à peu, j'avais pris de l'assurance. C'était une soirée merveilleuse, je me souviens de tout, où j'étais assis, avec qui j'avais dansé et surtout comment elle a fini en tragédie pour moi.

A la fin de la fête nous sommes montés dans la voiture de nos parents, qu'ils nous prêtaient pour sortir le soir. Il y avait des frères, je ne sais plus si tu y étais ou pas, des cousins, des amis. Nous devions être plus de six dans ces grandes voitures américaines des années 60, et ils avaient tous bu, je ne sais pas combien, sauf moi car ma mère me l'avait interdit à cause de mon jeune âge et malgré les essais de tous pour que je le fasse. Au lieu de conduire les autres personnes chez elles, tout en me taquinant grossièrement avec ses compagnons, le frère qui conduisait la voiture s'est dirigé vers la zone de tolérance de la ville, à ma grande surprise, car elle était en dehors du périmètre où nous pouvions circuler, puisque cette zone était extrêmement dangereuse. En arrivant devant un «dancing bar» aux lumières de néon et aux couleurs acides, avec des femmes d'une épouvantable laideur appuyées sur les devantures, ils sont descendus en criant «Nous vous emmenons un vierge». Je me rappelle encore de la sensation de panique que j'ai eu quand toutes ces femmes, peintes comme des pots de fleurs, avec leur regard hagard et abruti par l'alcool, se sont approchées de la voiture comme si elles voulaient me manger. Les autres étaient dehors en les incitant et j'ai à peine eu le temps de monter les vitres de la voiture et pousser les boutons de serrures qu'elles étaient déjà collées aux vitres, comme des ventouses, avec leurs grosses lèvres peintes en rouge qui débordaient de leurs vraies contours, en suçant les vitres, en me disant du ton le plus vulgaire qu'on puisse jamais entendre «...c'est gratuit pour toi, mon bébé», car, c'était connu, je l'ai appris plus tard, que les prostituées le faisaient gratuitement avec les jeunes puceaux en guise de porte-bonheur.

Moi, qui avais lu les grands auteurs qui parlaient d'amour, moi qui avais rêvé d'une femme aimée pour me donner à elle corps et âme, moi j'étais là, avec ces caricatures de femmes ou, plutôt, devrais-je dire, avec ces pauvres femmes qui avaient peut-être, elles aussi, rêvé de faire l'amour un jour avec l'homme aimé, j'étais là avec toutes les autres personnes, frères et cousins et amis qui criaient en chœur «Prouve-nous que tu es un homme!». Mon sentiment d'horreur était aussi grand que l'idée de l'amour que j'avais et, c'est là que ce que ma mère me disait souvent, «...la lecture te sauvera!», lorsqu'elle me voyait lire pendant des heures, que ses paroles se confirmèrent. La lecture de ces amours, que j'avais fait devenir miens, m'avait sauvé de me laisser intimider en ce moment par tout ce groupe et j'avais pu faire miennes les idées des livres, quand le moment était arrivé. Je leurs avais donc crié que s'ils ne m'emmenaient pas à la maison j'allais dire à nos parents ce qu'ils faisaient et, finalement, après des injures sans fin sur la honte de mes frères devant leurs amis, car mon non-amour des femmes était prouvé publiquement, ainsi que devant mes sanglots interminables, ils ont désisté. Mais ma renommée ne fit que se confirmer, ils avaient voulu, selon eux, faire preuve publique que je couchais avec des prostituées, que j'étais un vrai homme. J'espère que tu n'étais pas dans cette voiture cette nuit-là, en tout cas je ne veux pas te voir dedans.

Depuis cet incident, après chaque fête, je rentrais en panique, car je devais aller avec vous aux mêmes fêtes, puisque nous bougions dans le même cercle d'amis, comme c'était la coutume là-bas. Toujours il y avait la menace de m'emmener de force à la zone de tolérance à la fin de la fête, toujours la menace de prouver publiquement ma virilité ou, finalement, mon homosexualité. Mais, en réalité, ce n'était pas d'homosexualité dont j'étais accusé, ce qui aurais voulu dire que j'aimais les hommes, que je cherchais l'amour d'un homme. Non, il ne s'agissait pas d'amour, il s'agissait du commerce sexuel. Je préférais, selon vous tous, l'avoir avec des hommes à la manière d'une prostituée, avec la connotation du vice, au lieu de l'avoir avec les femmes, dans le même registre.

Après avoir dansé avec les jolies filles que nous fréquentions, dans leur belle âge, leur fraîcheur, l'attirance que tout en elles exerçait sur nous, après cela il m'était impossible de déplacer mon intérêt pour un autre que vous aviez adopté par influence culturelle, par coutume peut-être, mais auquel je me refusais d'instinct, irrévocablement. Pour vous cet épisode ne fut qu'un fait banal de plus et pour moi, comme tu peux entrevoir, un cauchemar ineffaçable, la confirmation publique des rumeurs qui couraient sur moi.

Après que ma mère mourut, quand nous allions dans notre ville natale en vacances, le drame se répétait sans cesse et je ne pouvais plus vous menacer de lui raconter, mais de me jeter de la voiture, ce que j'ai essayé de faire plusieurs fois, jusqu'à ce que j'aie pu aller seul aux fêtes et rentrer seul. Cela peut paraître invraisemblable ici, en Europe, aujourd'hui, mais c'était là-bas, il y a trente ans, où la violence a toujours régné et la tradition nous forçait à bouger dans un milieu social très restreint, où, inexorablement, nous nous trouvions toujours aux mêmes endroits, avec les mêmes gens, et nous devions faire attention pour nous déplacer car nous pouvions nous faire agresser n'importe où.

Une triste histoire que celle de mon enfance-adolescence, une histoire de honte, une histoire que je ne souhaite à personne, ni aux enfants des enfants de mes ennemis. Mon seul refuge était donc ma mère. Quand vous partiez tous à la ferme je faisais tout pour tomber malade et ne pas devoir y aller. Pour quoi faire? Pour que Zacharie m'insultât et me traitât de ce mot, sans que personne ne puisse l'en empêcher, ainsi que tous mes frères, même les cadets, qui se sentaient autorisés de ce fait et le répétaient sans savoir ce qu'ils disaient?

C'est fut peu de temps après cette fête de quinze ans qu'ils m'ont envoyé à ma première psychothérapie. En plus de..., j'étais «fou», comme vous me l'aviez répété à satiété, comme je suis resté aux yeux de vous tous. Aujourd'hui peu importe la renommée que j'ai pu acquérir à d'autres niveaux, que beaucoup de gens pourraient rêver d'avoir pendant toute leur vie, car pour moi la seule renommée qui me soit restée est celle que vous m'avez octroyée. Il y a renommée et renommée, l'une n'efface pas l'autre. Même si j'ai changé mon nom, même si j'ai fait briller celui que nul n'avait souillé, chaque fois que je dois sortir publiquement, chaque fois, je sens comme s'ils riaient derrière mon dos, je sens comme s'ils commentaient sardoniquement «Il est...». Il se peut qu'ils soient en train de faire mon éloge sincère ou celui de mon travail, mais j'entends seulement les voix du passé, les voix que la parole d'un seul homme aurait pu faire taire à jamais, la parole du père. Mais je ne l'ai pas eu, je n'ai eu comme père qu'un ennemi, malgré ses dizaines des lettres me disant «Je t'aime», quand ses gestes, plus éloquents, me disaient : «Je te hais».

Sais-tu pourquoi je suis parti de notre ville natale en 1992? Sais-tu pourquoi tu as cessé de me parler, un an avant mon départ, ainsi que tous les autres frères? Ce furent plusieurs choses en même temps. Quand Jean, un ami français, était venu nous voir, tout le monde avait dit alors qu'il était mon amant et que nous faisions ménage à trois avec Ella, ma femme. Un groupe de gens sans scrupules s'était acharné sur nous, car une de leurs amies était tombée amoureuse de Jean et, ne recevant pas ses faveurs, ils sont allés raconter à tous cette histoire de ménage à trois. Et vous tous vous les avez reçus, vous les avez entendus, vous les avez crus. Qui allait douter de leur parole? Notre ami, qui était venu pour travailler avec nous et réaliser un projet ensemble, a dû partir à cause de la vie insupportable qu'ils lui ont fait subir. Dans notre maison nous avions un immeuble mitoyen, avec un balcon qui donnait sur notre jardin par où, une fille de quinze ans, à l'instar de tous, nous criais que j'étais... J'avais quarante ans déjà, je n'avais pas vécu là-bas pendant des dizaines d'années et c'était toujours comme jadis.

En l980, quand nous sommes allés pour la première fois à Saint Sébastien, avec Ella, un de nos cousins nous invita à dîner chez lui. Ella parlait à peine quelques mots d'espagnol et le cousin amphitryon, quand il est devenu soûl, a crié devant toute une assemblée d'une vingtaine de personnes «...qui est donc le... de la famille?». Ella, qui avait compris tout de même, lui répondit que c'était bien moi, mais qu'il fallait faire attention néanmoins de ne pas laisser trop seule sa femme en ma compagnie. Dans ce séjour ils ont dit que j'étais tellement vicieux que, ma femme, Ella, n'était pas une femme mais un travesti. Ces dires nous furent confirmés par le gynécologue d'Ella qui a dû reprendre quelqu'un dans une réunion, pendant laquelle cette personne riait à notre sujet, en lui disant qu'il était son médecin et qu'il pouvait prouver le contraire. Peux-tu imaginer un seul instant ce que cela peut blesser? Crois-tu qu'il m'importe de sortir dans tous les journaux du monde, qu'il m'intéresse d'être loué dans différents pays, si j'ai peur de ces pensées qui ont poursuivi toute mon existence?

Et... je ne sais pas si j'ai les forces de te raconter comment Zacharie m'a répudié la dernière fois que je l'ai vu. Tu penseras «Qui croire?». Lui, car c'est lui le père! Alors j'ai dû me taire, avaler sa dernière insulte, celle qui m'a obligé à ne plus retourner le voir pour empêcher qu'il puisse me détruire totalement. Ne crois pas que ce fut un acte impulsif, impromptu, non, j'ai consulté des médecins, des curés, des proches âgés et vénérables, des personnes de critères sans relation subjective. Devais-je continuer d'honorer mon soi-disant père, au risque de détruire totalement ma personnalité, ou devais-je arrêter de le voir pour me protéger et pouvoir continuer à vivre ? Me protéger de celui qui devait me protéger!

Un vénérable prêtre m'avait dit « Dans la Bible c'est écrit que les enfants doivent respecter les parents, mais les parents ne doivent pas abuser de leurs enfants. Ton devoir envers toi-même est de ne plus retourner le voir».

Les dernières paroles de Zacharie furent qu'il ne voulait plus rien savoir de moi, ni de ce que je faisais, car rien de moi ne l'intéressait. Ceci fut dit après que je lui ai envoyé l'invitation pour une exposition de mes peintures à la capitale en novembre l991. Lui, il te dira le contraire. Comme il te dira que l'histoire des chiens fut différente. Il vous avait dit, car un de vous me l'a raconté, que je lui avais demandé un chiot de la portée de sa chienne, ce à quoi il m'avait répondu qu'ils étaient à vendre, pendant que moi je le harcelais sans cesse pour qu'il m'en offre un. Ella était témoin de cette scène des chiens, que j'abhorre tellement, et dont je n'ai nul envie de l'écrire, car j'ai honte pour lui, pour son ignominie, pour essayer de jouer avec ma santé mentale, pour me dire en face, les yeux dans les yeux, «Tu es fou, ce que tu entends n'est que le produit de ton imagination délirante, tu es fou mon fils!».

Je n'en peux plus. De toutes façons tu ne me croiras pas. Je n'ai pas voulu détruire son image aux yeux de ses enfants, mais il n'avait pas le droit de me détruire davantage, moins encore après ce qu'il m'avait fait ma vie durant.

De fait, déjà tu ne dois plus me croire du tout. J'arrête.

 

 

Chapitre II
            Ardèche, 26 juin l999

Je continue ma lettre en français parce que je me suis laissé emporter à la fin de la page précédente et je n'ai pas pu contrôler ni mes émotions ni mon récit. Je te la traduirai ensuite en espagnol. Peut-être qu'avec le recul d'une autre langue, dans laquelle ne sont pas arrivés tous les événements que j'essaie de te raconter, je pourrai mieux te les transcrire.

Tu n'étais pas loin pourtant quand tout cela se passait. De temps en temps nous nous croisions, toi et moi, dans la lugubre maison de Zacharie, qu'appeler père m'est étrange et même faux. Je dirai volontiers la maison maternelle, notre maison, ou celle de Zacharie, mais pas celle de mon père. Nous nous croisions donc les jours que j'avais de visites autorisées, ce que tu ignorais, comme tout le reste, mais c'était ainsi. Si j'allais le voir plus d'une fois par semaine il me disait d'un ton méprisant «...que viens-tu faire?», mais si c'était au bout de quinze jours le ton était ironique «...quel miracle, te rappelles-tu donc que tu as un vieux père?». Ni plus de douze jours, ni moins de dix, il fallait que je sache doser mes visites pour que ses phrases sarcastiques soient les moins blessantes possible. En l99l le mépris était à son comble. Laura, la femme qui lui servait de bonne à tout faire, nous laissait attendre quelques minutes avant de nous ouvrir, sachant pertinemment que c'était nous. Je venais toujours et désormais avec Ella, je voulais qu'elle soit témoin de tout, de tous ses gestes accumulés de haine, de mépris, d'írrespect. Laura, nous faisait attendre au salon, d'un geste impératif, pendant qu'elle allait appeler Zacharie. Dans ma maison! Je ne pouvais pas dépasser le salon d'entrée et Zacharie se faisait attendre, couché sur son hamac, comme s'il avait beaucoup à faire! Puis, au bout d'un moment, il sortait, faisant mine d'être dérangé, ou d'être coupé au milieu d'une intense activité, ou d'un profond sommeil. Les visites ne pouvaient être avant six heures de l'après-midi, ni après six heures et demie. Si c'était avant j'avais droit à la question sardonique, «Mais... qu'est-ce qu'il arrive?», comme si une grande tragédie m'emmenait lui procurer un tel dérangement et, si c'était après, Laura disait derrière la porte, «Le maître va passer à table». Tu peux faire la différence avec mes autres frères et la manière dont il réagissait avec eux. Je me rappelle quand nous avons eu le malheur de devoir vivre chez lui en l987 pendant un an. Je te raconterai quelques détails après, si j'ai le courage, par exemple comment il recevait les visites journalières de son fils préféré, qu'il attendait debout devant la fenêtre, de comment il te recevait toi aussi au salon, plus discret qu'avec l'autre mais bien plus cordial qu'avec moi, de comment il leur faisait la fête, quand arrivaient ceux qui habitaient à Santa Fé..., pendant que nous ne pouvions pas dépasser le salon, comme si nous étions chez un étranger, dans la maison où j'étais né! Si je voulais boire de l'eau, car il ne nous offrait jamais rien à boire et moins encore à manger, il appelait Laura avec réticence, qui se faisait prier en commun accord avec lui, et qu'on dérangeait aussi visiblement, pour qu'elle nous apporte un verre d'eau, en me faisant entendre que je n'avais pas le droit d'aller le chercher moi-même comme si j'étais chez moi, comme vous faisiez vous tous.

Ces détails je te les raconte pour que tu comprennes l'histoire suivante, que tu la crois ou non, car je t'ai déjà raconté auparavant la version de Zacharie. Deux mois avant l'événement final, je crois qu'il se déroula fin novembre l991, Zacharie avait pris comme sujet de la visite orchestrée celui de la grossesse manquée de sa chienne, que j'avais aidé à élever pendant notre séjour en l987. Il disait qu'il l'avait emmenée chez un grand reproducteur mais qu'il était stérile et, bien que je trouvai bizarre son histoire, je ne lui donnais pas plus d'importance que cela. Au bout de onze jours, pendant la nouvelle visite réglementée, nous avions eu droit au même scénario, au même sujet, sa chienne n'était pas restée pleine du champion, qui pourtant était de réputation internationale, et donc il devait être stérile, et puis...

Je trouvais son histoire de plus en plus étrange et je me demandais s'il ne déraillait pas, si son âge avancé ne le faisait pas radoter. Mais, au bout de deux mois, à l'heure de la visite, il nous avait reçu plus grimaçant que d'habitude, visiblement plus dérangé. Puis, il avait recommencé avec son sujet du chien stérile, en même temps qu'Ella et moi nous entendions les aboiements inconfondibles de petits chiots au fond de la maison. Je lui ai donc naïvement posé la question s'il avait des chiots, car j'entendais des petits aboiements et il l'a nié avec conviction, avec ses yeux perçants, me regardant droit dans les miens, pour me dissuader de mettre sa parole en doute en recommençant son histoire sur l'étalon stérile. La scène s'est répétée trois ou quatre fois, autant de fois que j'ai posé la question autant de fois, les yeux dans les yeux, il m'a dit non en faisant une grimace, comme essayant de montrer que définitivement je devais être fou, car je commençais à entendre des choses qui n'existaient pas.

Je regardais Ella de côté, qui se gardait bien d'acquiescer, pendant que moi je ne pouvais pas me lever pour aller prouver le contraire. Mais tu connais bien notre maison, la maison où nous avons passé notre enfance, elle est bien grande et bien isolée des voisins pour qu'on n´ait jamais entendu le moindre bruit provenant de chez eux, elle est bien grande pour que les aboiements puissent être assez lointains et que le doute puisse subsister, le doute de ... nos sens! Les chiots devaient être dans le jardin de la piscine, le bruit devait parcourir le séjour du service, la cour du service, puis la cour intérieure des chambres et la salle à manger de tous les jours, pour arriver jusqu'au salon.

Et... j'ai douté, j'ai préféré douter de mes sens que de sa parole. Lui, le magistrat, l'homme qui représentait pour moi la vérité à preuve du contraire, lui il ne pouvait pas me mentir devant une preuve de mes sens, cela serait trop grave, cela serait me traiter de fou ou, plutôt, me faire croire que j'étais fou. Lui, en ce moment je disais volontiers «...lui, mon père», ne pouvait pas me faire cela. Je l'ai donc cru. Je ne suis pas allé voir au fond, j'ai dit «...oui, j'ai cru entendre, j'ai dû me tromper».

Puis la visite s'est terminée. C'est la dernière fois que je l'ai vu, et c'est pour cela que les gestes qui ont suivi sont restés gravés dans ma mémoire. Une fois qu'il crut le doute dissipé, il nous donna congé. Nous nous sommes levés et il nous a accompagnés jusqu'au seuil de la porte d'entrée. Là, d'un ton ironique, il nous a demandé «... au fait, vous cherchez toujours à avoir un chien?». Il voulait dire si on voulait un chiot pour remplacer notre Cocker, qui s'était malheureusement échappé de chez nous, pendant que je lavais dehors la voiture, quelques mois auparavant. Nous l'avions pleuré, énormément, car nous l'aimions beaucoup. Avant que cela n'arrive nous avions fini par ne plus l'emmener chez lui, ni même le laisser dans la voiture pendant que nous lui faisions la visite parce que, chaque fois, il nous faisait des remarques insupportables sur lui, jusqu'à nous dire un jour «Pourquoi ne tuez-vous pas ce chien-là?» Il trouvait qu'il n´était pas assez racé et je me demande en écrivant ceci s'il ne faisait pas une parabole par rapport à moi. Ella s'était mise à pleurer et il avait trouvé déplacé de s'attendrir ainsi pour un chien.

Nous l'avions donc perdu depuis trois mois notre cher Cocker. Moi, naïvement encore et pour la dernière fois, oubliant ce que je venais d'entendre, j'ai dit «Oui, il nous manque beaucoup, si l'occasion se présente...». Après cela, je me souviens très bien, il nous a dit, «...que Dieu vous bénisse», en levant la main pour nous faire le signe de la croix, pendant que nous nous éloignions vers notre voiture. Une fois à l'intérieur je me suis retourné et j'ai vu pour la dernière fois son visage, avec un sourire ironique aux lèvres, la main encore levée pour, soi-disant, nous bénir.

Quand nous eûmes les portières closes j'ai demandé avec empressement à Ella «...n'as-tu pas entendu les chiots?», puisqu'elle, pendant toute cette scène, n'avait soufflé mot. «Bien sûr» -m'a-t-elle répondu- et je lui ai dit aussitôt, «Non, ce n'est pas possible, il n'aurait pas pu me mentir comme cela, pas lui, pas comme cela, les yeux dans les yeux par trois fois. Pas lui!»

Et puis nous avons démarré. Nous devions passer chercher des oeufs à l'épicerie du coin près de chez nous et nous y sommes allés tout de suite. A l'intérieur j'ai trouvé la mère du médecin qui avait traité Zacharie pour je ne sais quelle maladie. Elle m'a embrassé et m'a serré dans ses bras en me disant «Mon fils est tellement content avec le chiot que ton père vient de lui offrir, dis-lui encore merci». Moi, interloqué, je lui avais répondu, «Le chiot, mais quel chiot?» ce à quoi elle souleva, «Mais voyons, le chiot de la dernière portée de la chienne de ton père et du fameux étalon!»

Je suis resté pétrifié. J'ai encore insisté et elle a crû que je me moquais d'elle, toute la ville savait que Zacharie avait eu des chiots très purs avec sa chienne et le champion de toutes les foires, tout le monde, sauf moi. Elle a précisé avec force détails la provenance du chiot. Je tremblais. J'ai dit au revoir à la hâte et suis rentré dans la voiture en tremblotant. Je me suis assis au volant et, en balbutiant, j'ai tout raconté à Ella. Nous n'étions qu'à deux cents mètres de notre maison. En arrivant, non content de ce que je venais d'entendre, je voulais l'entendre de sa bouche à lui. Je me suis précipité au téléphone et je l'ai appelé. Je ne l'appelais jamais, car je n'avais rien à lui dire, comme lui non plus il ne m'a jamais appelé, puisque ce n'était pas son rôle comme il disait. Je l'ai donc appelé et, en entendant ma voix, dix minutes après l'avoir quitté, on aurait dit qu'il avait tout appris. Il m'a hurlé au téléphone, «Que veux-tu encore?». Je lui ai dit ce que je venais d'apprendre de la bouche de cette dame. «C'est faux!» - m'a-t-il répondu -. J'ai insisté. «...ah, c'était il y a deux ans» -a-t-il répliqué-. J'ai redonné les détails. «C'est faux» insistait-il avec assurance. Je redis, mot à mot, «Il y a une semaine, de ta chienne actuelle, du chien champion, toute la ville le sait». Alors il a tonitrué à l'autre bout du fil «Et alors, -m'a-t-il dit-, et alors, je ne voulais pas t'en donner à toi. J'ai bien le droit, non?» Je lui ai répondu que je ne lui avais rien demandé et il m'a raccroché le téléphone au bout du nez.

Quatre jours plus tard nous avons reçu les invitations de l'exposition de mes peintures, qui allait avoir lieu prochainement à Santa Fé, pour les distribuer dans notre ville. Comme je n'avais pas reçu encore assez d'humiliations, je lui en ai donc envoyé une. Nous devions partir pour le vernissage et, n'ayant reçu aucun message de sa part, je me suis décidé à l'appeler la veille du départ. Je lui ai demandé s'il avait reçu le faire part et il m'a dit «...quoi, ce papier à mon nom?». A mon affirmation il avait répondu, «Cela ne m'intéresse pas ce que tu fais» et il a raccroché. Et il a raccroché à jamais. C'était en novembre l99l. Après notre retour de Santa Fé et jusqu'à notre départ pour la France en mai l992, vous tous, mes frères, vous m'avez coupé la parole et vous vous êtes ralliés à sa cause. Sa version des faits était bien différente, mais c'était la version officielle à laquelle vous étiez tenus de croire. Aucun d'entre vous n'est venu me demander la mienne. Il a dit que je l'avais fatigué pendant de longs mois à lui insister de m'offrir un chiot, depuis que j'avais appris que sa chienne avait été sailli par le champion. Qu'il m'avait dit qu'il avait besoin de les vendre pour payer les frais et que je m'étais refusé de lui acheter, car je voulais qu'il me l'offre. Cette version je l'ai apprise par l'un d'entre vous.

Le jour même où nous avons quitté définitivement la ville, pour aller à Paris, nos meubles partaient en garde-meuble, nous vendions la voiture et nous prenions l'avion. Ce jour-là même, profitant de mon anxiété avec tout cela, il a envoyé un de nos frères pour que je l'appelle et lui dise au revoir. Mon pauvre frère, qui ne me parlait pas depuis bien longtemps, est venu avec cette terrible mission. Je me suis laissé m'effondrer de douleur, de chagrin. Je lui ai dit que mon père ne m'aimait pas. Je ne l'ai pas appelé et je lui ai envoyé une reproduction d'un de mes tableaux avec la dédicace «Je t'aimerai toujours».

Une demi-heure avant le départ vers l'aéroport, il a appelé. Je ne voulais pas passer au téléphone et Ella a insisté du regard. Alors il m'a éclaboussé de bénédictions, de «je t'aime» et encore de bénédictions. Je suis littéralement tombé par terre en pleurant. Cinq minutes après, vous tous, avec vos femmes et quelques enfants, tous avec des lunettes noires, comme pour un enterrement, vous étiez sur le pas de la porte de chez nous. Vous ne me parliez pas depuis plus d'un an et là, tous ensemble, vous étiez forts pour me dire adieu. J'étais seul avec Ella, sans maison, sans pays, sans famille, sans argent. Vous aviez réussi très facilement à me rendre ce moment, déjà cruel pour moi, une torture. Mais j'ai pu partir, je ne me suis pas évanoui, je ne me suis pas mis à crier, je suis parti. Nous sommes restés trois mois en France et nous sommes retournés là-bas pour une nouvelle exposition à Santa Fé et une autre sur la côte atlantique où finalement nous sommes restés vivre un an. Ensuite nous avons déménagé pour aller dans un petit village colonial sur les Andes pendant deux ans et demi avant de retourner définitivement en France, complètement malade de mon Agoraphobie. Depuis, je n'ai rien su de Zacharie ni d'aucun entre vous.

 

 Plus tard, un jour de vent.

J'ose encore croire que tu puisse penser à moi, te demander comment je vais, ce que je fais. Malgré ces paroles qui retentissent encore en moi «Cela ne m'intéresse pas ce que tu fais»... A ce propos, ce n'était pas la première fois qu'il me les avait dites, loin de là. J'avais quarante ans quand il me l'a dit la dernière fois, mais je me souviens d'une autre fois où j'avais seulement vingt ans. C'était en l971. Je venais de publier mon premier livre, ou qui du moins avait l'aspect d'un petit livre, c'était une étude sur les éléments décoratifs de l'art Muisca, parue dans la revue de l'Université. C'était une revue réservée aux chercheurs de la faculté de lettres, professeurs en général. Je n'avais que vingt ans et j'étais, depuis un an, assistant de recherche de mon professeur, au Musée d'Anthropologie. On me payait assez pour m'acquitter des droits d'inscription de la faculté, qui étaient très chers, comme tu le sais très bien. Comme assistant j'ai eu l'appui de mon professeur qui me poussa à faire cette étude de mon côté. Voyant l'enthousiasme et la méthodologie employée par moi, il m'a promis de la publier, ce qui fut fait en dehors de tous les programmes Universitaires et de mes tâches d'assistant. Cela signifiait énormément de travail pour pouvoir répondre à tous mes engagements et les mener à bien. Quand il a été publié je n'ai pas été capable d'aller au cocktail, par manque d'assurance, puisqu'il était réservé uniquement aux professeurs et chercheurs, au corps enseignant, pas aux élèves. Mon opinion erronée de moi-même, mon aspect hippie et mon âge ne faisaient pas le poids. Mais cet article n'était que le premier des six autres que j'ai publiés au cours des années 72 et 73 avant mon départ en France.

Quand je suis allé en vacances scolaires à la maison je rêvais de montrer à mon père le fruit de mes efforts et puis, j'étais fier, j'avais reçu des compliments de chercheurs très connus et je commençais à être cité dans d'autres ouvrages. Zacharie l'avait regardé avec une grande mésestime, en le posant sur sa table de nuit et en me disant qu'il jetterait un coup d'œil plus tard. Quelques jours après il me l'a jeté sur le lit en me disant qu'il ne comprenait rien et que, de toutes façons, ce que je faisais ne l'intéressait pas.

J'ai eu ma maîtrise de recherche en Histoire en novembre l972, j'avais vingt et un ans, je m'étais payé presque toutes mes études et on m'avait nommé professeur à la faculté d'Histoire pour les années générales, en attendant de me donner le doctorat de troisième cycle, grâce aux publications que j'avais fait précédemment, en plus de l'enseignement universitaire. Et c'est là que j'ai tout fait basculer. La raison c'était toujours lui, Zacharie, dont je voulais conquérir l' amour, à qui je voulais prouver que j'étais digne d'être aimé. Je lui ai donc écrit pour lui demander «...s'il acceptait que j'aille travailler dans sa ville pendant un an et vivre auprès de lui, avant mon départ en Europe, pour pouvoir nous connaître et nous aimer si possible, chose qui jusqu'à là ne s'était pas fait à cause de moi, de mon orgueil peut-être, de mon immaturité». S'il acceptait j'étais prêt à renoncer à la proposition de l'Université, qui était fort alléchante, puisque après mon doctorat elle m'offrait une bourse pour continuer mes études en Europe, ou aux USA, et puis retourner comme chef du département d'Histoire, que mon directeur avait lui-même fondé et qu'il voulait laisser dans les mains de quelqu'un qu'il aurait formé. Un avenir tout tracé, tout beau, plein d'espoirs et de promesses. Et puis, de l'autre côté, tout cela n'avait pas de valeur, puisque ma mère n'était pas là pour l'apprécier et mon père ne s'y intéressait d'aucune façon. Je voulais lui montrer que j'étais digne de son amour, je voulais qu'il m'aime.

Il m'avait répondu une lettre comme toutes les siennes, pleine de mots d'amour, je la conserve encore, comme je conserve toutes les lettres reçues depuis l965, de tout le monde. Je l'ai relue il n'y a pas longtemps. Il me disait qu'il trouvait magnifique ma décision, que nous allions très bien nous entendre. La maison était grande et il y avait beaucoup de place, puisque la moitié des enfants avaient déjà quitté la maison pour faire des études ou pour commencer une vie professionnelle. Il restait donc deux chambre vides, je pouvais en prendre une pour moi seul sans gêner personne.

A la grande déception de mon professeur j'ai décliné son offre si valorisante, j'ai reçu mon diplôme et je suis parti avec l'espoir de gagner une plus difficile conquête, l'amour de mon père.

En arrivant dans notre ville je devais chercher du travail pour réunir les fonds et pouvoir partir par mes propres moyens en Europe. Le jour où je suis arrivé il m'a reçu comme de coutume, avec beaucoup d'enthousiasme. Je crois qu'il avait une image de moi qui ne s'accommodait pas avec ma présence. Le soir venu, comme nous le faisions tous en arrivant en vacances, je voulais aller voir des amis. Il m'avait félicité du bout des lèvres pour la fin de mes études mais il ne m'avait préparé aucune réception pour la fêter, ni même un bon dîner. C'était comme si je n'avais jamais quitté la ville, comme si je n'avais rien réussi, rien conquis, rien changé. Il ne m'a fait aucun cadeau, aucune manifestation de joie pour mon succès universitaire. Je lui ai donc demandé, comme nous en avions l'habitude, un «centime», qui voulait dire un peu d'argent de poche pour sortir. Je me rappelle comme si c'était hier, hier novembre l972, il est allé chercher son porte-feuille et il m'a donné un centime. Avec cela on ne pouvait payer ni une cigarette, ni une sucette. Il me l'a tendu tout fier, comme en disant, «...voilà le prix que tu mérites pour tes études, voilà ce que tu vaux, un centime». Il l'a fait devant les autres frères qui étaient petits à l'époque. Je n'en croyais pas mes yeux, je n'en croyais pas mes oreilles. «Voilà un centime» -a-t-il insisté-, comme s'il me donnait une fortune, avec le mépris le plus grand, avec du sarcasme dans les yeux. J'ai pris le centime dans la main et je le lui ai lancé à la figure, en lui tournant le dos et en marmonnant quelques mots. Alors il a commencé à hurler que je l'agressais et à m'insulter de tous les mots. Je lui ai répondu avec une telle rage qu'il a pris peur et qu'il est sorti devant moi en criant, pour que tous mes frères entendent, produisant en moi une telle colère que du coup je lui ai couru après et je lui ai donné un coup de pied aux fesses. Il hurlait alors «...il va me tuer, il va me tuer !». J'étais hors de moi, j'avais renoncé à tout mon avenir pour lui, il le savait et il me crachait à la figure.

Il ne m'a pas adressé la parole pendant plusieurs mois. Je cherchais du travail dans la ville et je ne trouvais pas. Il n'y avait pas de faculté d'Histoire à l'Université de Saint Sébastien et c'était trop tard pour postuler dans les lycées. J'ai finalement trouvé, au mois de mars, un mi-temps dans un lycée public qui était en grève et quelques heures dans un lycée de jeunes filles. Les frères cadets qui restaient à la maison m'ont pris comme l'objet de leurs moqueries, échos de celles de Zacharie, me traitant de petit professeur ou encore de drogué, car Zacharie s'était mis dans l'idée que je vivais sous l'effet de la marihuana à cause de mon allure. Je m'étais pourtant coupé les cheveux, mais je passais le temps que je passais à la maison enfermé dans ma chambre, celle qui fut la tienne d'enfant, à écrire à la machine. J'avais commencé à écrire un long récit que j'appelais «La chose» et qui s'est enseveli avec les milliers de pages que j'ai écrits depuis.

Ainsi mes petits frères ont continué avec la tradition, quand je ne faisais pas ce qu'ils voulaient, de me faire du chantage avec ce mot phare qu'ils avaient toujours à la bouche, toi le...

 

 

 

Chapitre III
            Ardèche, 27 juin l999

Où en étais-je? Je ne veux pas relire ce que j'écris. Je te raconte en désordre ma version des faits, celle que personne n'a jamais voulu savoir, puisqu'elle n'est pas la version officielle. Ma propre version, ensevelie comme mes écrits et mes oeuvres, cachée, honteuse, maudite. Ma version est fausse au départ, car ce n'est pas «sa» version, celle de l'homme de Loi, celle de celui qui avait le pouvoir, sur vous tous, sur moi, sur le monde autour de moi.

Sa version est «la vérité» puisqu'elle émane du Père, comme de Dieu le père, qu'on ne conteste pas; au risque d'être condamné éternellement. Mais je me suis condamné moi-même à force de cacher ma contestation, je me suis enseveli avec elle, pour que nul ne la connaisse. Et combien elle est différente de celle que vous connaissez! Combien de milliers de petits détails, de minimes circonstances, de faits entiers ont été transmis par lui, à toi en l'occurrence, aux autres frères, avec une autre tournure. Il a su utiliser les paroles de l'avocat qui sait se défendre, du procureur qui sait accuser, du plaideur qui sait comment raconter et accommoder les faits à son gré, pour créer sa défense ou son accusation, du magistrat qui donne son verdict sans appel. Il était un très grand avocat Zacharie, son meilleur client était lui-même, son accusé n'était autre que moi, son fils supposé et le jury était vous, mes frères, ses enfants. J'étais sans avocat de défense, car il était ma mère, mais elle avait quitté la scène juste au début de l'acte. Voilà la Cour qu'il avait formée, voilà comment je suis devenu l'accusé, comment j'ai été condamné sans procès, puisqu'il n'y a pas de véritable procès si l'accusé n'a pas le droit de réponse, le droit de défense, si le jury est acquis d'avance par le plus terrible des arguments, celui de la peur. Il a exercé son métier le plus brillamment du monde en réussissant à inculper une victime innocente, jusqu'à lui faire croire, à elle-même, qu'elle était véritablement coupable, que même dans ses rêves les plus profonds, son propre moi puisse lui dire «Je suis coupable» «Je suis coupable». Je suis coupable d'être né, d'être son fils, de tuer ma mère, de salir son nom, de vivre, enfin!

N'ai-je pas tout perdu à force de me taire? A force de vouloir respecter «votre» père, votre amour pour votre père, je me suis tu. Je ne voulais pas détruire, ni même écorcher l'image que vous aviez de lui, je respectais comme étant sacré cette image, car ainsi me l'avait-il imposée, sacrée comme chose divine. Mais cette image vaut-elle le prix de mon existence toute entière?

Combien de fois, n'ai-je pas répété l'expérience de vouloir revivre avec lui, pour me dire, qu'enfin, tout ce que j'avais imaginé était faux, comme lui le disait, comme il me le faisait croire à travers ses multiples lettres, toutes pareilles, comme copiées les unes des autres, où il me répétait, inlassablement quand j'étais loin de lui, combien il m'aimait, combien il me portait dans son cœur et était fier de moi !

Ne suis-je pas retourné en l987, séduit par ses lettres et ses promesses de m'aider? l987 ! Combien j'étais mal ici en France ! La mairie d'une ville m'avait donné en l985 un local, qui avait été incendié, pour que je le restaure et puisse y faire mon atelier. Nous avions emprunté de l'argent pour le refaire, nous l'avions restauré et puis, je m'étais mis à travailler énormément. Ensuite il y a eu une galerie de Paris qui s'est intéressée à mes oeuvres, qui est venue me voir et qui m'a achetée une vingtaine de dessins. C'était Le Potosí. Avec cet argent nous avions remboursé la banque mais nous sommes restés avec très peu d'argent. La galerie m'avait fait promettre de lui donner l'exclusivité pour Paris, et le droit du premier regard pour la France, ainsi que de respecter ses prix. J'avais auparavant ma petite clientèle à qui je ne pouvais plus vendre désormais dans les mêmes conditions, mais je ne me suis pas inquiété, puisque je pensais que la galerie me rachèterait plus tard d'autres tableaux. Mais quand l'argent eut été fini, je l'ai appelé pour savoir si elle allait m'acheter encore, et elle m'a répondu qu'elle n'avait pas encore tout vendu, qu'elle dépensait beaucoup d'argent pour me faire connaître. Nous n'en avions, au contraire, plus du tout, et nous avons connu la misère la plus totale, nous avons dû ramasser des fruits et des légumes par terre au marché des Halles pour nous nourrir, nous avons dû prendre les cagettes à légumes pour nous chauffer l'hiver autour d'un poêle à bois, nous avons eu faim et froid et puis, et surtout, l'angoisse, l'angoisse! Le banquier qui nous avait fait le crédit, que nous avions déjà remboursé, nous avait dit de ne pas nous inquiéter, de faire des chèques sans provisions, qu'ils les paierait. Nous vivions du découvert mais, au fur et à mesure que les mois passaient, l'angoisse montait et, malgré les mots rassurants du banquier de continuer de vivre à crédit, nous ne trouvions plus le sommeil. A ce moment-là Zacharie m'a proposé, par une lettre d'amour comme toutes les autres, de rentrer chez lui, car chez lui c'était chez moi, disait-il. Il rajoutait qu'il avait acheté une petite maison pour sa retraite, dans un endroit paradisiaque, entouré de prairies sans fin et de chants des oiseaux. Sa description était des plus mielleuses, allant jusqu'à dire que c'était la maison où il pensait passer ses derniers jours et qu'il nous la prêtait gratuitement, pour que nous puissions attendre, voir venir des jours meilleurs dans de bonnes conditions.

Pour les billets d'avion vous avez fait appel à notre oncle pour qu'il nous aide. Comme lui il s'occupait des gens en difficulté, avec des oeuvres de bienfaisance, il avait à sa disposition des billets de courtoisie d'une compagnie d'aviation et, malgré ses réticences pour ne pas abuser de népotisme, il a fini par accepter ma situation et me venir en aide. Je n'ai su comment le remercier, plus tard, qu'en lui offrant deux de mes tableaux. Finalement nous avons fait nos valises, désespérés d'une part à cause de notre situation, enthousiasmés de l'autre par les promesses de Zacharie, car il m'avait aussi promis qu'il me donnerait une somme d'argent pour m'aider à m'installer là-bas. Ici nous avions trouvé deux étudiants pour loger chez nous, pendant que notre banquier transformait notre découvert en crédit, pour être payé avec ces loyers.

Comme deux naufragés nous sommes arrivés chez Zacharie, encore une fois sans argent. Le premier jour, comme toujours, il était chaleureux car il y avait six ans que je n'étais pas retourné d'Europe. Vous aviez préparé une petite réception familiale pour nous, chez lui. Vous étiez déjà mariés, avec des enfants, installés. Tu m'avais organisé une petite exposition dans la ville, pour voir si je vendrais quelques oeuvres et ainsi pouvoir commencer à nous en sortir. Zacharie, au bout d'une semaine chez lui, après six ans d'absence depuis notre dernier séjour en l980-l981, a commencé à me dire que la petite maison m'attendait, il ne disait plus «...la maison de mes rêves» ni «...de mes vieux jours». Il insinuait, surtout, qu'il ne fallait pas songer à nous installer chez lui. Pour cela il nous avait désigné la seule chambre qui n'avait pas de placard pour que nous n'ayons pas la possibilité de défaire nos valises.

Pourtant, chez lui, ce n'était pas petit. Il habitait seul à présent, sa deuxième femme venait de mourir, après un longue maladie à l'hôpital, trois jours après que nous soyons arrivés chez lui. Il nous avait fait attendre une semaine à Santa Fé, en transit, en espérant qu'elle meure avant notre arrivée, mais comme elle n'expirait pas, nous sommes quand même partis le rejoindre. Je garde mes commentaires sur sa réaction à la mort de sa femme, mariée avec lui depuis treize ans. Il habitait donc seul dans sa grande maison, où nous avions grandi presque une douzaine d'enfants, où il y avait eu, du temps de notre mère, une cuisinière et une femme de ménage qui dormaient à la maison, un jardinier et une femme, qui faisait la lessive et le repassage tous les jours, mais qui n'habitaient pas là. Maintenant il était seul, avec sa bonne à tout faire, cinq chambres vides, deux salles à manger, deux salons, deux cours intérieures, le grand jardin de derrière avec le kiosque, la piscine et les arbres fruitiers.

Nous étions en son pouvoir, il le savait, il savait que nous n'avions pas d'argent, que nous dépendions de ses décisions, que je dépendais de lui. Moi qui avait prétendu lui échapper, qui avait réussi à vivre en dehors de sa tutelle et qui plus est, en Europe. Là, j'étais où je devais être, ruiné, sous sa domination et sa volonté, à sa merci et sans pouvoir contester.

Au bout d'une semaine, sous son insistance, un parmi vous nous a finalement emmené voir la fameuse maison paradisiaque. Je ne sais pas si tu l'as connue, il l'avait acheté avec son fils préféré, dans un bien autre but que celui d'y passer ses vieux jours. C'était près de chez toi, mais dans une autre ambiance. C'était une minuscule bicoque à l'état de gros œuvre. Elle avait à peine la porte d'entrée, des murs en briques de maisons bon marché, sans stuc ni peinture, la salle de bains sans finition, le tout squatté par un ami de notre frère. En guise de jardin il y avait un terrain vague entouré de petites maisons similaires et, un vacarme, mon Dieu un vacarme... loin des petits oiseaux! On entendait parler les voisins d'à-côté et, surtout, surtout, le bruit des radios de toutes les maisons, toutes à tue-tête, plus les cris de ses habitants qui s'élevaient par-dessus pour pouvoir se parler. «C'est un endroit paradisiaque où tu pourras te consacrer à ta peinture, ton art, avec toute la paix dont tu as besoin, près de la nature, pouvant t'abandonner à ta débordante imagination sans limites» -m'avait-il écrit.

J'ai eu tout de suite mal à la tête et j'ai su que je ne pourrai pas y habiter un seul instant, je préférais la rue à ce lieu d'horreur.

En rentrant il nous a interrogé pour savoir comment nous avions trouvé sa petite maison que, finalement, il n'avait jamais eu le temps d'aller voir, mais qu'il espérait connaître bientôt quand nous y serions installés. Comme je ne pouvais pas exprimer mon refus, j'ai dit qu'il fallait au moins la peindre avant de déménager, qu'il nous fallait aussi une voiture, car ce lotissement était trop isolé de la ville. A ceci il m'a rétorqué l'immense plaisir que c'était de venir en chantonnant par la route de quinze kilomètres jusqu'à la ville ou, encore mieux, de prendre l'autobus, si pittoresque et animé, qui desservait le lieu-dit une fois par jour. Nous avons donné du large en disant que c'était mieux pour le moment d'être en ville, pour organiser l'exposition, qui allait avoir lieu dans les semaines qui suivaient et il a accepté à contrecœur.

Nous avons commencé, Ella et moi, à profiter du sursis. Nous avons commencé à chercher ailleurs pour ne pas devoir aller dans cette maisonnette infâme. Nous avons dû visiter tout à pied, dans cette ville toute en étendue, où les transports en communs ne sont pas ce qu'ils devraient être et où le climat, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, ne permet pas de marcher aisément, ni la configuration des rues, ni la violence qui règne partout, qui sont une menace réelle pour les piétons. Zacharie avait sa voiture toujours garée, car il n'osait plus conduire vu son âge et sa maladresse croissante. Mais il n'était pas question de nous la prêter et pas une seule fois il ne me l'a laissé conduire. Il voyait pourtant Ella arriver en nage, effondrée avec la rudesse du climat, éreintée de fatigue et chaleur. Il disait que je ne savais pas conduire, comme tu as toujours entendu dire, car cela fait partie de la légende négative et dégradante qu'il a créée autour de moi. Il se prélassait à dire et répéter, comme si c'était une de mes habitudes, que j'abandonnais toujours les voitures au milieu de la rue et que je partais en courant mort de peur. En réalité j'avais quatorze ans quand un incident similaire était arrivé. Comme la voiture de ma mère était tombée en panne, Zacharie m'avait demandé de conduire la sienne pour aller chercher ma mère, qui était chez sa mère à elle, parce qu'il était très fatigué. J'étais à peine en train d'apprendre à conduire. Je suis parti avec un frère plus jeune que moi, chez notre «nonna». Ce n'était pas loin, mais c'était quand même au centre ville et il y avait déjà assez de circulation. Alors que je m'approchais de chez ma grand-mère, devant le parc dédié à Colon, j'ai vu au bout de la rue deux policiers qui dirigeaient le trafic et qui avaient arrêté notre voie pour laisser passer l'autre perpendiculaire. J'ai été pris panique et j'ai cru qu'ils allaient m'arrêter et m'emmener en prison parce que je conduisais étant mineur. Alors j'ai ouvert la portière et je suis parti en courant, laissant la voiture allumée au beau milieu de la rue, avec mon frère de douze ans dedans qui, avec plus de sang-froid ou d'insouciance, avait pris le volant et conduit les cent mètres qui manquaient. Les policiers ne l'ont pas vu, peut-être parce qu'il était trop petit. En fait non, c'est une boutade, il était aussi grand que moi, j'étais toujours petit et malingre, je le sais parce qu'on me comparait à lui tous les mois, il se vantait d'être aussi grand que moi étant deux ans plus jeune. Aujourd'hui aussi, il fait dix ans de plus que moi, même là il m'a dépassé. Pour finir cette anecdote, il est arrivé en héros à la maison ce jour-là et, moi, depuis, j'ai gagné un sujet de rigolade de plus sur ma personne. Officiellement j'abandonnais les voitures au milieu de la rue. Même en l990, alors que j'avais ma propre voiture, Zacharie m'avait demandé de l'emmener chez toi pour un repas de dimanche et, à mi chemin, il s'est penché vers Ella, qui était à côté de moi et il lui a dit «...n'as-tu peur avec lui au volant ?». Quand je suis arrivé chez toi j'ai dit que je ne le ramènerais pas au retour, qu'il ne monterait plus dans ma voiture. Il a fait un scène devant vous en disant que j'inventais des choses mais, pour une fois, je me suis tenu à ce que j'avais dit. J'avais quarante ans! Ella s'était donné la peine de me réapprendre à conduire, quand nous avions acheté la voiture en l988, malgré mes réticences et mon insistance à lui dire que je ne savais pas, que je ne pouvais pas, que j'abandonnais les voitures, comme on me l'avait répété pendant toute ma vie. Et puis, après d'énormes efforts, j'avais pu conduire, et avec encore plus d'efforts j'avais pu aller jusque chez toi. Quand j'avais conquis le terrain où j'avais déjà abdiqué, il était revenu, non plus pour me faire perdre confiance à moi-même, mais pour que ma propre femme la perde.

Aujourd'hui je conduis en France. C'est vrai que je n'ose pas conduire seul, toujours avec Ella, mais c'est que maintenant je sors d'une situation bien pire encore, car je suis arrivé jusqu'à ne pas pouvoir m'éloigner d'Ella, même pas à cent mètres, ni elle de moi, ni pouvoir sortir de la maison à pied. Cela s'appelle agoraphobie, mais c'est une autre histoire que je te décrirai après, si j'ai le temps et le courage, comme pour beaucoup de choses.

Je reviens en arrière dans mon récit, au séjour chez lui en l987. J'ai fait une parenthèse pour t'expliquer pourquoi Zacharie ne nous prêtait pas sa voiture, qu'il n'utilisait plus déjà quand nous étions chez lui. Chose faite et question à ne plus aborder, je veux dire, celle de lui redemander la voiture. Nous avions donc pu allonger le sursis du départ de chez lui, à cause de l'exposition, et en attendant de faire peindre la maison. Entre temps Laura s'était rendu compte de la situation et il n'était plus question que nous lui demandions quoi que ce soit, nous n'étions, ni les patrons, ni dans les bonnes considérations du patron. C'était donc elle qui allait servir de bourreau. Les mille petites choses par lesquelles il voulait nous faire désister de chez lui, c'est elle qui en avait pris la charge, avec un grand plaisir. Elle était aux anges de pouvoir commander la maison devant nous, de nous donner même des ordres, enfin, elle avait compris ma situation d'ajourné. Elle connaissait notre situation financière puisque celle-ci avait été commentée par vous tous devant elle, avant même notre arrivée. Elle savait qu'elle était en condition de force par rapport à nous, elle savait que c'était bien difficile de trouver une bonne à tout faire qui puisse supporter Zacharie, avec toutes ses sautes d'humeur, et son caractère méprisant et impitoyable. Bien qu'elle, avec un jeune fils, n'était pas facile à placer n'importe où, par manque de place, chez Zacharie elle était au contraire bienvenue car, au lieu d'une personne il y en avait deux pour le servir au prix d'un. Chez lui elle était au large, elle avait toute la cour du fond à elle, ainsi que le jardin abandonné et la piscine ou elle régnait. Nous voyant arriver, elle ne s'est pas sentie menacée, tant que nous devions partir la semaine d'après, mais, voyant que les semaines passaient, elle a vu son royaume atteint et elle brandit ses armes pour le défendre.

Elle avait très vite compris que je ne supportais pas le bruit. Comme notre chambre avait une fenêtre sur «sa» cour, elle me fit entendre ses ménages et manèges, elle allumait la radio avec le volume très fort et elle acheta un téléviseur qu'elle n'éteignait jamais, même tard le soir. Les soirs... car nous ne pouvions pas sortir les soirs. Tu ne voudras plus me croire, je le sais, mais je te le raconte tout de même. Zacharie nous avait interdit de faire le double de la clé de la porte d'entrée, il nous avait dit que cela n'était pas nécessaire puisque nous allions partir très bientôt et que, comme il se couchait tard, il pouvait bien nous ouvrir, si nous sortions, pendant notre séjour chez lui. Au début, tous les proches et amis nous invitaient à dîner, puisqu'ils ne nous avaient pas vus depuis six ans. Mais bientôt c'était devenu lassant pour tous, il fallait venir nous chercher, puisque nous n'avions pas de voiture, et parce que, à Saint Sébastien, personne ne peut sortir à pied le soir, à cause des distances et du danger permanent. Alors on a déserté notre compagnie peu à peu. C'était fatigant de venir nous chercher et pire de nous ramener, après avoir bu et mangé et puis, avec le sens de la ponctualité latine, c'était encore plus lassant pour nous. Quand on nous invitait à dîner à vingt heures on nous disait qu'on viendrait nous chercher un quart d'heure avant. Ella devait se préparer, se maquiller, se coiffer, pour être prête à l'heure, sous la chaleur suffocante du tropique car, là-bas, même le soir ne rafraîchit pas, pendant que moi je restais sans chemise en attendant de l'enfiler à la dernière minute. Nous nous asseyons au salon à attendre, suffoquant, pendant que Zacharie se mettait à table en nous regardant, avec un petit sourire, qu'au début nous ne comprenions pas. A neuf heures, des fois même à dix heures, quand nous étions affamés, accablés de chaleur, on venait enfin nous chercher. C'était normal là-bas. Mais quand tu n'as pas de voiture et que tu dépends des horaires fantaisistes des gens... et puis il y avait lui, lui il riait sous cape, il ouvrait la porte intérieure du garage pour que nous puissions voir la voiture garée là, bien à lui, sans servir depuis que nous étions arrivés, toute neuve, inutile pour nous. Peu à peu nous trouvions des excuses pour ne plus sortir puisque après, en arrivant des soirées, il fallait frapper à sa fenêtre pour qu'il nous ouvre. Il faisait semblant de dormir et nous faisait attendre des longue minutes, pendant que nous faisions attendre les gens qui nous ramenaient, qui ne voulaient pas nous laisser sur le pas de la porte, au milieu de la nuit, où tous les dangers étaient possibles. Quand finalement il venait nous ouvrir il faisait toutes sortes de grognements pour que nous comprenions combien nous le dérangions au milieu de son profond sommeil.

Mais, malgré tout, nous cherchions des excuses pour ne pas partir dans le taudis qu'il nous avait réservé et nous cherchions désespérément où pouvoir loger ailleurs. Malheureusement tout ce que nous trouvions était bien trop cher pour notre bourse et le peu d'argent qui nous restait ne suffisait pas pour payer quelque chose de convenable. C'est alors que vous tous vous avez commencé à nous forcer aussi. D'abord lui, Zacharie, a commencé à se plaindre auprès de vous. Il vous disait que nous lui accaparions toute la maison, qu'il avait besoin de notre chambre pour faire la sieste, que nous chuchotions tout le temps, dans son dos, en manigançant quelque chose contre lui. En réalité nous parlions bas, pas pour qu'il ne nous comprenne pas, puisque nous parlions en français, mais parce que nous avions l'habitude de parler de cette manière par rapport aux habitudes de là-bas. C'est vrai, nous ne sortions pas beaucoup de notre chambre, parce qu'il nous faisait sentir sa présence partout, il prenait le café dans l'une, il lisait le journal dans l'autre, il se couchait dans la troisième et il passait en regardant la nôtre comme si les voleurs que nous étions l'avaient privé de son seul refuge.

Finalement l'exposition eut lieu. Tu te rappelles de ce jour car tu étais avec nous. Juste avant de sortir pour aller au vernissage, il m'avait insulté à propos de je ne sais quelle niaiserie, devant toi et ta femme, qui était restée interloquée d'apprendre comment il me traitait. Je pleurais désespéré de me voir ainsi humilié, je ne sentais plus le courage d'aller au vernissage avec une telle préface mais vous aviez insisté et vous vous étiez partagés pour l'emmener, lui d'un côté, nous de l'autre. Là-bas il ne m'a pas adressé la parole, mais je le vois encore au milieu des salles, le torse bombé, en train de recevoir les compliments sur l'œuvre de son fils. J'étais accablé, il avait réussi son propos, il m'avait diminué juste avant pour pouvoir briller ensuite tout seul à mes dépens. Devant tout le monde il parlait des merveilles de son fils, il remerciait des félicitations et, du dehors, on aurait pu croire que c'était lui le peintre. Cette attitude il l'a répétée, les années qui suivirent, à toutes les manifestations que je faisais dans la ville et où il pouvait assister, entouré de vous tous, faisant mine de ne pas me connaître au milieu des gens qui venaient pour voir mon travail. Quand cela se passait ailleurs, où il ne pouvait pas aller, il me répétait sa sentence «...cela ne m'intéresse pas ce que tu fais».

Dès le lendemain de cette soirée il nous a donné un ultimatum pour quitter sa demeure. Comme nous avions pu vendre quelques dessins, il m'a demandé de lui avancer l'argent pour faire peindre la maisonnette et finir les arrangements nécessaires à notre installation. Je ne sais plus à quel moment je lui ai dit que, définitivement, je ne pouvais pas aller vivre là-bas, que j'avais peur des autobus, que j'avais peur de la route, que j'avais peur de tout, que je souffrais de peur. C'était en tout cas après qu'il ait pris mon argent, car il a fait peindre la bicoque avec lui. Je ne sais pas comment j'ai pu lui dire, mais je sais que je me suis trouvé à nouveau en train de faire une thérapie, avec le même psychiatre que quand j'avais quinze ans. Zacharie s'était calmé un peu, voyant que je partais chez le docteur deux ou trois fois par semaine, et il m'a encore donné un sursis pour chercher un autre logement en ville, avec la promesse de quitter sa maison le plus vite possible. Il m'a demandé aussi de lui donner de l'argent pour notre nourriture, ainsi que pour le surplus d'eau et d'électricité que nous dépensions chez lui. Il ne savait pas comment faire pour me demander de lui donner la totalité de l'argent que nous venions de gagner, qui n'était vraiment pas grande chose. Ella et moi nous savions déjà que nous ne pouvions pas louer ailleurs, puisque nous n'avions pas vendu suffisamment, et il nous avait déjà enlevé la moitié, mais nous ne pouvions pas le lui dire. Nous avons décidé d'attendre d'autres ventes qui n'arrivaient pas. Toi-même tu m'avais acheté un dessin, en me demandant autant de baisse que tu avais pu, sans que je puisse dire non puisque c'était toi qui m'avais trouvé l'exposition. Et, pourtant, tu n'avais pas besoin d'écorner mon gain, vraiment pas. Vous tous, mes frères, vous vouliez m'aider, mais pas gratuitement, il fallait que je paye de suite, vous aviez peur que j'aille m'enrichir grâce à vous, ce qui vous était intolérable. As-tu compté combien de tableaux vous avez eu de moi, gratuitement, en échange de faveurs reçues « gracieusement»?

Nous rallongions, semaine après semaine, nous négocions avec des excuses et encore des excuses. Tous les jours, inévitablement, au déjeuner, il nous demandait en s'asseyant à table "...avez-vous trouvé quelque chose?". Nous partions le matin, soi-disant pour chercher un logement, nous allions au café et nous restions jusqu'à midi, heure où nous rentrions pour déjeuner. Sous le soleil caniculaire de cet heure, c'était déjà un effort d'aller jusqu'au café pour rester sous le ventilateur, puis, de rentrer à pied. Après sa question de rigueur, faite avec une voix caverneuse et récriminante, il restait dans un silence sépulcral, il nous regardait avec haine, une de ses haines insupportables qui sortait de ses yeux, se glissait sur la table et gisait là, immobile, menaçante, comme un fauve prêt à bondir pour nous déglutir et qui nous forçait à nous taire, honteux, peureux. Peu à peu il avait donné l'ordre à sa gouvernante de nous donner une nourriture différente de la sienne, ce qu'elle s'appliquait à faire, lui servant un repas élaboré tandis qu'à nous quelque chose d'innommable. C'est ainsi que quelques mois après notre arrivé nous sommes tombés malades. Je vomissais tout le temps, Ella aussi. Nous avons chopé toutes sortes d'infections, et nous commençâmes une longue période de médecins et laboratoires d'analyse. Notre docteur de famille, qui était notre meilleur ami et qui nous soignait depuis notre enfance, se demandait si on n'était pas en train de nous empoisonner, car nous avions tous les symptômes d'une application progressive de poison. Mais vous tous vous étiez déjà montés contre nous, fatigués d'entendre les plaintes quotidiennes de votre père sur ses "hôtes", comme il avait fini par nous appeler publiquement.

L'après-midi nous dormions la sieste, jusqu'à ce que Laura commence à donner des coups de balai contre notre fenêtre. Lui il commençait à tourner partout, jusqu'à nous faire sentir incommodés et devoir sortir encore, après avoir laissé, en toute gentillesse, passer le soleil de deux heures de l'après-midi. Nous restions dehors, en tournant, d'un café à une vitrine de magasin à un autre café, jusqu'à six heures du soir, quand le soleil se couchait, heure où tu venais lui rendre ta visite quotidienne, laquelle nous procurait une occasion pour rentrer à la maison sans recevoir de reproches. Tu arrivais seigneurial, tu commandais un verre d'eau, que la bonne s'empressait de te servir et tu restais tout près de la porte d'entrée, prêt à bondir dehors à n'importe quel moment, car cela se voyait que ce n'était pas un plaisir pour toi, mais un devoir et tu craignais, toi aussi, qu'il t'enferme dans son asile d'aliénés. Je me souviens que souvent, quand tu te trouvais là, il se levait il passait derrière moi en me posant la main sur mon épaule, pour que tu vois combien il était doux et attentif avec moi, combien ce qu'il venait de te raconter dans mon absence à mon propos était vrai, combien j'étais indifférent à ses égards envers moi. Au toucher de sa main je restais pétrifié, immobile, je sentais une griffe brûlante sur mon épaule, prête à m'agripper et me taillader au moindre geste de ma part qui aurait pu trahir l'intention du sien. Ensuite, dès que tu partais, il se faisait servir son dîner dans sa chambre et il s'enfermait, avec le téléviseur qu'il ne regardait pas, ayant pris le soin d'éteindre avant toutes les lumières, pour que nous restions dans le noir, dès sept heures du soir. Pendant tout notre séjour chez lui il ne nous a jamais laissé regarder la télévision et, comme il s'enfermait très tôt, ne nous laissait plus la chance de lui demander si on pouvait sortir faire un tour, puisqu'il avait toujours les clés, qu'il ne nous a jamais laissé toucher. Il avait rentré le deuxième combiné du téléphone, qui se trouvait dans le petit séjour, entre les chambres, de telle manière que le seul qui restait en service était dans la sienne et lui seul pouvait répondre. Quand quelqu'un voulait nous appeler il refusait de nous passer, même à vous, car vous me reprochiez de ne pas vous rappeler ou de ne jamais être à la maison. Si on nous appelait pour nous inviter quelque part il disait que nous n'étions pas là mais qu'il serait ravi de nous transmettre le message. Si parfois il nous passait l'appel, nous prenions le combiné, qu'il réinstallait dehors pendant l'appel, pendant qu'il écoutait du sien, sans aucune discrétion. Nous sommes devenus ainsi ses prisonniers, imperceptiblement, devant vos yeux, devant vous tous.

Une longue année, une longue année où il a pu exercer tous ses sévices auprès de nous. Quand les frères qui habitaient dans d'autres villes venaient passer des vacances, alors il déployait toutes ses grâces envers nous, il me passait la main sur le visage et me faisait les yeux doux devant tous, jusqu'à ce qu'ils finissent par dire "...mais combien il t'aime!". Il avait pris un autre ton, dévié, pour se plaindre de moi d'une façon plus condescendante, il disait que j'étais malade, que j'allais de nouveau chez le psychiatre, que, comme il l'avait toujours dit, je n'étais pas normal ! C'était aussi mon arme. En accord avec le docteur, que je ne payais pas en argent mais avec un dessin, je recevais de lui régulièrement des notes à payer, mettant bien en évidence "PSYCHIATRE" et il ne les fermait pas pour que Zacharie puisse les ouvrir sans gêne et vérifier que j'allais à ma thérapie, ce qui lui donnait des remords pour m'expulser de sa maison, car c'était la seule chose qui le retenait à ne pas le faire. En effet j'y allais. J'essayais d'analyser tous les rapports avec Zacharie, avec un avis professionnel, pour ainsi prendre un peu de distance avec mon geôlier. Il y avait aussi, et surtout, Ella, qui a été témoin et victime, pour ma plus grande douleur, de tout ce qu'il nous faisait endurer, pour pouvoir me confirmer, à chaque fois, que je n'étais pas fou, que je n'inventais pas ce qui nous arrivait, qu'il agissait bien comme cela. Mais vous l'ignoriez, il n'y avait qu'Ella et le docteur qui savaient ce qui se passait, mais ce dernier était tenu au secret professionnel et, Ella, était devenue aussi sa victime. Comment vous le faire croire? C'est au cours de cette année, quand un jour j'ai voulu te raconter les affreuses circonstances dans lesquelles nous vivions, que tu m'as répondu, «...je ne sais pas qui croire, lui ou toi, je ne sais plus qui de vous deux est le plus menteur». Cela dit, il fallait me taire.

Me taire. Il nous a laissés avec les valises non défaites pendant un an. Un jour j'ai voulu utiliser un des placards vides d'une des chambres et il est venu me dire de reprendre mes affaires car il avait besoin de ce placard. Tu sais ce que c'est que vivre avec des valises par terre, sans les défaire, pendant un an? Je t'épargne le reste d'horribles petits faits mesquins et quotidiens qu'il s'inventait pour nous ruiner l'existence, pour que nous maudissions le jour où nous avions accepté son offre. Et, pourtant, en nous couchant à huit heures du soir, dans le noir, Ella et moi nous disions "Merci mon Dieu, merci encore, parce que notre découvert à la banque n'augmente pas, parce que notre dette se paye un peu plus chaque jour en France, merci encore Seigneur! "

 

 

 

Chapitre IV
            Ardèche, le 28 juin l999

Ici, je vois la nature, je jouis du silence, je me repose. Grâce à cela je prends le courage de ce qui m'entoure pour pouvoir t'écrire. Comment aurais-je pu le faire, sinon, de la prison où j'habite? Oui, une prison. Elle n'a pas de barreaux, mais c'est comme s'ils y étaient ou, pire encore, on ne sait pas où ils sont et on les voit partout.

Je t'entretenais hier... c'est une vague façon de dire, parce que je ne sais pas si on peut s'entretenir avec les souvenirs de celui qui a vécu à côté de toi, sans vivre les mêmes choses, qui a souffert de tels sévices sous tes yeux, sans que tu t'en aperçoives. Mais, j'ai oublié que tu puisses penser que je mens. Je m'octroie le droit à la parole, à ma version, à celle que moi seul ai vu, puis après avec Ella, qui m'a empêché de sombrer dans la folie. Zacharie me faisait vivre une chose et en racontait toute une autre, à laquelle tout mon entourage croyait, pendant toute ma vie. Je m'octroie le droit de raconter ce qui est pour moi la vérité! Je m'octroie le droit de faire ma propre plaidoirie! C'est ma seule façon ou, du moins, la dernière que j'ai pour me libérer de ma prison. Oui, de prisons je te parlais... Ici. à la campagne, les barreaux je ne les sens plus, momentanément, je vois le ciel et je sens des airs de liberté. Il n'y a qu'auprès de la nature qu'ils se dissipent dans l'air, me permettant de voir à travers le temps, à travers moi pour quelques instants! Alors je peins et puis, j'ose t'écrire.

Dans la ville de province où nous habitons ici en France... tu l'as connu cet endroit détesté! Mais que faire? Comment en sortir si mon geôlier ne me donne pas les clés? Il n'est plus là le geôlier, mais il est partout. Te rappelles-tu cette entrée sombre, humide, sale, avec odeur d'urine, en forme de tunnel, qu'on appelle traboule dans cette région? Si un artiste conceptuel des années soixante-dix l'avait vu, il n'aurait pas eu besoin de faire une installation, d'un tube avec une porte en filasse, pour simuler les sensations, en la traversant, d'un nouveau-né sortant du vagin de sa mère, passant par la touffe de poils pubiens ou, peut-être, celle d'un pénis pénétrant le vagin par où son maître était sorti jadis! Ensuite nous trouvons cette cour, qu'il faut traverser en se bouchant tous les sens, car même restaurée elle est fétide et délabrée, avant d'entamer la montée de cet escalier en colimaçon, qui ne peut être vu qu'avec les yeux de l'art, car elle a sa beauté intrinsèque, malgré les horreurs de tubes et autres conduits apparents, mais elle ne m'inspire que ce que peut inspirer la traversée du couloir, avant d'arriver aux cellules des prisonniers. Remarque que c'est la première fois que j'utilise une métaphore dans cette lettre, qui devient plus longue que prévue. A ce propos, seras-tu toujours en train de la lire ou l'auras-tu déjà jetée de côté? T'es-tu rendu compte qu'elle est écrite finalement en Français, à toi, qui as même essayé d'apprendre cette langue, sans y être jamais parvenu? Mais toutes les autres centaines de lettres que je t'ai écrites, les as-tu lues? Que je le fasse en Espagnol ou en Français c'est bien pareil, de toutes façons, pour ne pas vouloir me comprendre, l'une ou l'autre langue aura le même effet.

A cause de cela je continue cette lettre dans cette langue. Si tu veux vraiment la lire tu prendras un dictionnaire ou tu te la feras traduire par un de nos amis français qui habitent notre ville tropicale. Sinon, au moins, j'aurai gagné le fait de pouvoir parler plus librement, sans la contrainte ni le poids des mots qu'on a connus depuis sa naissance. Cette langue je l'ai apprise, après mon arrivée en France, à l'âge de vingt-trois ans. J'avais pris des cours auparavant, mais j'ignorais tout quand j'ai débarqué ici. Peu à peu, avec elle je me suis éveillé à une nouvelle conscience, je pouvais dire des choses que, dans ma langue maternelle, je n'aurais jamais osé.

Alors voilà, si tu me suis encore, avec traducteur ou pas, moi je te parles, tu es bien libre de me lire ou non, mais moi, je me donne pour la première fois la liberté de te parler de tout cela. Nous étions donc dans l'escalier qui mène à ma prison, le lieu où mon corps passe ses journées et ses nuits sans sommeil, où mon âme reste en veilleuse, ni morte ni vivante, latente, pourrions-nous dire. C'est le même endroit qui nous avait ruiné il y a dix ans pour le faire. Maintenant nous n'avons plus de dettes à cause de lui, mais il ne nous appartient pas, nous ne pouvons pas le vendre, ni le rendre parce que, où irions-nous avec ces six-cents oeuvres, entre tableaux, sculptures, dessins et j'en passe, qui sont entassées là?

Enfin, nous arrivons. On voit que j'ai du mal à y rentrer, je détourne la conversation pour ne pas arriver jusqu'au palier. Au fait, auquel veux-tu entrer? Au deuxième étage nous avons l'entrepôt et, au troisième, l'appartement où nous habitons. Rentrons au deuxième étage, il y a un espace avec quatre-vingt mètres carrés, gorgés de mes oeuvres. Je ne peux plus l'appeler atelier car je n'y fais plus rien, depuis bien longtemps, et puis, il n'y a ni la place, ni la lumière, ni l'ambiance et moins encore l'envie. Veux-tu voir ces oeuvres? Tu en connais quelques unes, mais, de toutes façons, je ne pourrais pas te les montrer. Elles sont toutes emballées, attachées, et je ne peux même pas essayer de t'en montrer car elles sont très grandes, il faudrait vider tout l'entrepôt pour pouvoir en ouvrir quelques unes et les adosser au mur pour les regarder. Oui, vingt trois ans de travail sont là, sauf les oeuvres que j'ai vendues, qui sont bien loin du compte. Me demanderas-tu pourquoi je ne les montre pas et je te dirais que je ne sais pas quoi montrer de tout cela. La dernière exposition était faite avec vingt oeuvres, elle remplissait trois salles et pourtant il n'y avait, parmi les vingt toiles, que deux grandes toiles et trois moyennes.

Te rappelles-tu de cet endroit, maintenant que tu le revois? C'est là que nous habitions en l983, quand tu étais à Londres et que tu es venu nous voir, avec ta femme. C'était seulement la moitié de l'espace que tu vois, dans l'autre chambre habitait une vieille dame de 90 ans à l'époque. Nous habitions là depuis l977, avec des interruptions, bien sûr, beaucoup d'interruptions, sinon nous y serions déjà enterrés vivants. Vois-tu cet espace, sans lumière, où le soleil ne rentre jamais, avec ce grand mur noir en face, rongé par le temps et qui tombe en ruines? C'est notre paysage quotidien. Comme tu vois il n'y a pas encore de salle de bains, pas de cuisine, seulement un point d'eau, qui est condamné actuellement, et puis un wc dehors, bien loin au fait. Là, sur cet évier, nous prenions nos douches, j'avais adapté un pommeau au chauffe-eau et nous nous asseyions sur la partie égouttoir de l'évier pour nous doucher.

J'avais honte quand tu es venu. Moi, celui dont on disait qu'il irait si loin quand j'étais petit, du temps de ma mère, j'étais arrivé bien bas. Et pourtant, quand nous avons installé le pommeau, nous étions si heureux! Nous nous sommes pris des photos nus, nous regardions de loin cette scène, nous la vivions comme un jeu d'acteur, comme si ce n'était pas notre vrai vie mais une vie de fiction, une vie où on se donnait le luxe d'être pauvres. Tu sais bien ce que signifie pour nous la douche, nous qui en prenions trois et quatre par jour, à part nos baignades à la piscine de la maison, tout au long de cet été qui n'en finit jamais, là-bas. Bien sûr que c'était à cause de la chaleur mais, aussi, par ce goût de la propreté auquel nous étions habitué. Nous nous changions trois fois par jour de vêtements, comme cela nous semblait facile! Nous les jetions dans la corbeille du linge sale à midi quand nous arrivions de l'école, nous faisions pareillement à la fin de l'après-midi, puis avant d'aller nous coucher. Nous avions toujours du linge propre et repassé dans nos placards et nous associons vaguement cela avec cette bonne femme qui venait tous les jours, depuis sept heures du matin jusqu'au soir, qui lavait et lavait dans le grand lavoir qui se trouvait dans la cour du service, un lavoir grand comme ceux qu'on voit dans les villages en France, mais au lieu d'être pour toute une population, c'était pour une seule famille. Le lendemain cette dame repassait et, des fois, c'étaient deux femmes en même temps qui remplissaient la tâche, l'une lavait toute la journée, l'autre repassait. Presque une douzaine d'enfants plus les deux parents, qui se changeaient trois fois par jour, plus le linge de maison, draps et couvertures, qu'il fallait laver souvent à cause de la poussière qui régnait partout! Nous regardions tout cela de façon naturelle et nous devions rouspéter même s'il nous manquait quelque chose! Ma mère passait son temps à remplir les placards, parce que elle seule connaissait et reconnaissait le linge de chacun.

Et, ici, nous n'avions même pas de douche! Je te passe mes deux années dans une chambre de bonne à Paris de l974 à l976! Un point d'eau froide sur le palier, pour tout l'étage, et un wc aux allures du trou qu'on peut faire dans une tranchée au beau milieu de la guerre. Là, j'avais fait mon apprentissage du gant de toilette, des douches publiques, de la honte quotidienne de sortir dans la rue seulement avec le visage rincé, un coup d'éponge sous les aisselles et le reste du corps. Je me sentais sale et pensais que cela se voyait. Je ne m'y suis jamais habitué. J'ai appris qu'il y avait des gens qui pouvaient vivre toute leur vie ainsi sans se rendre compte, car ils ne connaissaient pas autre chose. Notre voisine de palier, celle qui avait 90 ans et que je t'ai nommée auparavant, ne s'était jamais douchée de sa vie et, à vrai dire, elle ne sentait pas mauvais. Tout ceci ne sont que des remarques anecdotiques, d'origine culturelle, ou sociale, mais elles sont souvent des fondations sur lesquelles on bâtit une vie, sans qu'elles aient en réalité une importance plus grande que celle de masquer le véritable centre d'intérêt de l'existence.

Nous avions une habitude très ancrée dans nos moeurs, non seulement dû à la chaleur, puisque quand nous étions dans notre résidence d'étudiants à Santa Fé, il n'y avait qu'une salle de bains pour les deux chambres habitées où nous prenions la douche, à l'eau glacée, à six heures du matin, avant d'aller au cours de sept heures, dans cette ville perchée tout en haut de la cordillère des Andes. Il devait faire six degrés dehors et l'eau devait être à zéro degrés. Nous nous lavions les cheveux tous les jours, puisque nous ne pouvions pas arriver à l'université avec les cheveux secs, quand tout le monde les avait mouillés! Cinq ans dans cette ville ne nous a pas fait prendre goût à l'eau froide, ni à aimer les repas indigestes que nous prenions dans les pensions pour étudiants. Mais là, je m'égare, tu connais bien tout cela. Tu te rappelles donc bien de ton court séjour dans cette pièce, ici, aujourd'hui désaffectée. Nous avons déménagé au-dessus, dans le local qu'ils m'ont donné à restaurer comme atelier-appartement. Avant de partir vous voir, en l987, nous avons déménagé l'appartement là-haut, pour pouvoir le louer, et ainsi payer la dette à la banque. Depuis, il est resté comme tel. Après que notre voisine soit partie en maison de retraite, nous avions récupéré sa chambre, voilà, celle-ci à gauche, vingt-cinq mètres carrés où elle avait vécu pendant cinquante ans. Aujourd'hui j'entrepose les dessins et mes affaires de bureau et, quand j'essaie de faire quelque chose, je descends là, je remue un peu les affaires et je finis en fermant tout, car je ne sais pas par où commencer, ni quoi faire.

Difficile à croire que le poids d'une œuvre écrase son auteur. Mais c'est ainsi, je suis écrasé par mon œuvre. La déplacer me coûte une fortune que je n'ai pas. Sais-tu combien nous a coûté de rapporter mes tableaux et sculptures en France, faites pendant les neufs années que nous avons vécu là-bas? Beaucoup d'argent, pour nous, bien sûr. Nous avons dû faire un emprunt à la banque pour pouvoir les déménager et puis nous avons réussi à vendre quelques oeuvres à crédit, en arrivant en France, pour pouvoir le payer.

Mais ne nous arrêtons pas à cet étage, il me donne le cafard de voir toutes ces oeuvre-là, inutilement là. C'est comme voir ma vie enfermée à clé... ne te parlais-je pas de prison? Pour cela, quand je viens à la campagne, je profite pour travailler, pour dessiner, désespérément, comme pour essayer de remplacer le temps où je vis mort dans cette prison. Montons maintenant, au-dessus donc, juste au-dessus de l'entrepôt, c'est l'appartement. C'est le jour maintenant, c'est mieux. On voit des arbres au fond, ce sont ceux du jardin de Ville et puis la treille d'un écrivain fameux. Ici le mur noir est plus clair, on peut même distinguer, si on se penche sur le rebord de la fenêtre, un peu de ciel. Le soleil ne rentre toujours pas, sauf en été, à la fin de l'après-midi un rayon s'échappe et arrive à pénétrer, mais il est tellement fort qu'il faut baisser les stores. Comme tu vois il y a encore des sculptures et des peintures, seulement quelques unes, pour qu'elles ne meurent pas toutes en bas, de froid, de solitude, d'inutilité. Celles-ci sont en congé, en sursis disons, car personne n'a payé leur cautions pour les libérer. Mais n'y crois pas, je ne suis pas leur geôlier, loin s'en faut, j'aimerais bien qu'elles puissent partir, mais je ne veux tout de même pas les mettre à la porte ou... est-ce que je fais pareil que Zacharie? Enfin, ici, en haut, je ne fais rien non plus, ici je laisse passer le temps, ici je suis malade tout au long de l'année. Cette année j'ai eu trois calculs rénaux qui, une fois bombardés avec des ultrasons, sont devenus dix coliques néphrétiques de plusieurs jours chacune. Puis, pour finir l'année, je me suis cassé une côte! J'ai encore mal, mais je vais beaucoup mieux.

Tu dois te demander qu'est-ce que cela a à voir ma prison avec ce que je te racontais auparavant. C'est le droit de réponse. Comme Zacharie m'a toujours interdit de donner la réplique, je n'ai jamais pu répondre aux questions qu'on me pose quand les gens regardent mon travail, car je vois dans leurs yeux inquisiteurs qu'ils ne vont pas me croire, que Zacharie est passé avant donnant sa version et je n'ai qu'à me taire. Pour qu'on ne me pose pas de questions donc, je ne me montre pas et comme je ne me montre pas, personne veut montrer mes oeuvres, parce qu'elles ne sont pas orphelines, puisque leur père est encore vivant, personne ne peut dire «Il était comme ceci ou comme cela» puisqu'il "est" là, mais enterré vivant ou, peut-être, prisonnier?

A quoi me sert d'accepter des propositions si je ne réponds pas? C'est vrai que l'art n'a besoin d'aucune explication, tout comme l'amour d'ailleurs. Mais les gens s'en moquent pas mal de cela. Ou je suis vivant ou je suis mort, ou libre ou prisonnier. Il faut que je me décide, je ne peux pas vivre à moitié, vivant sans respirer, enfermé sans être prisonnier, car nul ne voit ni mon cercueil ni mon geôlier. C'est de là que me vient cette idée permanente, il faut que je meure. Au moins je serai mort et pas à moitié-vivant et mon œuvre pourrait alors vivre, sortir, être vue, aimée ou détestée. Elle a le droit de vivre, elle a son langage à elle, elle saurait se défendre.

Mais se défendre de quoi me diras-tu? Se défendre de se laisser enfermer, de se laisser mourir, se défendre pour vivre. J'ai été privé du droit de réponse, du droit de défense, j'ai été condamné sans avoir été jugé, ainsi que tout ce qui découle de moi, mon œuvre en l'occurrence. J'ignorais que la vie était un grand tribunal où il fallait démontrer son innocence au risque d'être inculpé. La loi ne dit-elle pas que tout homme est présumé être innocent, tant qu'on ne prouve le contraire? Mais, si on naît coupable, on doit passer sa vie à payer, ou à prouver son innocence. Ne suis-je pas né coupable d'être arrivé au monde quand il ne le fallait pas, d'être le coupable de la mort de ma soeur? N'est-ce pas celui-là le crime que m'impute mon père? Mais, le coupable n'est-il pas plutôt celui qui agit en toute conscience? Que juge-t-on d'un crime? On juge l'intention, pas le fait. Une personne peut tuer et être délivrée, car elle a pu tuer par accident, par intense colère et aveuglement passager, par défense personnelle. Le crime est le même, le résultat est toujours une personne morte par l'action d'une autre, sauf que dans ces cas le meurtrier est acquitté, innocenté et, d'ailleurs, il ne s'appelle plus un meurtrier. C'est l'intention qu'on juge, pas le fait. Et moi, avais-je l'intention de tuer ma soeur? Puis de tuer ma mère car, en me laissant arracher de ses côtés, elle n'a plus voulu continuer à vivre! Elle est morte. Si j'étais resté elle ne serait pas morte à ce moment-là. J'aurai dû répondre à Zacharie, "...non, je reste, je ne pars pas à Santa Fé, ma mère a besoin de moi!". Mais je ne l'ai pas fait. Il avait le pouvoir et l'autorité de m'envoyer contre ma volonté. L'avait-il ? Et si, je luis avais dit "...non, je ne pars pas, tue-moi mais je ne l'abandonne pas!", peut-être qu'il aurait cédé et il ne m'aurait pas piétiné le reste de ma vie?

Mais je ne l'ai pas fait. Comme je ne me suis pas avorté quand ils se sont rendus compte que j'étais en route, bien qu'il aurait pu me reprocher que je le savais, que je l'avais fait exprès pour venir ruiner leurs vies. Sa vengeance a été longue et mortelle. Je n'ai jamais répondu. Je me suis tu. Puis quand on a essayé de me violer, et ils ont dit qu'ils l'avaient fait, je n'ai pas répliqué. N'aurais-je pas dû me lever devant la classe, devant le lycée entier et dire «Attention vous tous, écoutez-moi, on dit qu'on m'a sodomisé et que cela m'a beaucoup plu, que j'en redemande, mais ce n'est pas vrai. Ils ont essayé de le faire contre ma volonté, en profitant de mon ignorance et de mon âge. Cela est un délit. Je ne suis pas le coupable mais bien au contraire, la victime. Ce sont eux les coupables. Ce n'est pas moi le pédéraste mais bien eux qui ont voulu me séduire, qui ont eu envie de moi, un homme, faute de pouvoir me prouver le contraire. Oui, cela s'appelle pédophilie, car ils sont plus âgés que moi, et conscients de leurs actes, et moi bien plus jeune et ignorant de ce que cela voulait bien dire ou signifier». Alors, debout, devant le lycée entier, devant professeurs et élèves, je me serais défendu, j'aurais prouvé mon innocence? Et si, encore, ils avaient rétorqué que c'était faux, je leur aurais tenu tête et demandé de prouver leur innocence? Mais... je ne l'ai pas fait. Seulement de l'écrire j'ai mon cœur qui veut sortir de ma poitrine, j'ai ma main qui tremble.

Alors je me suis enfermé, peu à peu. Si j'avais choisi un autre métier, une autre vie, où je n'aurais pas été obligé de sortir devant les autres, peut-être que cela n'aurait pas été aussi tragique, que cela se serait dilué dans le temps et dans la mémoire, j'aurais songé au passé comme à un cauchemar, comme à un mauvais moment déjà fini, comme si cela était arrivé à quelqu'un d'autre. Mais j'ai choisi de peindre. Ecrire même aurait été plus facile, car le poids des feuilles et bien plus léger que celui des toiles et sculptures pour les transporter et, surtout, avec les mots, on peut se défendre. Parce que c'est avec des mots que j'ai été attaqué, calomnié, vilipendé, pas avec des images!

Que crois-tu qu'ils m'ont demandé lors de ma toute première exposition? Deux personnes m'ont insinué "Etes-vous...? Dans ma première exposition, j'étais resté stupéfait, interdit... Je n'ai pas eu un seul mot à la bouche, j'étais paralysé et sur le point de tomber. N'aurai-je pas dû répondre que ce n'était pas leurs affaires, que je ne m'occupais pas de leur vie privée? C'était parce que je peignais des tableaux, avec des homme nus, qu'il fallait forcement être accusé d'uranisme? Je n'ai su que faire sinon d'aller m'enfermer dans les toilettes et pleurer. J'ai pleuré toute la soirée, j'allais et je venais du lavabo, les yeux gonflés. Je voyais des gens qui restaient visiblement enchantés, d'autres qui partaient furieux, je ne comprenais pas, je n'entendais que cette question "...l'êtes-vous ?". Cela se voyait tant sur ma figure, mon passé était-il si présent, qu'on pouvait le lire sur mon front et puis, était-ce leur problème? J'exposais mes tableaux, pas mes moeurs, pour savoir s'ils voulaient ou non de moi. Mais là encore je n'ai pas su répondre, parce-que j'ai eu comme procureur celui qui devait être mon avocat défenseur. Nul ne m'avait jamais défendu, nul m'avait jamais dit que j'avais le droit de me défendre.

Je ne suis pas allé au vernissage de l'exposition suivante, ni à beaucoup d'autres qui suivirent et cela n'a pas plu. Je ne l'ai pas fait parce que je ne voulais pas, mais par peur. A chaque vernissage où je suis allé c'était comme si je montais à nouveau sur l'estrade de la classe, après qu'ils m'aient tous touché le derrière et que quand j'étais en haut, j'entendais des rires s'esclaffer, des sons imiter les voix des putes à la recherche de clients, des gestes qui me demandaient de humer leur entrecuisse, de mettre ma croupe à leur disposition. Dans leurs chuchotements j'entendais un nom propre, celui de mon époux selon eux, ainsi que des appellations et des demandes ignobles, me rappelant, une et une autre fois, qui j'étais pour eux, pendant que les professeurs n'entendaient qu'un brouhaha, similaire aux autres, n'écoutant les sons qu'en sourdine.

A chaque exposition... on expose ce qu'on a fait, mais la chose faite n'est-elle pas pour tous, l'image de ce qu'on est, le reflet, le produit? Si on peint des hommes on est inverti, si on peint des animaux on est zoophile, si on peint des mains on est onaniste et si on peint des Pietàs on est nécrophiles? Alors il vaut mieux être abstrait, peindre avec un langage non lisible, pour se dérober aux interprétations pseudopsychologiques auxquelles se complaît tant le public. Et si cela ne tenait qu'à cela, il serait facile de leur permettre de se projeter sur le peintre, faire une psychothérapie gratuite avec transfert, fantasmes et tout ce qu'on veut. Mais je ne suis pas médecin, ni analyste, ni je suis prêt à recevoir leurs transferts, tout simplement parce que je ne sais pas me répondre "...ce n'est pas mon problème, c'est le leur...", enfin, tout simplement, parce ce que je me sens coupable.

 

 

 

Chapitre V
            Ardèche, 29 juin l999

Je voulais t'écrire une lettre, mais celle-ci n'en est plus une comme toutes les autres, cette lettre est celle d'une vie qui a été racontée à l'envers. Aujourd'hui c'est d'une lettre dont il s'agit, une lettre qui rode autour de moi et qui n'arrive pas à me parvenir. Alors, depuis qu'elle m'a été annoncée, je suis avec la peur à fleur de peau, le ventre noué, accompagné d'une diarrhée violente et par secousses. Elle m'a été annoncée ce samedi il y a trois jours et elle s'est perdue entre la ville où nous habitons et ici à la campagne. Elle venait, selon notre amie qui nous l'a réexpédiée, avec l'adresse d'expéditeur de Saint Sébastien, en passant par une ville de France, pour enfin arriver chez nous. C'était une lettre que je désirais mais pas par ce transit. J'avais écrit à plusieurs reprises à mon ami Jean, le français dont je t'ai parlé tout au début de cette lettre, en lui demandant de me donner de ses nouvelles, car je ne sais rien de lui depuis huit ans, bien que, il y a trois ans, j'aie réussi à le joindre brièvement par téléphone. Pourquoi cette lettre me revient-elle de là-bas s'il vit ici, ou du moins en Europe? Qu'est-il allé faire à Saint Sébastien? Pourquoi le fait de le savoir me produit cette peur? Pourquoi m'envahit cette terrible peur? Que peuvent-ils me faire ces gens qui me haïssaient parce que Jean habitait chez nous et qu'il ne voulait pas de leur amie? Ils n'ont pas supporté, comme si je leur avais volé quelque chose qui leur appartenait, que Jean vienne travailler avec moi sans chercher autre chose. Et cette femme qui s'est entichée de lui, comme qui s'éprend d'une objet qu'on doit avoir, coûte que coûte, réussissant à nous empoisonner son séjour, allant jusqu'à frapper de porte en porte pour demander à nos amis communs de choisir entre elle et nous, puis à leur rappeler, pour ne pas laisser tomber dans les oubliettes, mon passé honteux, ma renommée, non pas celle de l'artiste mais celle de l'homme mis en doute. Elle était rentrée partout, jusqu'à chez toi, mon propre frère, ses amis lui faisant écho dans sa tâche et caquetant à droite et à gauche «Vous-souvenez vous de ce qu'on disait de lui...! Ce fut à nouveau l'enfer, les regards furtifs, les chuchotements, tout ce que cela réveillait dans mon esprit, comme un monstre qu'on a réussi à assoupir, à force de vouloir l'ignorer, et qui se réveille violemment, piqué par les harpons de la médisance.

Mais de quoi ai-je peur? De leur haine ! Je sens leur haine, comme je sens l'odeur fétide d'une mauvaise haleine, comme je sens les odeurs rancies des aisselles moites dans les lieux publics. Je sens leur haine, c'est une sensation physique, même s'ils sont à des milliers de kilomètres d'ici, cette haine me fait peur car elle remue des choses ancrées en moi depuis que je suis. Etre haï sans faute, parce que j'existe. C'est tout. Pourquoi me perturbe la haine de ces rongeurs de gouttière à m'enlever le sommeil, à me paralyser? Parce qu'ils me voient comme eux, pareil à eux, ils pensent qu'ils peuvent faire autant et plus que moi, être autant et mieux que moi, mais qu'ils ne sont pas moi et ils sentent que je leur échappe? Qu'ai-je de plus qu'eux se demandent-ils? Nous sommes nés dans la même société, nous avons grandi en voisins, nous avons eu les mêmes chances et puis, je leur ai toujours montré une apparente banalité dans ma vie, pour être comme eux, pour être normal, pour qu'ils m'acceptent comme un de leurs, mais plus je faisais des efforts pour y parvenir, plus je m'enfonçais dans ma différence.

Où était-elle cette différence? Etait-ce physique seulement, comme ils ont fini par me le faire croire? Etait-ce ma démarche, mes manières, mon timbre de voix, mes gestes, mon regard? Etait-ce la différence qui produisait la haine et, puis, l'envie de me posséder physiquement? Ou autre chose, autre chose que l'on m'a toujours désavoué? N'ai-je pas essayé, après le début du faux viol, de contrôler tous mes gestes et manières pour qu'ils ne confirment pas leurs dires? Je regardais mes mains, je regardais ma démarche et j'essayais de faire comme eux, comme vous tous. Mais cela ne changeait rien aux regards des autres, ni aux vôtres. J'essayais, de développer mon corps avec de la gymnastique, de la natation, de l'équitation, mais ma culture physique ressemblait à du ballet, ma façon de nager à la danse aquatique, ma manière de monter à cheval était toute simplement déplacée et trop guindée pour chevaucher sur les prairies autour de la jungle. Ni les exercices, ni les sports faisaient de moi quelqu'un comme vous, cela n'arrangeait pas ma vie, ni dehors, ni à la maison.

Tu n'étais pas le jour où Zacharie m'avait emmené dans une ferme qu'il avait achetée au beau milieu de la jungle, près des exploitations pétrolières, qui se trouvait en haut d'une montagne. Il fallait trois heures de piste, dans une poussière infernale, sous la canicule tropicale, pour y arriver. Nous sortions tôt, je dirais mieux nous sommes sortis tôt, car je ne suis allé qu'une seule fois, pour arriver avant que le soleil ne soit trop haut. Quand nous sommes arrivés au hameau en bas de la montagne, les employés de Zacharie, qui travaillaient dans sa ferme, avaient descendu des chevaux pour que nous puissions monter aisément. En réalité c'étaient des mules, car la montagne était très raide et on disait que les chevaux n'avaient pas la force de monter avec un cavalier, ou du moins ils étaient moins fiables, car ils n'avaient pas les chevilles aussi solides que les mules. J'avais treize ans maximum, plutôt douze, c'était en pleine apogée de ma redoutable renommée. Tout d'un coup j'ai vu Zacharie en selle, ainsi qu'un autre frère qui était avec nous et l'un des employés. J'ai demandé où était ma monture et Zacharie m'a répondu, " Tu montes à pied ". Tu connais la forêt vierge, en montagne, à cette heure proche de midi où le soleil plonge à l'intérieur, inflexible, où l'humidité de la nuit devient de la vapeur suffocante qui se lève vers le ciel, où les passages, frayés à coup de machette, se referment sur eux-mêmes au bout de quelque minutes, où les moustiques règnent en bataillons sans merci, omniprésents, dévorant tout, où les bruits des animaux ressemblent plus à des cris déchirés, à de lamentations sans fin, qu'à des appels au rut.

Les mules avaient du mal à grimper, elles montaient en zigzag en sautant à chaque pas. L'autre employé de la ferme, qui allait à pied comme moi, habitué pourtant, transpirait à grosses gouttes, pendant que mon frère rigolait en fouettant sa mule sans scrupules. Au bout d'un moment je n'en pouvais plus, j'ai donc supplié Zacharie de me laisser monter une bête, car il y avait celle que montait l'autre employé qui était pour moi. Celui-ci à son tour essayait de lui dire, en me regardant d'un air apitoyé, que c'était trop dur pour moi, qu'il avait l'habitude de monter à pied et qu'il pouvait me donner sa monture. Zacharie a répondu en hurlant que j'allais arrêter d'être une mauviette, un..., d'une manière ou d'une autre, et celle-là en était une. Il criait devant tous, "...grimpe mauviette!". Je rampais, exténué, en pleurant, il allait derrière moi sur son cheval et, comme c'était très raide, j'étais à hauteur de sa monture. Quand je n'ai pas pu continuer et que je suis tombé en sanglotant, avec des milliers de moustiques qui me piquaient partout, avec l'écrasante chaleur et cette pente raide au rythme des chevaux, Zacharie a pris le fouet avec lequel il fustigeait sa bête et il a commencé à me frapper. "Tu vas arrêter d'être...", - hurlait-il -, une et une autre fois, comme si en se faisant il m'arrachait des croûtes de fragilité collées à ma peau depuis ma naissance, de tout ce qu'il détestait en moi, de moi. Comme il me frappait encore et j'implorais le nom de ma mère il a vociféré, "...elle n'est pas là pour te choyer, ta maman, tu peux bien hurler qu'elle ne viendra pas, tu vas m'obéir pour une fois, tu vas devenir un homme". Ses coups de fouet étaient pires que la chaleur, la montagne et les moustiques. Je me rappelle de sa figure hors de lui, lui sur sa mule, moi à pied, devant lui, à porté de son étrivière, tout petit, recevant des coups d'étrier, en sanglots, écrasé, pitoyable. Lui, avec ses yeux de chat persan incrustés dans ma nuque, dans mes reins, avec ses mots obscènes qui sortaient de sa bouche comme des crapauds vomis qui se ruaient sur moi.

Nous sommes arrivés épuisés, lui de m'insulter, moi d'être encore en vie. Le soir, il a dû avoir des regrets sur sa cruauté et il a essayé d'être tendre avec moi. Je m'en souviens parce que c'est une des seules fois de ma vie où il a eu des gestes de tendresse envers moi, même s'ils étaient mû par la culpabilité.

Le lendemain j'ai essayé de profiter de cette belle nature. En haut de la montagne il y avait un plateau avec des prairies, où était le bétail et, au milieu, un petit bosquet encerclait une petite maison à toit de feuilles de palmier. Le matin nous sommes allés chercher les chevaux, nous les avons sellé, pour ensuite aller chercher le bétail afin de le compter, le vacciner, etc. Je n'étais pas doué pour ce genre d'activités, comme tu peux t'en douter. Ainsi, dès que j'ai pu, je me suis échappé à cheval pour aller un peu loin des enclos. Je me suis arrêté près d'un arbre fruitier au pied duquel je me suis assis et me suis mis à rêvasser. L'ombre du goyave était parsemé sur le sol, comme l'est ici l'ombre des arbres au printemps, quand les rayons de lumière arrivent à se faufiler à travers les feuilles. Ces arbres de goyave étaient un peu sauvages, plantés ici et là pour regarnir le plateau une fois que la forêt avait été brûlée, pour ainsi gagner de la terre et faire des pâturages. Son tronc était lisse, très lisse, avec quelques écailles d'écorce très fines qui se décollaient, lui donnant une couleur tachée inimitable, comme une peau de femme qui, ayant pris un coup de soleil, perd ces squames brûlés. Je sentais ce tronc derrière mon dos et je m'égarais dans la contemplation de l'ombre subtile de ses feuilles en contraste avec les rayons du soleil brûlant, comme il n'y a de soleil aussi brûlant qu'au milieu d'une clairière dans la forêt vierge. Ce soleil qui trempe nos vêtements de sueur d'un seul de ses regards, ce soleil qui fait vibrer la peau, je le sentais là, sur moi, à cet instant. Je respirais cette chaleur, comme qui respire un parfum, car elle avait de l'odeur, elle faisait dégager une sensation de brûlé, pas du brûlé sec, du brûlé humide, des feuilles fraîches qui exsudent, des pâturages en sueur, des bouses de vaches cramées. Mon cheval était à côté de moi, broutant tranquillement, secouant sa queue pour chasser les moustiques, exhalant aussi cette odeur de sueur enivrante qui emplissaient mes narines. Je me laissais aller à sentir tous ces arômes, j'arpentais l'espace avec ma tête pour renifler tout ce que me ramenait la brise, je m'enivrais d'air pendant que je regardais, aussi, je humais, je transpirais...

Je regardais les veines qui circonscrivaient le ventre de mon cheval et je trouvais cela..., je n'aurais pas su comment le décrire à ce moment-là, mais je crois que je pourrais dire aujourd'hui que je trouvais cela sensuel, comme les veines qui descendent des biceps de certains hommes, ou les veinules sur les seins de certaines femmes, ou les racines de certains arbres qui, en sortant de la terre, restent à moitié enterrées, à moitié dehors, à des intervalles irréguliers, pendant un long parcours.

J'aimais contempler mon cheval, je sais que j'ai tort de dire "mon cheval", quand en réalité il n'était pas du tout à moi, il était à Zacharie, mais en ce moment il était avec moi, il faisait un avec moi et je me laissais l'observer, je regardais autour de moi pour être sûr que personne ne me voyait, car je le scrutais, je touchais ses chevilles musclées, ses cuisses d'une rondeur parfaite, d'une courbe inégalable, ainsi que le bas de son cou, légèrement incurvé vers le haut, tout en gardant sa convexité, puis sa crinière... J'approchais mon nez de sa peau et je le humais, quelque chose de total rentrait en moi. Puis je me suis laissé aller à entendre les bruits de la jungle, elle était juste derrière moi, épaisse, impénétrable, hermétique, dans le vrai sens du mot, de ce qui n'est fermé qu'à ceux qui ne sont pas initiés.

Je sentais le bruissement des feuilles, non, plutôt c'était un bruit, de feuilles, de troncs d'arbres qui craquaient, de cris de singes effrayés ou amusés, de perroquets et de toute cette faune surprenante qui y habite et dont j'ignore tout. Je la sentais vivante derrière moi, pendant que je contemplais le ciel limpide, la praire en face, les pattes de mon cheval, je reniflais l'air en même temps que je sentais le tronc du goyave derrière mon dos, tous mes sens vibraient, je sentais la sueur sur ma peau, malgré tout ce qu'on devait porter sur nous, des chemises et pantalons à manches longues à cause des moustiques et des ronces, des bottes à cause des serpents et autres bestioles, des gants pour manier le lasso et la bride du cheval, des chapeaux pour le soleil.

J'étais là, à l'ombre d'un goyave, avec la brise sur le visage, la sueur qui coulait à l'intérieur de mes vêtements, jusqu'à l'entrejambe, en sentant tout mon corps trépigner, en goûtant une goyave mûre et juteuse qui était tombée à mes pieds, pendant que son jus coulait sur mon menton et j'essuyais le tout avec le revers de ma manche, comme je ne pouvais le faire nulle part ailleurs.

J'étais là, avec la sueur, la nature entière, sexuelle, sensuelle, juteuse, et ce soleil, ce soleil, et le bourdonnement des moustiques, le battement de la queue du cheval, le cris des singes, tout cela m'emportait, je me laissais aller, je m'abandonnais, comme dans un orgasme avec le tout.

C'est un de ces moments de la vie qu'on n'oublie jamais. Il n'avait pas de durée de temps, il n'avait pas de limite d'espace, il avait pris tout mon temps, il avait compris tout mon espace. Peut-être que c'est en des moments comme celui-là qu'on sent Dieu, qu'on communie avec la nature, qu'on se fond avec elle, qu'on devient un. Et, Dieu est l'unité.

Si j'avais été plus âgé je n'aurais pas hésité à me toucher lentement, ineffablement, touchant en moi le monde entier, faisant dans moi l'amour avec l'Univers, avec l'infini. J'aurais laissé parsemer ma semence par terre, comme le goyave laisse tomber ses fruits mûrs, s'écrasant doucement sur le sol, s'accomplissant avec le monde. Un acte mythique où l'homme communique avec le divin, non pas en procréant mais en créant.

Mais moi j'avais un autre subtil plaisir à accomplir. J'avais sorti de ma sacoche le livre que j'étais en train de lire à l'époque, une œuvre de Somerset Maugham, dont j'ai oublié le titre, m'adonnant à sa lecture qui me tenait à court d'haleine. De cette manière-là je rentrais dans le paradoxe et je jouissais de deux mondes simultanément, celui de la jungle tropicale, envahi par elle, submergé dans elle à travers mon corps et puis, dans l'imaginaire, je plongeais dans le monde des études des âmes, des comportements humains, dans les descriptions d'un monde que je ne connaissais pas, dans la description d'une autre nature qui n'était pas tropicale et que je n'avais jamais vu, dans des passions des êtres et des amours comme je les rêvais. C'était dans d'autres temps, d'autres pays, d'autres moeurs, d'autres lieux, et pourtant cela me touchait, à moi, là, dans la jungle, à mon âge, dans mon temps. J'apercevais ainsi le prodige de l'art. Une personne avait écrit vrai et avec cela il avait rompu les barrières de notre nature intrinsèque, les barrières de notre mort imminente, de notre vieillesse inévitable, de notre corps réductible à l'espace et au temps. Moi, par mon imagination, en m'abandonnant à l'imagination d'autrui, je pouvais échapper aux conditions des mortels. Etant plongé total et absolument dans ce paysage, dont tout mon être inspirait la force et le pouvoir de l'instant, je pouvais, par le miracle d'une œuvre humaine, partir ailleurs sans pour autant cesser d'être là.

Ce moment sublime, ce moment impérissable, a bientôt dû s'arrêter. J'ai senti le galop d'un cheval et j'ai vu la figure exaspérée de Zacharie qui cherchait à voir où je m'étais caché pour échapper à ses manoeuvres avec le bétail. Sa rage etait arrivé à son comble quand il m'a vu un livre à la main, là, au beau milieu d'une prairie, à côté de la forêt vierge, au pied de mon cheval, sous un goyave. Je crois que s'il m'avait vu nu sur la table à manger, au milieu d'un repas, cela aurait été pour lui moins déplacé que cette scène qu'il avait devant ses yeux. "Comment viens-tu donc lire ici ?" - m'avait-il interpellé -. Il m'avait obligé à sortir de mon état, monter à cheval et l'accompagner, tout en écoutant ses injures, comme si je l'avais offensé avec mon acte au plus profond de lui-même. J'avais dû faire ensuite ce qu'il croyait que je devais faire pour devenir un homme.

Je me suis juré de ne plus retourner à cette ferme et, chaque fois qu'il a voulu m'obliger, je suis tombé malade, avec la complicité de ma mère qui supposait ce que je devais y endurer. Quand vous partiez tous là-bas, vous me donniez l'opportunité de passer les plus beaux moments de mon adolescence avec ma mère. Nous consacrions ces fins de semaine à faire de la sculpture sur argile. Je faisais de petites figurines pendant que je contemplais ma mère en train de faire ses oeuvres que j'aimais tant.

Qu'elle était donc la différence qui produisait un tel déferlement de haine sur moi? En quoi étais-je différent, si ce n'était pas seulement mon physique? Parce que si cela avait été seulement ma maigreur, ma pâleur malgré mon teint bronzé, mon regard ahuri, mes manières fragiles, les acharnements auraient été bien moins féroces. Il y avait autre chose que j'ignorais, que j'ignore encore?

Etais-je plus en avance que les autres ? J'ai appris à lire et à écrire à l'âge de quatre ans, mais je crois que cela n'était pas en dehors du commun. En revanche je me souviens d'une anecdote pendant cette époque. Un jour nous passions en voiture devant la Maison de Retraite de la ville où nous habitions, qui s'appelait Maison pour la Vieillesse et j'avais pu lire, tout en épelant, "Défense d'afficher" écrit sur un papier collé au mur. Après l'avoir déchiffré, en me retournant pendant que la voiture continuait d'avancer, je me suis adressé à Zacharie pour lui demander, "...pourquoi affichent-ils pour interdire d'afficher?". C'était très incongru pour moi, mais je me rappelle de sa réponse, car elle était chargée de mépris en demandant à ma mère pourquoi je devais objecter tout ce que je voyais.

Est-ce que j'objectais d'autres choses, à cet âge-là? Je ne sais pas si tu te souviens quand j'ai fait ma première communion, j'avais sept ans alors, j'étais le plus petit enfant du groupe auquel je participais. J'avais une foi tellement grande, un foi grande comme une église, une foi monumentale. Ma grand-mère m'avait préparé, avec ma mère, pour cet événement. J'allais souvent dormir chez elle, sur un lit jumeau à côté du sien. Elle avait un enfant Jésus en bois très ancien, sans bras, puisqu'ils avaient été cassés au moment d'un tremblement de terre qui avait détruit la ville en l875, et dont il s'était sauvé, ce qui lui donnait un stigma de miraculé et pour lequel il était vénéré tout spécialement. Il reposait sur un coussin de velours vert profond, posé sur sa table de nuit et tous les soirs, avant de nous coucher, nous nous agenouillions devant et nous priions. Elle m'avait appris à prier. J'aimais cet enfant Jésus, je l'aimais tellement que quand le jour de la première communion était arrivé, ma grand-mère avait proposée de me le donner à la grande surprise générale. Quand on m'a demandé ce que je voulais en plus comme cadeaux, j'avais dit «...rien, seulement l'enfant Jésus de la nonna». Car la première communion était plutôt comme un jour de Noël privé, ou de grand anniversaire, où les enfants recevaient des cadeaux des invités à leur fête. Moi, au dernier Noël, j'avais six ans et j'avais demandé à l'enfant Jésus, comme cadeau, une patinette. Je crois que c'est fut cette année que j'ai appris que l'enfant Jésus n'était autre que nos parents, car Zacharie avait rouspété ouvertement quand il avait appris mon voeu en disant qu'ils avaient d'autres enfants, qu'ils ne pouvaient pas faire un cadeau si cher et si grand pour moi tout seul. J'avais insisté, j'avais un désir irrésistible pour cette patinette. Je l'ai eu, contre sa volonté, parce que ma mère avait dû le forcer. J'étais si heureux, je l'aimais tellement et j'ai tellement joué avec elle!

Ma première communion se déroula donc le mois de juin qui suivi ce Noël. Ma mère avait tenu à me faire un noeud papillon immense, fruit de son imagination, qui m'avait fait sentir ridicule, car j'étais le seul à le porter avec un compagnon, en plus de devoir aller en tête de file d'une procession qui précédait la cérémonie. J'ai le film qu'avait fait un oncle de cet événement et on peut y voir ce que je te raconte. Je me rappelle de la dévotion, du sentiment intense que j'avais à cet instant. Quand j'ai reçu l'hostie, je sentais Dieu, là, dans moi. Mon voisin, pour qui cet acte était une fête de plus ou qui peut-être était excité, avec tous les gens qui nous regardaient et nous filmaient, avait voulu ricaner sur mon recueillement et je l'avais arrêté d'un chut impérieux, pour qu'il ne perturbe pas ce moment unique, grandiose de mon existence. J'avais demandé, explicitement, que je ne voulais pas de fête et, surtout, pas de cadeaux. Je voulais seulement l'enfant Jésus que ma grand-mère avait proposé de me donner.

Quand nous sommes sortis de la cérémonie et nous sommes allés à la maison, en arrivant j'ai reçu des mains de ma mère et ma grand-mère l'enfant Jésus sur son coussin vert. Je l'avais reçu dans l'hostie, je le recevais presque en chair et en os dans mes bras. Tout cela a été filmé par cet oncle ou, serais-je injuste, par Zacharie?

Un déjeuner avec la famille extensive avait tout de même eu lieu, les oncles et cousins et c'est là, avant le déjeuner, que j'ai fait quelque chose qui a désespéré Zacharie. J'avais posé mon enfant Jésus sur ma table de nuit, en guise d'autel et, après les félicitations de tous, je m'étais adressé à ma mère pour lui demander si je pouvais lui solliciter une faveur. C'était quelque chose que je ne lui avais pas commenté et je ne sais pas si je l'avais réfléchi trop longtemps à l'avance. Je lui avais demandé de m'emmener en voiture à l'orphelinat, car je voulais offrir aux enfants de mon âge, mais sans parents, ce qui m'était le plus cher jusqu'à présent, ma patinette. J'étais sincère, ce n'était pas un coup de théâtre, ni un rebuffade à Zacharie, ni aucune autre chose de mesquine. J'avais compris, par je ne sais quels moyens car j'ignore si cela avait été induit par quelqu'un dans mon esprit, que j'avais tout et, en même temps, j'avais appris qu'il y avait des enfants qui n'avaient rien. Je voulais leur donner mon jouet favori; pour partager un peu ce que j'avais; puisque j'étais totalement comblé de tous les bonheurs après avoir reçu le Christ. Ma mère m'avait serré dans ses bras car, pour elle, ce geste était en accord avec ma foi. Mais Zacharie avait protesté, il avait interdit que je fasse cela, en disant que c'était un caprice de ma part, que je les avais bien importuné pour avoir ce jouet pour que maintenant je veuille m'en débarrasser, étant donné que je pouvais le donner à mes autres frères. J'ai insisté, j'ai argumenté que mes frères aussi ils avaient tout. Finalement il a décliné puisque c'était mon seul souhait le jour de ma première communion et, ma mère et moi, nous sommes allés le porter tous seuls à l'orphelinat. Pour la première fois j'ai vu des enfants, comme moi en apparence, dont j'avais appris qu'ils n'avaient pas de mère, pas de foyer, qu'ils étaient seuls au monde avec les bonnes soeurs. Ma mère avait dit à la supérieure mes voeux et celle-ci avait rassemblé les enfants pour leur donner le jouet en ma présence. Je suis sorti en courant et me suis caché dans la voiture, je ne voulais pas qu'ils me remercient, c'était moi qui voulais m'excuser d'avoir une belle maison, des parents, des jouets. Je me suis mis à pleurer dans la voiture, pour la première fois je prenais conscience de la souffrance chez les autres, en l'occurrence chez d'autres comme moi, enfants, je pouvais me mettre à leur place et sentir leur douleur. Mon geste me parut pitoyable, il me semblait qu'au lieu de leur avoir partagé mon jouet je leur avais montré mes richesses. Je me suis caché comme je me cache quand j'expose mes tableaux.

La rage de Zacharie a duré plusieurs jours et il ne l'a jamais oublié. Après cela, quand je désirais quelque chose, il me rétorquait que ce n'était pas la peine puisque j'allais l'offrir au premier passant dans la rue, que ce n'était qu'un caprice de ma part pour lui faire dépenser de l'argent.

Après ma première communion ma foi fut en crescendo et, un an plus tard, notre oncle le curé a dit que c'était une foi de religieux et ma grand-mère a confirmé que son fils était pareil à mon âge. Ce fut encore un nouveau drame qui commença pour Zacharie à cause de moi. J'avais huit ans et je ne faisais que prier, je faisais l'enfant de choeur tous les matins à la messe de six heures avant d'aller à l'école. J'avais mon autel avec mon enfant Jésus, je ne voulais pas jouer avec vous puisque vous disiez des gros mots, je lisais la vie de saints. Je lisais tout le temps la vie des saints, et c'est peut-être dans ces lectures, en y pensant maintenant, que j'ai dû m'inspirer pour offrir ma patinette aux enfants de l'orphelinat. Tous ces saints qui s'arrachaient le pain de la bouche pour le donner aux plus pauvres qu'eux, qui priaient sans cesse, qui renonçaient à tout pour suivre la voix du Seigneur. Peut-être ainsi ai-je voulu faire? Quand j'ai entendu qu'il y avait un séminaire qui allait ouvrir, dans la communauté de mon oncle, je me suis senti concerné, j'ai senti que Dieu m'appelait et qu'il ne fallait pas dire non à son appel. J'ai annoncé ma décision irrévocable de vouloir devenir prêtre et de rentrer dans les ordres le plus tôt possible. J'ai vu alors la souffrance de ma mère, mais elle s'est violentée à elle-même et a dit qu'elle ne pouvait pas s'interposer à la volonté de Dieu.

Il s'était présenté un problème scolaire car, j'avais seulement huit ans, j'étais en huitième au moment où j'avais pris ma décision. Je devais rentrer en septième l'année d'après, mais le séminaire ouvrait ses portes seulement à partir du Collège, où sixième était la plus petite classe. Je devais attendre un an encore. J'ai insisté, je ne pouvais plus attendre de donner ma vie au Seigneur. J'ignorais ce que cela signifiait en vrai, je pensais que j'allais prier toute la journée, être avec des enfants qui, comme moi, voulaient donner leur vie à Dieu, avec des prêtres pour pouvoir se confesser à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, enfin, être près de Dieu sans relâche.

Mon insistance fut lourde, je dois le reconnaître. Zacharie, ahuri, me voyait aller servir la messe tous les matins avant d'aller à l'école. Ma mère était soumise à ses croyances et, surtout, à ce que j'ignore. Comment me traitait Zacharie? Me voyait-elle en danger devant lui, sentait-elle qu'il voulait me briser? Pourquoi a-t-elle accepté, par foi en Dieu à qui elle donnait son fils, par foi en moi en qui elle voyait un élu, ou par peur de son mari qui pouvait finir par me faire plier à sa volonté, marcher à son pas, brisant ma vocation, brisant cette âme indomptable qu'elle sentait si fragile dans sa forte résolution? Seulement je sais qu'elle hésitait de devoir prendre cette décision et qu'elle a beaucoup souffert de l'avoir prise.

Au séminaire les prêtres ont opté pour me faire avancer d'une classe pour que je puisse rentrer au début de l'année scolaire suivante. Ma mère avait décidé de m'envoyer avec un de mes frères, plus âgé que moi, avec la perspective, je pense, que je ne sois pas seul, tout en argumentant qu'il était mauvais élève et qu'il lui fallait de la discipline religieuse, fort connue pour dompter les caractères rebelles.

Je me rappelle encore tous les préparatifs et les achats qu'il avait fallu faire pour pouvoir nous envoyer. Comme tu sais, l'endroit où se trouvait le séminaire était à trois mille mètres d'altitude et il y faisait très froid toute l'année. Le village voisin portait un vieux nom indien et se trouvait assez loin de Santa Fé et un peu plus haut qu'elle. Au-dessus du village c'était le Paramo, ce qui voulait dire les terres très froides en haut de la cordillère, où il n'y avait plus de végétation. Il fallait donc tout nous acheter. Dans notre ville natale nous n'utilisions que des culottes courtes et des chemisettes, des caleçons et des chaussures légères. Au Paramo il fallait des pull-overs, des blousons, des chaussettes de laine, tout ce qu'il faut pour se couvrir du froid intense et permanent. Puisque nous n'avions rien de tout cela, il fallait tout acheter. Il fallait en plus le ménage personnel, couvertures en laine, draps, serviettes, etc. plus les outils scolaires et, tout cela, multiplié par deux. Zacharie râlait vraiment et il avait raison de le faire.

Là aussi je crois que je veux faire un arrêt. En réalité, j'ai, jusqu'en l992, essayé à tout prix de lui donner la raison à Zacharie. Je me disais qu'il devait avoir eu beaucoup de motifs valables pour pouvoir justifier son attitude envers moi pendant toute sa vie. Je cherchais toujours à le justifier car, je me disais, que je devais essayer de voir les choses par ses yeux. En réalité je les ai vu par les yeux qu'il nous a dit qu'il avait et par ce qu'il disait qu'il voyait à travers. J'ai donc essayé de voir par les yeux que je croyais qu'il avait, en m'efforçant d'avoir le maximum de recul par rapport à moi.

En ce moment un idée me vient, pourquoi ai-je dit que là il avait raison? Ne pouvait-il pas dire non, je ne les envoie pas au séminaire? Ne pouvait-il pas dire «...non, il sont trop petits» ou, «...c'est trop cher pour moi» ou, «...je ne suis pas d'accord qu'on les éloigne de nous» ou, «...c'est du caprice et point final»? Non, il n'a rien dit, il a râlé, c'est tout. C'est alors que j'essaie de me mettre à sa place. Pouvait-il dire non? Qui était-il face à ma mère et, surtout, face à la famille de ma mère? N'a-t-il pas toujours dit que la seule chose qu'il regrettait d'avoir fait dans sa vie c'était de m'avoir envoyé au séminaire? Que voulait-il dire par là? J'ai souvent réfléchi à cette phrase qu'il a répété plusieurs fois. Que voulait-il dire? Pensait-il à moi, aux effets néfastes que cela avait pu avoir sur moi ou, pensait-il à ma mère qui avait dû souffrir ce que j'ignore mais que je peux pressentir ou, serait-ce à lui qu'il pensait, à ce qu'il avait enduré, souffert ou perdu? M'a-t-il perdu à partir de ce moment-là ou était-ce déjà fait depuis longtemps? Pouvait-il vraiment dire non à notre famille maternelle, orgueil national, famille d'origine patricienne espagnole devenue patriote au moment de la révolution pour l'indépendance de la Nouvelle Grenade, avec des personnalités connues à toutes les générations, comme notre oncle, monument vivant du pays, fondateur lui-même du séminaire, notre oncle-père comme nous l'appelions, pour lui respecter son double titre de parent et curé? Pouvait-il lui dire non à lui qui était l'instigateur de ma vocation?

Et là, crois-moi, je souffre pour lui, Zacharie Je ne sais pas quels motifs l'ont poussé à se marier avec ma mère, si c'était l'amour ou l'ambition. Et ma mère, pourquoi l'avait-t-elle épousé, par amour ou par désespoir de cause, par dépit de ses amours tronqués ? N'est-ce pas son propre frère à elle qui le lui a présenté? Ne l'ont-ils pas toujours méprisé, sa famille à elle? De cela je suis témoin, mais j'étais de l'autre côté de la barrière, j'avais les traits maternels, j'avais un parti pris dès ma naissance et, à cause de sa cruauté envers moi, je n'ai pas eu de mal à me rallier aux autres. Chez eux j'ai toujours trouvé recours après la mort de ma mère pour me protéger de lui. Et combien d'autres raisons que j'ignore, que j'ai toujours voulu considérer dans ma vision de ses actes envers moi, mais... je m'égare. Raison ou pas raison les faits sont là. Je ne peux pas juger ses intentions, je peux te raconter les faits vécus par moi, que tu ignores, même si toi, comme les autres, comme tous les autres, vous avez cru savoir toute la vérité sur moi.

Les faits. Pourtant, comme dans le cas du crime que je te racontais l'autre jour, ce sont les intentions qui comptent dans un tribunal. Si devant celui-ci le meurtrier est acquitté parce qu'il avait une raison valable, mais qu'il tue encore, et encore, et à chaque fois on l'acquitte pour des causes justifiables, au bout d'un moment les intentions, même prouvées, sont mises en cause. De même pour Zacharie envers moi. Je l'ai justifié pendant quarante ans, je lui ai trouvé toutes sortes d'excuses, toutes sortes d'alibis mais, au bout de quarante ans, quand je l'ai vu agir avec sévices et préméditation devant un témoin à moi, toutes les excuses données aux faits précédents étaient remises en cause.

Je suis tout de même bel et bien parti au séminaire. C'était d'ailleurs lui-même qui nous avait emmenés. Ma mère... je l'ai vu s'évanouir à l'aéroport, effondrée en sanglots, comme si je mourrais. En la voyant j'ai perdu tout mon courage, j'ai voulu rester, mais il m'a dit que c'était trop tard et qu'il fallait partir. Je me rappelle de l'avion, un DC4, de la vue sur la cordillère des Andes, de mon frère qui sautait de joie à chaque trou d'air, qui étaient assez fréquents sur ces avions, pendant que Zacharie transpirait et s'accrochait aux accoudoirs, effrayé. Finalement, puisque je suis là en te le racontant, nous sommes arrivés au séminaire où j'ai passé deux terribles années que je ne te raconterais pas maintenant. Je te dirais seulement que mes rêves de sainteté s'y sont vite dissipés et il ne m'est resté que l'amertume et la souffrance de ma déception. Nous ne priions pas toute la journée, ni les autres garçons étaient pieux comme je l'espérais, loin de là, ni les prêtres étaient des saints, bien loin aussi. Souffrance aussi de l'aspect matériel, du froid, de la faim, car la nourriture était tellement infecte que je préférais ne pas manger. Souffrance de la discipline d'une bêtise singulière, des études médiocres où, même moi qui était en avance d'un an, trouvais cela bien faible et, pourtant, nous étudions bien plus que de là où je venais. Souffrance enfin, la pire de toutes, de l'éloignement de ma mère. J'ai supplié mon père de me ramener au bout d'un certain temps, j'avais des crises d'hystérie les dimanches quand nous devions retourner au séminaire après avoir passé les fins de semaines chez nos tantes à Santa Fé. J'ai aussi essayé de m'évader plusieurs fois sans résultat. Après les vacances, où nous pouvions rentrer chez nous un mois par semestre, je ne voulais plus retourner au séminaire. Mais Zacharie, malgré les supplications de ma mère, était resté inflexible: "Il veux être saint, voilà le bon chemin !" - rétorquait-il -.

J'ai vécu malade les deux ans que j'y ai passé, j'ai eu des hémorroïdes rajoutées à une constipation irréductible, j'ai eu des panaris aux pouces et un mal au ventre permanent. Dans le courant de la deuxième année j'ai essayé de me suicider, je me suis lancé au milieu de la route nationale, qui passait en face, par où circulaient tous les bus qui allaient de Santa Fé vers chez nous, en vue d'en arrêter un pour qu'il me ramenât à la maison ou qu'il m'écrasât. Une autre fois j'ai réussi à l'arrêter et je suis monté dedans, mais ils se sont aperçus de mon escapade au séminaire et ils l'ont fait arrêter par la police quelques kilomètres plus tard.

Finalement Zacharie a lâché prise. Ma mère était folle de joie. Moi aussi, quand je suis retourné dans ses bras. Mais... ce n'était pas pour du meilleur. C'est justement là, en arrivant avec mon visage angélique, habitué à chanter des litanies et à parler le latin, que les camarades du collège m'ont pris pour une proie facile à leurs festins. J'ignorais tout de tout et surtout du sexe, j'ignorais qu'on pouvait avoir des érections, qu'on pouvait avoir des poils sur le pubis, j'ignorais que cela pouvait servir en dehors d'uriner.

C'est vrai qu'au séminaire j'avais reçu des petits dessins dans mon pupitre où on avait dessiné un petit bonhomme, à califourchon sur un autre, avec une enseigne, "Ce soir aux toilettes ?". Je pensais que c'était pour jouer et j'en avais montré un à mon frère, qui me l'avait arraché des mains sans rien dire. Rien, je ne savais rien.

Tu pourrais me dire que j'aurais dû rester au séminaire, que c'était du caprice de ma part ou, comme disait le directeur de ce centre, que je faisais soumettre les autres à ma volonté. Mais même aujourd'hui, je ne sais pas ce qui était pire, l'enfer du collège ou le séminaire. C'est comme donner à choisir à quelqu'un entre une torture ou une autre, t'arracher les ongles de la main droite ou ceux de la main gauche. Je n'aurais voulu aucun, je voulais être avec ma mère et je voulais être respecté et en paix.

Je ne pouvais pas choisir, puisque je ne connaissais pas le futur et je connaissais bien le passé. J'avais onze ans, il ne faut pas l'oublier, ils m'ont redescendu au niveau scolaire où j'étais auparavant, après avoir essayé pendant une semaine au même niveau qu'au séminaire mais ils ont vu que tous mes camarades étaient beaucoup plus âgés que moi, en pleine adolescence, et que cela pouvait me nuire.

Mais, dans la classe immédiatement inférieure, cela n'était pas mieux

 

 

 

Chapitre VI
            Ardèche, 30 juin l999

Me diras-tu qu'est-ce qu'il reste de votre père si vous acceptez tout ce que je dis comme vrai? Me diras-tu que je n'ai pas le droit de dire cela, même si c'était vrai, car je détruirai l'image de votre père, du grand-père de vos enfants, l'image du père tout court, celui que vous incarnez aujourd'hui?

N'est-ce par cela le motif de mon silence jusqu'à maintenant? J'ai voulu respecter l'image, l'idée que vous avez de lui, le respect que vous avez pour lui. Car, je le sais, vous avez une autre histoire avec lui. J'ai voulu respecter cette histoire, l'affection qui d'elle s'en découle, l'amour que vous avez pour lui, car je veux bien croire que vous l'aimez, le respectez, l'admirez, que pour vous il n'y a pas de meilleur père sur terre.

N'aurait-il pas été plus facile pour moi s'il avait ouvertement agi avec tous de la même façon qu'avec moi? N'aurais-je pas trouvé alors de la solidarité avec vous, de la solidarité mentale? Car quel a été le danger de tout cela, sinon celui où je suis arrivé, celui de douter de ma propre santé mentale, de ma vision déformée, puisque unique, d'une réalité différente pour vous tous, sauf pour moi? Si plusieurs personnes à côté de moi, qui ont grandi sous le même toit, qui ont été nourries du même lait, qui ont eu les mêmes parents et qui, simultanément, ont eu un aperçu unanimement différent de mon vécu, n'est-ce pas forcément le mien qui est déformé, erroné, faussé, voire malade ?

Connais-je en réalité ce que tout un chacun d'entre vous a vécu et ressenti ? Je ne connais que vos réactions de respect, admiration et amour paternel. C'est à ces manifestations que je me tiens, que j'essaie de respecter, parce que c'est votre richesse à vous, c'est ce qui vous porte dans la vie, qui vous donne des forces, qui vous fait croire en vous et vous permet de réussir dans tout ce que vous entreprenez.

Mais... ai-je le droit envers moi-même de me laisser mourir parce que je n'arrive pas à dire ce que j'ai vécu moi, à l'affirmer, contre votre crédibilité dans ma santé mentale, mon équilibre psychologique? Ai-je le droit de m'empêcher de vivre pour garder ce qui est un fardeau insupportable à porter? Si je me tais, comme je l'ai fait jusqu'à présent, je consens à vos doutes sur moi, doutes sur ma raison, doutes sur mon honnêteté, doutes sur ma parole, doutes sur tout ce que j'ai fait, doutes sur mon œuvre, doutes sur ma vie entière, sur moi-même, sur ma virilité, sur mon existence, sur ma mémoire, sur la mémoire de mon passé, sur ma perception du monde, de la réalité. Si ce que je te raconte est d'emblée rejeté, si ce que je te dis est faux pour vous, donc ce que je vois est faux, ce que je crois avoir vécu est faux, ce que je crois aimer est faux, ce que je crois pouvoir réaliser est faux. Ma vie est fausse, car ma pensée distord la réalité qui l'entoure et moi je l'accommode alors à ma pensée malade.

Ai-je le droit de me condamner, moi aussi, parce que vous m'avez condamné, parce qu'il m'a condamné, parce que le monde m'a condamné suivant sa version à lui? Chaque souvenir que je te raconte a, dans vos mémoires, une autre version en contrepartie. C'est devenu alors ma parole contre la sienne. Et, la sienne, n'est-elle pas à vos yeux le symbole de la vérité? N'est-elle pas appuyée par des gestes en conséquence, l'amour qu'il vous a prodigué à vous tous, l'appui, la compréhension? N'a-t-il pas toujours été le bon conseil de vos vies, pour votre vie affective, votre vie professionnelle, ainsi que votre conseiller financier et votre conseiller légal? Toutes ses démonstrations, vont-elles être contrecarrées par la parole d'un homme comme moi, velléitaire à vos yeux, instable, fragile, contestataire, volubile, fat et lâche car, selon vous, je n'ai pas eu de succès par lâcheté?

Un être qui, à mon âge, n'a pas de toit à soi, n'a pas d'enfants, n'a pas de famille à part une femme envoûtée par mes mensonges, n'a pas de pays, n'a rien selon vous, sinon ma fantaisiste façon de vivre çà et là, ma farouche conviction à peindre pour rien, même pas pour devenir riche comme vous. A quoi bon à vos yeux un être aussi diplômé, si talentueux, si convoité, si ma propre vie n'est qu'un mirage de l'imagination? Non, entre ma parole et la sienne vous n'hésitez pas un instant, la sienne l'emporte sans vaciller, sans même considérer le fait de pouvoir les comparer pour choisir.

Et pourtant, moi je peux voir ce qu'il a été pour vous. Je peux voir la prodigalité d'affection qu'il a eu envers vous, d'appui moral, d'appui économique, d'appui tout court. Je peux voir à travers vos yeux la bonté que vous lui voyez, la reconnaissance que vous lui devez, l'admiration, le dévouement que vous lui consacrez. Je ne dis pas, ni je ne me dis pas, que vous vous trompez. Vous avez raison de l'aimer et de sentir tout ce que de bon vous ressentez pour lui. Moi, en t'écrivant cette homélie, j'aurais souhaité que vous puissiez croire, ne serait-ce qu'un instant, qu'il est possible que mon histoire soit toute autre que la vôtre et que ma version, hélas, seulement pour un instant, que ma version soit vraie. N'avait-il pas coutume de dire, «Chacun voit la foire à sa manière»? Il voulait dire que, quand on va à la foire, il y en a qui trouvent leur bonheur, d'autres qui sortent perdants. Ne puis-je pas être celui qui est sorti perdant avec le même père merveilleux que vous avez eu ? Et, dans son proverbe, celui qui est allé à la foire pour chercher du cochon et n'a trouvé que de la volaille, celui qui a apporté des oranges quand nul n'en voulait, puisque tous achetaient des pêches?

N'est-ce pas le principe de l'abus sexuel celui de se fonder sur le silence de la victime? Tout abus, tout viol, ne se base-t-il pas sur cela? Pourquoi la victime garde-t-elle silence si ce n'est parce que son agresseur le lui impose, soit par intimidation, soit par culpabilisation, en disant que c'est bien la faute de la victime de l'avoir provoqué? Ne disent-ils pas tous, les violeurs, les pédérastes, c'est elle ou lui, femme ou enfant, qui m'a cherché, m'a provoqué et je me suis laissé induire? Les victimes de toutes sortes qui périssent, ne périssent-elles pas de leur silence, parce qu'elles n'ont même pas soupçonné qu'elles avaient le droit de dire leur version, parce qu'elles n'ont même pas su qu'elles avaient une version qui leur était propre?

N'ai-je pas gardé le silence parce qu'il m'avait fait me sentir coupable et, une fois sûr de mon silence, ne pouvait-il pas s'acharner sur moi sans crainte? Ce silence dois-je le maintenir pour que vous puissiez garder son image, dans vos coeurs et pensées, ainsi que celle que vous allez transmettre à vos enfants et petits enfants? Dois-je mourir étouffé, par absence de parole, pour préserver une image? Ne serais-je pas coupable de n'avoir pas osé montrer celle que non seulement j'ai vu, mais que j'ai subi?

C'est comme si en construisant une sculpture gigantesque on ensevelissait un corps dedans, sans se rendre compte, par mégarde, occupés qu'on était à faire le devant, oubliant la partie arrière qui allait être adossée au mur? Je suis là, derrière cette image du père qu'il s'est construit devant vous, enseveli dans le mur de mon silence, caché à tous les regards. Mais, ne craignez-vous pas que, une fois mort, l'odeur de ma putréfaction qui s'en dégagera vous étouffera et vous ne pourrez plus contempler l'image sacrée de votre père, vous serez obligés de boucher vos sens pour pouvoir sortir en courant et oublier, oublier pour pouvoir continuer à vivre? Pourriez-vous oublier cette odeur qui vous poursuivra toute votre vie et peut-être celle de votre descendance? Avez-vous regardé derrière l'image, pour vous rendre compte s'il y avait un côté sombre, un côté caché en état brut, sans avoir été travaillé et que vous aviez toujours ignoré, émerveillés que vous étiez par la devanture?

Mais ce n'est pas toi qui peut répondre à toutes ces questions que je te pose. C'est à moi de répondre aux questions que me poseront un jour ma descendance, non pas celle de la chair puisque je n'en ai pas, mais celle de l'esprit, qui est peut-être plus sévère envers ses géniteurs.

L'être qui a été violé consécutivement, incessamment, qui a gardé le silence tant qu'il ignorait qu'il était victime et non coupable, transmettra à sa descendance cette dernière condition, s'il ne devient pas violeur à son tour pour confirmer sa culpabilité. Mais si un jour son cœur s'éveille à la lumière, en apercevant ne serait-ce qu'un mince filet qui transperce le mur de sa conscience, alors il devra se donner la peine de finir de l'abattre pour voir enfin le jour qui lui a été nié. S'il ne le fait pas, alors il devra boucher le trou par où filtre le rayon et se complaire à jamais dans l'obscurité. Et... cette attitude n'est pas à blâmer car, celui qui voit le filet, aperçoit aussi la profondeur de son gouffre, laissant l'impuissance envahir ses membres, la paralysie s'étendre sur tout son être et il se sentira incapable d'abattre ce mur gigantesque derrière lequel il se trouve enseveli.

C'est dans des moments comme celui-là que des mots d'injures, proférés sans cesse lorsqu'il était enfant, s'approprient entièrement de lui, sans qu'il ne puisse plus reconnaître la multiplicité de ses significations. Dans mon cas en l'occurrence, pourrais-je savoir laquelle des acceptions du mot non dit ici est inhérent à moi, celle de mauviette, lâche, prostitué ou homosexuel? Ce ne serait pas la dernière acception qui serait la pire car, aimer un autre être du même sexe que soi demande plus de courage que de lâcheté, aimer demande du courage et aimer par-dessus les conventions sociales demande encore plus de courage. Non, celle-là est une acception qui peut se porter fièrement, mais pas celle d'avili, d'usé, de lâche parce que je me suis tu?

Si je ne démolis pas cette muraille de silence alors mes oeuvres, la descendance de ma chair et de mon esprit, seront ensevelies avec moi, ou moi je deviendrai à mon tour leur violeur et elles mes victimes, faisant taire ainsi ma conscience, incapable d'avoir osé rompre le silence.

Et, cher frère, ce n'est qu'avec les mots que je peux le faire. Les images sont floues dans leurs contenus multiples et variés, se prêtant à une infinitude d'interprétations, bien loin de l'idée ou des pensées qu'a eu celui qui les a faites. Non, les images ne peuvent pas dire de choses précises, elles disent des choses universelles, elle sont un langage en soi, en dehors de l'auteur et du spectateur. Même si elles représentent des objets ou des choses qui sont reconnaissables par nos sens, elles sont chargées d'un contenu qui dépasse ce qu'elles représentent, qui englobe le reconnu et l'inconnu et qui, par là, a le pouvoir de nous faire aller voir ailleurs, à l'intérieur de nous-mêmes où le monde est plus riche, plus vaste, plus insondable que dehors, mais sa porte est dérobée, fuyante et ne se laisse franchir que rarement. Pour cela, les images d'art peuvent parfois aider à trouver la porte dérobée et, tout en regardant une vulgaire corbeille de pain ou une tache, ou peu importe la forme ou la manière, mais ayant été faite par quelqu'un qui, consacré à fouiller dans son intérieur a trouvé une clé commune, le spectateur peut alors apercevoir le divin par la vue de son propre monde intérieur.

Mais s'il atteint le domaine de l'universel, il n'atteint pas le cri individuel, le droit de répondre, le droit de version. Car vous avez tous vu mes oeuvres, tu m'en as même acheté quelques unes, tu les as sur tes murs, elles peuvent t'aider à dévoiler ton intérieur mais elles ne te dévoileront pas ma version des faits, celle que tu lis ici, si tu es arrivé jusque-là. Les oeuvres d'art ne défendent pas leur auteur, elles appartiennent et servent à ceux qui les regardent, à ceux qui les aiment.

Et... comme un clou ne peut-être chassé par une éponge, mais par un autre clou, pour me défendre d'une version mal-dite avec préméditation, je ne peux la chasser qu'avec une autre version, ma version. De la même manière que pour chasser un clou il faut tourner la planche à l'envers pour planter le clou qui va chasser l'autre, je tourne l'image que vous avez de votre père et je te montre l'autre façade, celle qui est dans l'obscurité. Peut-être que si tu arrives à t'évader de l'éblouissement qu'a la devanture de l'image, tu pourras d'abord deviner, ensuite apercevoir dans la pénombre, l'âme et même le corps, de celui dont on a dit " ...qu'il était parti ailleurs, parce qu'il trouvait que ce n'était pas assez pour lui ici...", et tu ignorais qu'il était là, écrasé dans le mur du silence, dans l'ombre des projecteurs dirigés sur l'image gigantisée de Zacharie, là, à côté de toi, à côté de vous tous, à côté de ma ville natale, de mon pays, de ma terre entière, là, dans les odeurs de chaque jour, dans la lumière du matin, dans les prières du coucher, dans le sommeil, dans l'amour que j'ai pour la vie, cet amour que j'exprime sans cesse dans mes oeuvres dont je réclame le droit de pouvoir continuer à en faire.

Plus tard le même jour

Aussi longtemps que je m'en souvienne, je souffre de peur. Je me rappelle les nuits où, étant enfant, j'attendais que mon frère cadet s'endorme pour me glisser dans son lit. Je plaquais mon dos contre le sien pour pouvoir surveiller d'un côté pendant que, tout en dormant, dans mon imagination, il surveillait de l'autre. Mais souvent quand, au milieu de la nuit, il se rendait compte de ma présence, il me poussait jusqu'à me faire tomber hors du lit. Alors j'étais paniqué, je lui demandais de me laisser dans un petit coin, mais le plus souvent il refusait et je n'osais pas retourner dans mon lit. De quoi avais-je peur? De tout, de rien, j'entendais des bruits, je sentais des présences, je voyais des lumières, je fermais les yeux et je supposais des choses, des dangers incommensurables. Si je ne supportais plus et je n'arrivais pas à le convaincre, car nous n'arrivions pas à un accord avec les chantages qu'il me faisait, en profitant de ma peur, je partais vers la chambre de nos parents. Tu te rappelles ce long couloir tout ouvert sur le patio intérieur où, pour moi, mille traquenards étaient possibles dans le noir, où des voleurs et assassins, sorcières et autres méchancetés se cachaient partout, car nous dormions tous avec les portes ouvertes à cause de la chaleur, je suppose, puisqu'il nous était interdit de les fermer. Nos parents non plus ne la fermaient pas. Quand j'arrivais à traverser le couloir, il fallait encore passer le séjour où on regardait la télévision et puis j'arrivais devant leur chambre. Mais Zacharie ne dormait toujours que d'un œil, pour tout surveiller, m'empêchant ainsi de roder dans les parages au milieu de la nuit. Leur tête de lit, tu te souviens, était adossée au mur et la porte se trouvait du côté des pieds de Zacharie, de telle façon qu'il pouvait ainsi regarder le patio, depuis son lit, à travers la porte et le petit séjour. Il me fallait donc être souple et félin pour pouvoir dépasser leur lit et atteindre, tout en rampant, le côte de ma mère. Elle avait un petit tapis, en guise de descente de lit, pour se protéger de la fraîcheur du carrelage, où je me blottissais après ce long parcours, je tendais ma main pour prendre la sienne pendant qu'elle dormait et la posais sur ma poitrine. A partir de ce moment je tombais dans un profond sommeil, comme si j'étais protégé par une invincible armure et, seulement à l'aube, je sentais qu'elle me secouait pour que je m'en aille sur la pointe des pieds rejoindre mon lit sans réveiller Zacharie ni éveiller ses soupçons.

Mais ce n'était pas toujours le cas. Soit, après avoir pu traverser tous les dangers du couloir et du séjour, il me voyait entrer de son œil qui ne dormait pas et il lui fallait une onomatopée impérative pour que je n'osasse insister ni demander miséricorde. Quand cela arrivait je devais retourner dans ma chambre, j'essayais de me glisser subrepticement auprès de mon frère et, s'il me rejetait à nouveau, je devais attendre assis au pied de son lit, pendant que je supposais que l'oeil de Zacharie allait changer de garde et je re-insistais. Parfois je devais faire deux ou trois tentatives jusqu'arriver au pied du lit de ma mère, cela pouvait être bien tard le soir, voir tôt à l'aube, pour enfin trouver la paix et pouvoir m'endormir pendant quelques heures à peine. Cela fut... toute ma vie jusqu'à sa mort, au moment de mon départ. C'est vrai que les causes avaient évolué. La peur des voleurs avait toujours subsisté et non sans raison. Avec cette maison ouverte aux quatre vents, avec des patios au milieu, des portes jamais fermées, on sentait que vivants et non-vivants pouvaient y circuler librement pendant qu'on dormait. Le jardin de derrière, donnant sur un terrain vague, avait permis des tentatives d'intrusion pour vol, mais ils ne sont jamais arrivés jusqu'à la zone d'habitation. Zacharie dormait avec son revolver et son fusil à côtè du lit et, plusieurs fois par nuit, il allait armé faire la ronde de la maison. C'est peut-être lui que j'entendais quand j'écoutais des bruits. A cause de cette crainte permanente il voulait nous apprendre à tirer au revolver et au fusil quand nous allions à la ferme, mais moi je me suis toujours refusé, ne serait-ce qu'à toucher une arme de mon plein gré, bien qu'il m'ait souvent forcé à essayer. Je n'ai jamais appris et il m'a toujours confirmé que seulement les innommables ne savaient pas tirer. Il fallait être un homme, avec des choses entre les jambes, pour savoir tirer une arme à feu. Je crois que ceci, sincèrement, lui faisait honte de moi, c'était comme si son nom tout entier était maculé pour l'éternité.

A part la peur des voleurs il y avait aussi mes cauchemars. Ils sont arrivés très tôt en fait car depuis toujours je me suis réveillé en criant, de temps en temps. Même maintenant je me réveille très souvent en hurlant, trempé de sueur, tremblotant. Souvent je répète des phrases en me réveillant, comme celle que je dis depuis quelques temps, quand je me réveille en sanglots "Je ne supporte pas tant de haine, je ne supporte pas tant de haine" ayant l'image de Zacharie, avec ses yeux rivés sur moi, me paralysant!

Puis j'ai eu une époque assez longue, qui était le sujet de vos rires et moqueries, quand je suis devenu somnambule. Je marchais endormi jusqu'au cellier, où était le réfrigérateur, j'ouvrais la porte et prenais une carafe d'eau froide pour me la renverser sur la tête, me réveillant au milieu, effrayé et trempé.

Il y a eu l'époque mystique alors que j'étais un très jeune enfant, je devais avoir cinq ou six ans, je me réveillais en entendant une voix de femme très douce qui disait mon nom et, en me réveillant, je continuais à l'entendre. J'appelais ma mère, ma chambre d'alors était plus proche de la sienne, en croyant que c'était elle qui m'avait interpellé mais, en s'approchant de mon lit, elle niait de m'avoir nommé. Cela s'est passé plusieurs fois et, à chaque fois ma mère dormait, j'entendais la voix de plus en plus distinctement provenant d'un grand tableau de la vierge qui était au dessus de mon lit. Ma mère venait auprès de moi et m'accompagnait pour prier. C'est là qu'a commencé ma dévotion pour la vierge et l'éveil à une conscience enfantine pour ma vocation religieuse. Cela se produisit souvent jusqu'à ce que mon oncle fût mis au courant, ma grand-mère et la ville entière. Dans la journée, je voulais toujours parler à la vierge, alors Zacharie s'est inventé une supercherie pour me détromper en me donnant une carte de visite avec son numéro de téléphone, me disant que c'était celui du ciel, sans que je sache que c'était celui de son bureau. J'appelais et demandais à parler à la vierge, sa secrétaire me répondait comme si c'était elle en jouant son rôle. Je l'ai cru les premières fois avant que cela ne devienne le sujet de vos railleries et que je finisse par avoir des doutes jusqu'à découvrir la supercherie. Mais ma mère croyait à la voix que j'entendais et moi, aujourd'hui, malgré tout ce que j'ai cessé de croire, je sais que j'entendais une voix douce m'appeler par mon prénom, que ce n'était pas celle de ma mère et qu'elle était belle, comme je n'ai plus jamais entendu de voix aussi belle, et qu'elle me disait des choses dont je ne me rappelle point.

Les gens autour ne savaient plus s'il fallait parler de miracle ou de déraillement et mon oncle le curé a fini par étouffer l'affaire, pour ne pas laisser se créer une ruée de fanatiques vers la maison, à moins que cela n'eut été confirmé par l'église. Il a interdit à ma mère de le répéter et à moi d'y croire.

Les nuits, je les craignais. Les nuits, je les crains encore. Plus tard j'ai appris à les contourner. C'est ainsi que depuis mon arrivée en France, comme je ne travaillais plus avec des horaires de bureau, je passais mes nuits à écrire dans ma chambre de bonne à Paris et, seulement quand l'aube pointait, j'allais me coucher ou, l'hiver, vers les cinq heures du matin, quand je sentais que la ville se réveillait, je pouvais enfin m'endormir. Maintenant j'arrive à me coucher à deux heures du matin au plus tôt, je me réveille en sursaut vers les quatre heures, je constate que bientôt le jour se lèvera, alors je sais que les fantômes bientôt s'en iront et je me rendors.

On dirait que je suis né avec la peur. Pourquoi? Pourquoi tu n'as jamais eu peur comme moi? Quand Zacharie partait à la capitale et que nous restions seuls avec notre mère, elle se barricadait dans la chambre, littéralement, elle poussait une armoire devant la porte, après nous avoir fait rentrer tous les enfants dedans, sauf toi. Nous posions des matelas autour de son lit et c'était des plus belles nuits que nous pouvions passer. Je me rappelle que nous insistions pour que tu rentres avec nous et tu disais que tu n'avais pas peur. Moi je te disais au revoir, comme si je te laissais aller trouver la mort, pendant que tu restais tranquillement avec les portes ouvertes comme si Zacharie était là avec ses fusils. Je te trouvais tellement courageux, même téméraire! Je pensais aussi aux pauvres femmes qui faisaient le ménage et la cuisine qui avaient leur chambre dans le patio du fond, tout près du jardin, porte ouverte à tous les dangers, des femmes courageuses me disais-je, qui affrontaient la mort sans crainte!

Pendant toute ma vie, au lever du soleil quotidien, le danger s'est dissipé. Qu'est-ce qu'il m'est resté alors comme repos?

Avant mon départ au séminaire je devais mon exclusion du groupe de jeux, qui était le vôtre, à mon caractère pieux et mystique qui se prêtait à vos moqueries. Tu te souviens peut-être comment, à cette époque là, en arrivant de l'école à onze heures du matin, j'allais me mettre devant la piscine en position du lotus, posant une serviette sur mon corps en guise de drapé, dont je prenais grand soin pour que ses plis soient droits et parfaits, restant immobile jusqu'au déjeuner. Quand Zacharie s'en apercevait il m'obligeait à me défaire de ma position, car j'entrais dans une sorte de transe, trouvant que c'était encore une attitude à moi pour me faire remarquer. Mais moi, sous le soleil caniculaire de cette heure, je restais assis devant la piscine en contemplant ses eaux plates, dans une profonde léthargie, sans sourciller. Je n'avais pas sept ans et j'ai encore la conscience de la sensation de cette position hiératique sous le soleil calcinant qui m'enivrait, la vision des plis droits de ma serviette comme ceux de l'habit d'un Lama en prière, les eaux immobiles devant moi réfléchissant la lumière, c'était un tout, la symétrie de ma position par rapport à l'espace, car il fallait que je sois juste au milieu, devant la longueur de la piscine, pour que le tout soit équilibré. Je sentais ce qu'on pourrait ressentir dans une église baroque, aux lumières tamisées, embaumée d'encens, avec les voix des moines au fond qui te pénètrent à l'intérieur en remuant des fibres jusqu'à là ignorées, ou ce qu'on pourrait ressentir devant un précipice immense où, tout d'un coup, on sent la présence de Dieu par la contemplation de ce que l'homme ne pourra jamais faire, sinon le détruire. Une piscine n'est-elle pas, dans certaines religions, un bassin destiné à des rites lustraux, des rites purificateurs? Le baptême n'est-il pas un rite aux eaux lustrales? Je ne jouais guère, comme je ne jouais pas quand je faisais le service à la messe. C'était inhérent à moi, comme l'est la couleur verte inhérente aux feuilles des plantes, comme l'est la chaleur inhérente au feu.

Dans l'autre sens du mot jeu, je ne jouais guère non plus. Après le séminaire, je vivais ma disgrâce pendant le jour et mes terreurs pendant la nuit, n'ayant ainsi aucun instant de repos. Il ne me reste par conséquence aucun bon souvenir de jeux, ni d'activités de groupe, ni de bêtises d'enfant. Mes seuls bons souvenirs sont mes extases mystiques, mes élans pieux, mes joies divines et l'amour de ma mère. Cet amour que vous ignorez, car il se passait comme la brise qui souffle sur nos visages et que nul ne voit, comme l'air embaumé de parfum que fait tourner nos sens et nul ne peut apercevoir. C'était un amour qui ne pouvait pas être avoué comme étant plus grand que celui qu'elle avait pour les autres enfants, car il ne l'était certainement pas, comme elle-même le disait toujours, mais différent. Ce n'était pas dans l'intensité que cela se jouait, mais dans la différence. On ne peut pas dire qu'un amour conjugal est plus ou moins fort qu'un amour filial, ou paternel ou fraternel, ils sont simplement différents. Ma mère aimait celui que j'étais, en plus d'aimer son fils. Non pas que son amour ait été incestueux, non, c'était l'amour d'une personne pour une autre du dedans, sans âge ni sexe, sans temps, dans lequel chacun de nous trouvions dans l'autre ce qui nous manquait et nous donnions à l'autre ce qu'il avait besoin de recevoir. C'était comme une rivière qui court dans son lit, où chaque filet d'eau trouve son chemin, où chaque courant amorce sa courbe, où chaque pierre détourne sa force. C'était comme les oiseaux volent dans les airs et s'abandonnent à ses courants et vont où ils veulent aller portés par le vent, comme est la nature quand nous lui ouvrons nos bras et surtout notre cœur, en nous accueillant et nous faisant partie d'elle. Cet amour était en dehors, en dehors de tout, même de notre présence, comme il l'est encore même, après son absence.

Toi, ainsi que les autres frères, qui viviez des amours d'enfants pour leur mère et réciproquement, tu ne pouvais pas même entrevoir ce qui se passait en coulisses. Cela n'avait d'expression que quand vous n'étiez pas là, quand vous partiez à la campagne et que ma mère envoyait les petits frères chez les cousins. Alors, les domestiques en congé, nous étions seuls, sans témoins de ces merveilleuses retrouvailles qui étaient les nôtres. Non sans joie après votre départ elle fermait la porte derrière elle avec un immense sourire de soulagement et de joie qui remplissaient son visage. Nous étions seuls, nous ne devions pas nous cacher. Cacher quoi? Ces mots que je viens d'écrire peuvent paraître ambigus, mais rien n'était plus clair. Nous cachions notre entente dans l'art. C'est quelque chose que nul ne pouvait comprendre, que nous ne pouvions même pas expliquer car nous ne connaissions pas l'étendue de sa force, l'incroyable pouvoir intérieur qu'il dégageait. Les psychiatres que j'ai fréquenté n'ont jamais vu cet aspect quand j'étais adolescent, ni même après, ils n'ont jamais vu qu'un complexe d'Oedipe ou d'Electra, mais ce domaine secret et sacré leur a toujours échappé, car il faut être soi-même artiste pour percevoir une âme d'artiste, comme il faut être joueur pour percevoir une âme de joueur. Il n'y a pas d'indices apparents par lesquels on puisse les identifier de loin car ceux qui en arborent sont ceux qui en manquent souvent. C'est un composé de mille riens, de millions de riens. Et des millions de riens font rien. Mais c'est là, dans ce rien composé de millions de riens, qu'on peut s'identifier.

Tu peux bien sûr dire, en regardant rétrospectivement, que tu le savais depuis toujours, ainsi que tous les autres membres de la famille, que je n'étais pas comme vous, que j'étais différent, que j'avais toujours eu une âme d'artiste. Rétrospectivement il peut paraître évident, comme il est évident de vanter les qualités d'un homme mort, de dire du bien de lui, bien qui n'était pas la vision de ses contemporains qui l'ont peut-être laissé mourir de faim et solitude.

Ma mère, une fois la porte de la maison fermée, ouvrait à double battant la porte dérobée, qui se trouvait dans cette prison intérieure dans laquelle je m'étais enfermé pour me protéger des agressions extérieures, elle ouvrait en grand les fenêtres, laissant que les courants d'air s'infiltrassent à travers, que l'odeur de renfermé s'échappât. Elle secouait les tapis et les rideaux de mon âme où elle seule pouvait rentrer quand nous étions seuls et puis, me tenant par sa main, m'appuyant sur elle, timidement, je me penchais sur le seuil de la porte qu'elle m'ouvrait et j'osais regarder le monde auquel j'appartiendrais désormais. Elle me montrait du doigt les horizons de mon âme, de ma destinée, les limites que nous avions à la vue et, comme les visionnaires, elle me disait que derrière l'horizon que je voyais il y avait encore des terres à découvrir, qu'au-delà encore et plus loin, jusqu'à là où on ne pouvait pas s'imaginer, s'étendait mon royaume intérieur. Et puis, avec d'infinies précautions elle m'invitait à franchir le pas de ma nouvelle porte et à effectuer les premiers pas dans ce monde dont elle seule avait la connaissance. Je contemplais alors jaillir de moi ce que j'ignorais, je voyais les frontières toujours noires de mon existence s'ouvrir, s'agrandir, s'étaler au-delà de tout ce qui m'était jusqu'à là connu et même permis d'être imaginé.

Je trébuchais, elle me relevait, je chancelais, elle me montrait l'étendue du domaine qu'il me faudrait parcourir un jour. Et, à cet être malingre et chétif que je croyais être, elle montrait un royaume inconnu, où j'étais fort et puissant dans sa foi, où j'ignorais jusqu'alors que je pouvais y rentrer, encore moins y régner.

Ces incursions dans ce domaine ne pouvaient pas durer longtemps à cause de la durée qu'il nous était permis d'explorer. Mais le peu d'instants que nous avions, nous en profitions, comme le maître qui va s'en aller à jamais en profite pour donner à son disciple la plus grande partie de ses connaissances afin qu'elles ne disparaissent avec lui.

C'était donc quand vous partiez que nous allions dans la cour du fond, où elle avait installé son petit atelier pour faire ses figures en terre. Quand je ne la pétrissais pas avec elle, alors elle me faisait poser, dans mes poses de lotus ou autres dans le genre où je pouvais rester des heures sans bouger. Dans ces moments-là tout basculait dans une autre dimension. Quand je posais pour elle, par le mystère d'un acte que je ne puis expliquer, elle rentrait dans moi. C'était alors dans ces silences, pendant que ses mains composaient ses figures, qu'elle me parlait. C'était là où moi, absent de mon corps hiératique, me retrouvais avec elle, absente du sien en train de créer.

Nous mangions à peine ces jours-là, nos heures nous étaient comptées. Après le déjeuner, sous la canicule de midi, nous allions sous le ventilateur et nous faisions une sieste où je me reposais près d'elle, elle me serrait dans ses bras et nous nous endormions. Là encore, sans la peur d'être dérangés par quiconque, elle ouvrait ma porte et me montrait d'autres recoins de ma demeure, d'autres contrées de mon domaine. Au réveil, nous continuions le travail de l'argile et, plus que la technique, elle m'apprenait à emprunter le chemin intérieur pour arriver à me fondre dans la terre que j'avais entre mes mains.

Les deux jours de fin de semaine se passaient bien vite et le dimanche après-midi, quand la maison se remplissait à nouveau de cris et de rires, je me dérobais derrière ma porte et je me renfermais à l'intérieur. C'est ainsi que quand vos moqueries atteignaient leur paroxysme et que je cherchais, désespéré, une protection, elle me regardait, l'instant d'un instant, mais avec l'éternité de nos rencontres et elle me montrait les douces vallées où je pouvais me promener, les montagnes pleines d'espoir, les rivières des sentiments que j'allais découvrir, cet endroit où je n'allais jamais être seul car elle le connaissait et elle y avait accès, où je pouvais endurer ces mesquines railleries et toutes les cruautés que j'allai devoir supporter, parce qu'elle m'avait ouvert cette porte, elle m'avait montré de son doigt aimant ce monde, vaste, insondable, où j'allais puiser les forces pour subsister et, surtout, où j'allais puiser les richesses enfouies pour les offrir au monde. Car elle en était consciente de ce trésor caché, elle était consciente que si elle ne me montrait pas cette porte, cette demeure, ce domaine je l'aurais ignoré, étouffé par le regard que les autres portaient sur moi et dont je finissais par épouser les formes. Et puis, le jour où cette porte aurait voulu s'ouvrir, elle aurait été ensevelie sous les décombres déposés devant et ces richesses n'auraient à jamais pu voir le jour.

Ce regard nul ne pouvait l'apercevoir, il était aussi rapide à vos yeux que les battements d'ailes d'un colibri, mais pour moi cela n'avait pas de limites, je reprenais des forces et j'endurais.

Quelle image restait donc pour vous de nos rapports? Car elle me traitait comme vous quand vous étiez là, elle s'interposait seulement quand les menaces physiques étaient allées trop loin, quand vous profitiez de ma fragilité pour me frapper ou quand Zacharie, ne supportant plus mon aspect physique, voulait me faire fort à coups de fouet. Alors elle, instinctivement, me protégeait. Elle n'a jamais secondé vos poussés vers une endurance physique de ma part, ni a encouragé Zacharie aux traitements militaires qu'il m'infligeait, avec port d'armes compris. Elle s'interposait quand l'intégrité de mon corps était atteinte par la rudesse de vos jeux, mais cela vous l'aviez appelé être choyé, cajolé. Mais si elle n'avait pas été là, vous m'auriez estropié physiquement, et Zacharie aussi. Je ne rentrerai pas dans les détails que tu connais bien car toi, ainsi que les autres, vous avez aussi subi ces châtiments corporels, à moins que vous ne les ayez oublié parce que vous faites de même avec vos enfants et vous les justifiez. Je ne parle pas de ceux qui étaient justifiables, même à mes yeux, car je sais qu'il y avait des moments où pour contrôler une meute d'enfants déchaînés il ne lui restait pas d'autres alternatives. Je parle de quand il s'acharnait et, il ne le faisait pas qu'avec moi, il faisait pire encore avec un de nos frères, qui n'était pas bon élève et, quand il arrivait avec ses mauvaises notes à la fin du mois, on aurait cru qu'il allait le tuer avec son fouet. Avec moi il n'y avait pas cette raison-là, je n'avais ni bonnes notes ni mauvaises, rien qui puisse me faire remarquer dans ma classe, ni dans la maison. La cause de mes punitions était ailleurs, était dans ma fragilité physique et dans l'affrontement de mon regard. Combien de gifles, à me jeter par terre, pour que je baisse mon regard! Combien de fois ne m'a-t-il pas giflé en me disant de ne pas le regarder. Quand ses coups devenaient dangereux et que moi, me sentant innocent, je restais immuable, il les redoublait jusqu'à ce que ma mère arrive, d'où elle était, pour l'arrêter.

D'autres fois, quand sa furie se déchaînait et que je n'osais pas l'affronter, je sortais en courant me réfugier dans les bras de ma mère. Il arrivait en jetant de l'écume par la bouche et à maintes reprises il lui avait ordonné de me lâcher. Mais elle tenait bon la plupart des fois et il n'a jamais levé sa main contre elle devant moi, que je m'en souvienne, pour continuer sa poursuite envers moi.

C'est ainsi que s'est réaffirmé le type de relation de ma mère et moi à vos yeux, comme ceux d'une mère qui stimulait ma fragilité et qui laissait développer en moi mon aspect féminin. Cela ne faisait que confirmer ce que vous croyiez que j'étais. Mais vous, toi et mes frères, vous ignoriez le guerrier de l'esprit qu'elle était en train d'entraîner, capable d'endurer les pires souffrances pour pouvoir continuer de conquérir ce royaume dont elle m'avait montré la propriété ainsi que le devoir de l'exploiter. Car il faut bien plus de forces intérieures que de muscles d'acier pour lutter et conquérir cet endroit. Il faut bien plus de forces intérieures pour être soi-même et humain, que celles que Zacharie voulait m'imposer pour être, soi-disant, un homme.

 

Chapitre VII
            Ardèche, l juillet l999

Je voulais te parler aujourd'hui du pouvoir des mots. Oui, de ce pouvoir destructeur ou créateur, de ce pouvoir qui se base sur les évocations d'un mot. Chaque mot a une connotation particulière et l'usage finit par leur donner des acceptions diverses.

Avec les mots, avec lesquels on pourrait si bien tout expliquer, on peut tout mal dire, tout tergiverser. Tu penses bien au mot de ma tragédie, à celui auquel vous m'associez et que j'ai du mal à écrire, tellement je le trouve laid, hideux. Mais tu ne comprendrai pas si je le tais. Je voulais, au début de cette lettre, l'indiquer par le mot "mauve", pour signaler les appellations dont ils ont voulu me faire porter les drapeaux. D'un côte la couleur mauve est le mélange du "bleu-ciel" des layettes des garçons et du "rose-pâle" de celles des filles, indiquant par là cette ambiguïté dont j'ai toujours été accusé. D'une autre part c'est le préfixe du mot "mauviette", ainsi que le suffixe du mot "guimauve", indiquant les qualités que je voulais donner à ce mot comme elles m'ont été imposées. Mais non plus, ce mot n'est pas complet et j'en resterai à ma dernière décision de ne pas l'écrire, de ne pas me salir les mains en graphiant ce qui a souillé ma vie.

Puisqu'on me le disait toute la journée, on aurait pût l'écrire sur ma carte d'identité. Prénom... Toutes les acceptions y étaient comprises. Mais, les rares fois qu'on me l'a dit sous le contexte amical, il remuait d'autres fibres en moi, j'attribuais d'autres pensées, derrière leurs intentions, à ceux qui les employaient. J'ai fini par me poser la question de savoir si j'étais vraiment comme vous me le disiez puisque, à force de me le répéter, vous deviez avoir raison, cela devait être vrai sans que je le sache. Il y avait un dicton là-bas qui disait "Si la rivière fait du bruit c'est qu'elle entraîne des pierres", qui correspond à celui de «Il n'y a pas de fumée sans feu» d'ici, pour dire que s'il y avait des rumeurs sur quelqu'un il devait bien y avoir des raisons qui les justifiaient. Alors, je ne savais pas! Puisque comment le savoir si ceux qui avaient essayé de me violer ne l'étaient pas et moi, qui n'avait rien fait, je l'étais, comme disaient les rumeurs! Qui était donc l'inverti? Je ne savais pas. Et puis... et puis voilà, ma quête a commencé, sans le vouloir et en le voulant, je ne savais pas si je le faisais pour confirmer ce qui se disait de moi, afin de trouver une unité entre la vision qu'avaient les autres et celle que j'avais de moi-même. Comme dans le cas du crime, c'est sont les intentions qu'on juge, pas les faits. N'était-ce pas celui-là l'argument des mes prétendus violeurs? L'intention brandie lavait la faute commise à leur virilité qui restait saine et sauve.

Alors je les ai vus, les uns après les autres, argumenter de la sorte ce qu'ils faisaient avec moi. D'abord cela a commencé par des enfants de mon âge, peu après mon faux viol. C'était ce que vous avez tous fait. Ce n'est pas la peine de crier, ne t'insurge pas, je le sais. C'étaient ces jeux de toucher, de se montrer le sexe qui commençait à grandir, de voir les premier poils, de regarder les premières érections, de comparer la taille, la forme et la couleur. N'était-ce pas normal? J'avais le droit moi aussi de grandir comme vous, de m'étonner de voir mon sexe changer de taille, de voir mon pubis s'assombrir. J'avais aussi le droit de le comparer à quelqu'un de mon âge, pour savoir que ce n'était pas anormal, pour découvrir ce que personne ne m'avait dit.

Pendant ces jeux de découverte, dont je garde un agréable souvenir, j'ai appris ce qu'était une éjaculation, et j'ai compris les mots qu'on disait autour de moi, deux ans avant, au moment du viol, quand je ne concevais pas qu'on pouvait essayer de rentrer le sexe dans l'anus, ni je connaissais l'existence de cette semence. J'ai aussi appris qu'il y avait des enfants de mon âge qui ne comprenaient pas plus que moi le sens des insultes qu'ils proféraient sur moi et, quand on a pratiqué ces jeux, ils ignoraient que c'était de cela qu'ils parlaient.

Mais, au fur et à mesure que je devenais adolescent, que les ragots avaient envahi tout mon habitat et que j'essayais de sortir dans de petites fêtes, ont commencé les propositions, plus subtiles, basées sur ma réputation, appuyées par une amitié des familles ou par un lien de parenté. C'était comme si je ne pouvais pas dire non d'avance, puisque, si je le faisais avec tout le monde, pourquoi pas avec eux qui étaient mes amis, mes proches, ils avaient bien plus de droit que les autres.

Tu ignores cela et tu étais pourtant à côté, bien que plus âgé. Tu ignores comment dans ces petites fêtes, les amis draguaient leurs petites copines et puis, à la fin, comme il n'y avait pas de suite ni de soulagement, ils faisaient appel à moi. Non, ils n'étaient pas méchants. je sais qu'ils avaient recours entre eux aussi, mais avec moi il y avait ce piquant que donne ce qui est publiquement réprouvé, ce fruit défendu qui était si populaire et qui devait avoir un goût différent à leurs yeux.

Mais il y avait les autres, ceux pour q ui c'était une obligation de ma part, qui me lançaient des pièges où je me trouvais dans la même situation qu'avec les jeunes du lycée, soit je le faisais, soit ils disaient à tout le monde que je leurs avais proposé de le faire et qu'ils s'étaient refusés. Ceux-là, ils n'avaient pas d'amitié, ni d'insouciance, mais c'était la méchanceté, ils m'humiliaient sous la pression du chantage, ils m'obligeaient, me dégradaient, me traitant de toutes les bassesses, m'empêchant de me révolter car la menace d'une confirmation de la diffamation pesait sur moi.

C'est ainsi que j'étais traité et, dans ces moments d'opprobre, il n'y avait qu'une chose dont je tirais parti, c'était de les voir là, demandant mon corps d'homme, tout en prônant leur masculinité, tout en brandissant leur inexpugnable virilité. Ensuite, quand je les voyais dehors, se vantant de ce qu'ils croyaient être, ce qu'ils affirmaient sans l'ombre d'un doute, je savais, je savais ce qu'ils étaient réellement. Et ceux qui avaient la renommée des plus virils, de conquérants des femmes, qui se vantaient de les avoir toutes eu dans leur lit, ceux-là je les connaissais dans leurs moments où ils mendiaient mon corps, où il me réclamaient par chantage. Ce sont ceux-là aussi qui, quand d'homosexualité se traitait, étaient les plus féroces, les plus cruels envers les autres. Je connaissais le secret de la nature, non pas seulement par l'acte, mais par l'intention, de ceux qui ont été les plus redoutables à me maudire, je les connaissais honteusement dans leur abjection, ceux qui ne connaissaient pas la tendresse, quand ils se sont mariés après en grande pompe et étalage de sentiments. C'était une bien triste preuve pour moi le fait que mon appellation était injuste et qu'il y en avait beaucoup d'autres qui pouvaient la porter avec bien plus de raisons que moi.

Ceci s'est passé jusqu'à mon départ à l'université à Santa Fé où, n'ayant pas de mauvaise renommée, je n'avais plus de propositions de ce genre et je pouvais, plus facilement, essayer de trouver l'amitié ou l'amour d'une femme. Mais à chaque retour dans notre ville la renommée était là, intacte, comme une maîtresse fidèle attendant son amant, le chantage portait toujours ses fruits et il y avait mon impuissance à me nier, de peur.

A la capitale j'ai eu une singulière aventure, tout au début de mon arrivée pour commencer mes études, aventure dont tu ne te souviens certainement pas. Je dessinais partout des femmes nues, dans mes cahiers, sur les murs de notre chambre d'étudiants, sur des feuilles à dessin et, une amie d'une amie de la faculté, m'a proposé de poser de la sorte pour moi, ayant su que je dessinais de femmes nues sans modèle, d'imagination, car je n'en avais jamais vue aucune dans la réalité. Elle était bien plus âgée que moi bien qu'elle ne dût avoir que vingt-trois ans et moi seize. C'était, comment le dire, c'était la plus belle chose qui pouvait m'arriver. Mais elle n'arriva pas. Tu l'as su, tu as dû l'oublier, car c'était toi qui avais écrit à Zacharie en lui disant qu'une femme allait poser nue pour moi. Zacharie m'avait écrit une lettre, que je peux te montrer, où il me disait qu'il ne fallait pas me laisser égarer par des femmes corrompues, qui allaient me faire glisser dans une passion dangereuse dont je ne pourrais pas me sortir. Il te donnait pouvoir pour me surveiller afin que cela ne puisse m'arriver et que je ne tombe pas sur la douce pente de la dépravation et du vice. C'est drôle, n'est-ce pas? Et pourtant je me rappelle cette femme, je me rappelle sa beauté et des rêves de beauté que j'ai eu grâce à elle, des rêves de pouvoir enfin voir le corps sublime d'une femme et m'y inspirer. Si avec elle j'avais pu, comme disait Zacharie que c'était son intention, m'initier à l'amour féminin, j'aurais su dès lors que je pouvais aimer les femmes, être aimé d'elles. Il m'avait dit dans sa lettre qu'elle voulait certainement me faire un fils et briser ainsi ma vie. Il m'avait fait prendre peur de celles qui ne m'ont jamais fait de mal et j'ai dû désister de mon entreprise, par peur de Zacharie, qui vous avait poussé à la chasser de ma compagnie. Pourtant, m'entraîner chez les prostituées ne vous posait aucune difficulté à mon égard, c'était là-bas l'école des hommes, pas chez une femme que je trouvais belle, qui pouvait m'inspirer un sentiment, comme femme ou comme modèle, à moi le pseudo-tout.

J'avais vite laissé mes pinceaux, ceux même que m'avait donnés ma mère. Elle qui m'avait expliqué le subtil contour des seins d'une femme sur une feuille de papier, que je garde encore, ma seule et unique leçon de nu que je n'aie jamais reçue, quand je lui avais posé la question "Veux-tu m'apprendre à dessiner un sein?"

Quatre ans après, quand je me donnais corps et âme à mes études d'histoire, j'ai eu une amie dont le souvenir reste intact et, où qu'elle soit, je voudrais qu'elle sache qu'elle m'a appris à aimer les femmes. Pourtant, je n'ai pas fait l'amour avec elle. Elle m'avait laissé l'aimer, à ma manière, à mon rythme, elle me laissait regarder ses traits, elle m'avait même laissé regarder ses seins. J'avait vingt ans. C'était au beau milieu d'un baiser passionné, dans ma chambre d'étudiant, où vous n'habitiez plus car vous aviez déjà fini vos études, quand je caressais ses seins par dessus ses vêtements, qu'elle a décidé de dénuder son torse. J'étais tellement excité, c'était la première fois de ma vie que je pouvais contempler la beauté féminine, devant moi, à portée de ma main! Mes élans sexuels se sont vite dissipés car je suis resté béat en contemplant cette merveilleuse apparition, cette vision mille et mille fois imaginée était là, devant moi! Comme c'était beau! Je n'osais pas toucher, j'avais imaginé sa consistance, sa texture et là, quand je pouvais enfin la toucher de mes propres mains, j'étais dêjà comblé avec mes yeux qui n'en finissaient pas de faire le tour. Elle était allongée sur le dos, elle avait compris ce sublime moment pour moi. Je balbutiais, je n'avais pas pu soupçonner que cela pouvait être aussi beau, je repassais mes yeux, morceau par morceau, pour qu'ils imprégnassent mon souvenir et qu'ils ne s'effaçassent à jamais. Les seins glissaient sur les côtés, l'auréole rose tressaillait avec la respiration, la courbe des côtes s'accentuait en contraste avec le subtil affaissement au centre qui permettait remonter tout doucement la pente pour arriver aux pointes. Elle avait pris ma main, languissante et l'avait posée doucement sur sa poitrine. Alors doucement, comme qui touche une image sacrée, je palpais, j'effleurais du bout de mes doigts, comme le plus fin des pétales, comme le souffle d'un vent tiède, avec peur de briser ce mirage au contact de mes doigts, qu'il ne disparaisse, comme disparaît l'image du ciel qui se réfléchit sur les eaux plates d'un étang quand on touche sa surface. C'est ainsi qu'ils se sont imprégnés dans moi, que j'ai connu leur douceur, j'ai connu leur chaleur, j'ai senti leur tendre consistance et j'ai pu, enfin, vivre ce merveilleux mystère.

J'étais resté longtemps dans cette contemplation. Quand j'eus fini j'étais exsangue, comme si j'avais réalisé mes rêves d'amour les plus fous, j'étais comblé, comme un homme peut être comblé quand il aborde ses rêves. Cette sublime sensation je l'ai encore dans mes mains et j'ai pris du temps avant qu'elle ne se soit intégrée totalement en moi pour pouvoir continuer la recherche de la femme, celle qui ne m'a jamais trahi.

Pendant que je continuais ma quête de la femme, je suis tombé dans les plus grandes bassesses avec les hommes, non pas sur le plan physique mais sur le plan spirituel, car je ne pouvais pas me soustraire à leur demande, conditionné que j'étais par la peur. Ainsi, jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, j'ai continué l'exploration dans ma vie sexuelle. Quand j'ai quitté Santa Fé, pour retourner dans notre ville natale avant de partir en Europe, les relations entre mon amie et moi ont dû finir car, ni elle ni moi, nous ne voulions ni n'étions assez amoureux pour vouloir faire notre vie ensemble.

A Saint Sébastien, après avoir terminé mes études, j'ai failli avoir un ami. Il n'était pas de la ville, il y faisait un stage pour ses études. Ne connaissant pas au début ma réputation, il s'était laissé aller à notre intérêt amical, mais il a été vite mis au courant de ma renommée et, n'ayant pas eu la lâcheté de m'abandonner, il n'a pas eu non plus le courage d'aller plus loin, laissant planer toujours une vague crainte qu'on nous voit ensemble, un malaise permanent qui a avorté notre relation.

Puis, avant de quitter notre ville pour aller à Paris, j'ai connu une très belle femme, qui avait une réputation faite depuis des années par la médisance générale. Avec elle j'ai pu avoir des rencontres clandestines dans une ville voisine, en espérant que personne ne nous reconnaisse, dans un hôtel loué à la journée où j'ai enfin goutté aux joies de l'hyménée, pour utiliser une expression de Balzac. A plusieurs reprises j'ai accompli cet acte pour me confirmer que je pouvais le faire et pour me donner à cette femme que j'aimais beaucoup.

Notre acte avait été un arrangement mutuel pour nous aider l'un l'autre. Elle, comme moi, outragée par les calomnies, avait fini par leur faire écho, mais sans accomplir l'acte, tout comme moi. Elle passait alors d'un attouchement à un autre, pour voir ainsi s'avilir dans leurs bassesses ceux qui dehors juraient fidélité à leur femme. Elle ne laissait jamais consumer l'acte et, bien qu'elle fut vierge quand je l'ai connue, elle se sentait prostituée. Moi, vierge aussi avec les femmes, sali avec les attouchements avilissants des hommes, je voulais lui donner à elle ce qui était devenu pour moi un étendard, celui de ne le faire avec une femme que par amour. Elle, à son tour, voulait me donner à moi ce qu'elle niait aux autres, en attendant une histoire comme la nôtre et, la nôtre, fut une belle histoire d'amour.

Il y a amour et amour dans la vie. J'avais pour elle la plus haute compassion et elle, de même, pour moi. Qui mieux que nous-mêmes pouvions avoir compassion, «com-padecere», «souffrir avec», souffrir avec l'autre son immense malheur? Notre compassion mutuelle était empreinte d'un grand respect, d'une immense tendresse et, surtout, d'un vouloir aider l'autre à se purifier de cette saleté contagieuse, cette saleté qu'on te jette un jour au visage et elle se colle à toi et tu finis par l'adopter, car sans elle on ne te reconnaîtrait pas, on te nierait le droit à l'existence. Sales tous deux, nous nous sommes plongés, non sans crainte, l'un dans le corps de l'autre, cherchant désespérément à démentir ce qu'on disait de nous, à nous affirmer nous-mêmes, chacun avec soi-même dans le corps de l'autre, dans le toucher de l'autre et, ainsi, elle pour elle n'était plus une traînée, elle se donnait, elle recevait et, moi pour moi, je n'étais plus un innommable, incapable d'aimer les femmes, un traîné des hommes, je pouvais moi aussi aimer une femme et être aimé, désiré par elle. Cet acte merveilleux n'est-il pas un acte d'amour? Nos corps se sont abandonnés à ce que les autres nous interdisaient à nous-mêmes et nous avons rompu ces chaînes qui nouaient nos âmes.

Après cette mutuelle délivrance, nous ne nous sommes jamais oubliés et j'espère qu'elle aura pu continuer sa vie avec un peu moins de chagrin ou, du moins, avec le souvenir caché de sa pureté.

Je n'ai jamais pu me soustraire totalement aux demandes des hommes avec mon conditionnement de peur impitoyable, je traîne avec moi cette faute qui n'est pas à moi, j'entretiens à mon insu des relations ambiguës avec les hommes ambigus. Est-ce le résultat de mon passé ou la quête de l'amour de mon père? Toute cette version que je te raconte maintenant est l'aveu fatal que mon père ne m'aime pas, aveu d'abord à moi-même, maintenant à toi. Pendant ces quarante ans je l'ai aimé, j'ai voulu l'aimer, malgré tout, trouvant toutes sortes d'alibis, toutes sortes d'excuses, pour l'exonérer de la mauvaise intention de ses actes. Pendant toutes ces années j'ai voulu qu'il m'aime, j'ai tout fait pour conquérir son amour, me rejetant sur moi seul la faute, me constituant le seul coupable de sa haine envers moi.

Mon sentiment, en t'écrivant, c'est une terrible peur de mourir avant d'avoir tout dit, tout ce qui ne me laisse pas vivre. J'ai le sentiment que, si je meurs sans le dire, je serai passé à côté de ma vie, j'aurai perdu l'occasion de ce passage sur terre. Je l'aurai fait pour ne pas trahir l'espoir que j'avais, pour ne pas être coupable de détruire l'amour que vous avez pour lui. Aujourd'hui j'ai tout perdu, je me trouve face à la mort comme seule issue et, en même temps, avant de mourir je dois parler, je dois noter ce qui s'est passé, ce que vous n'avez pas vu, ce que je ne voulais pas voir. C'est la dernière chose que j'aurai voulu accepter, mais je ne peux que me rendre aux faits, me rendre à la vérité, me rendre à ma vérité et non plus à la sienne.

Ne cherches-je pas l'amour de mon père dans l'amour des hommes? Cet amour que je ne trouve jamais? J'ai voulu l'excuser, lui trouver les arguments qui pouvaient le rendre innocent. Je suis même arrivé à me dire que peut-être, lui aussi, avait vécu la même chose que moi, avait été victime dans son enfance d'un viol, ou d'une diffamation de viol et que, quand cela m'est arrivé, il s'était paralysé, comme je le suis aujourd'hui et il n'avait pas pu me défendre comme il n'avait pas pu se défendre à lui-même. Que peut-être, toute cette agressivité, cette cruauté envers moi, n'était que pour me rendre agressif et ne pas me laisser subir ce qu'il avait subi. Il voulait que je sois fort et insensible pour ne pas, à son image, devenir comme lui, souffrir comme lui par sa fragilité et sa sensibilité. J'ai voulu lui prêter toutes les données de mon caractère pour comprendre ainsi que, ayant été comme moi, il me comprenait totalement et voulait m'éviter les souffrances qu'il avait endurées. De cette manière moi aussi je gagnais un père car, s'il me ressemblait, c'est que j'étais bien son fils, puisqu'il m'était impensable qu'un père qui aime son fils ait pu réagir de la sorte. J'ai fait son avocat dans mon cœur pendant toutes ces années. Je suis parti loin, pour le libérer de ma présence, en me disant que c'était ma présence qui lui faisait évoquer sa douleur et que pour cela, quand il me voyait, il m'en voulait puisque j'éveillais en lui ce qu'il voulait enfouir à jamais. J'ai tenu ce raisonnement pendant quarante ans.

Si je n'avais pas réfléchi de la sorte je ne serais jamais retourné chez lui, quand j'eus fini mes études avant mon départ en France, ni sept ans après celui-ci quand je suis retourné la première fois d'Europe en l980. Rien ne m'obligeait à retourner dans sa ville. C'était toujours pour voir, voir qu'il m'aimait, voir qu'il regrettait son comportement, qu'il avait pris de la distance avec mon image d'enfant, qu'il me voyait en homme et m'aimait. Mais je n'ai rien pu faire, chaque occasion que je lui donnais de me montrer son amour, c'était pour lui une occasion de me montrer son mépris.

Sais-tu comment je vis maintenant? Je souffre d'agoraphobie, autrement dit, d'anxiété généralisée ou, plus clair encore, de peur généralisée. Si j'avais eu un seul violeur, une seule personne qui avait voulu abuser sexuellement de moi, j'aurais eu une peur dirigée, une peur précisée de mon agresseur. Mais, j'ai eu une ville entière qui m'a violé, qui m'a volé mon honneur, qui m'a inculpé, qui m'a signalé du doigt. Mon agresseur était partout et nulle part, était dans la maison et dehors, chez les amis et les proches, chez les vieux et les jeunes, les pauvres et les riches, hommes et femmes. Pendant que ma mère vivait je trouvais chez elle un refuge, mais... après? Nul en qui me confier, me méfier de tous et de tout en chacun. Aujourd'hui, je suis cloîtré.

Partout où je vais j'évite la compagnie des hommes et des femmes et ne peux pas sortir loin de chez moi. Je dis partout où je vais, parce que, comme je te le décrivais aujourd'hui, nous vivons deux ou trois ans dans un endroit et nous le quittons. Juste le temps qu'on me repère, que je sache qu'on peut me retrouver et je largue les voiles avec cap inconnu, mais plus là. Nulle part je ne trouve la paix et partout, au bout d'un moment, je me sens victime possible, je sens le malheur tomber sur moi et je ne peux l'éviter qu'en m'évadant. Pourtant, à chaque endroit, je peins. Comme je ne sors pas, nul ne me connaît et, quand je pars, le chargement est chaque fois plus lourd, plus encombrant, plus cher à transporter, plus difficile à garder. Bêtement, - tu pourrais me dire -, je continue à peindre et à sculpter dès que je le peux. Tu imagines bien que je ne peins pas pour vivre de la vente directement, puisque j'ai tellement d'oeuvres que, si je savais les vendre, je n'aurais pas besoin de travailler le reste de mes jours. Mais, comme je ne le fais pas pour cela, si un jour j'ai de l'argent pour le restant de mes jours, je continuerai à peindre, comme maintenant. Je peins en absolu, pour peindre, comme qui respire, pour vivre. Peu m'intéresse le cours du marché, les modes. Je peins ce que j'ai besoin de peindre, maintenant. C'est mon dernier bastion, celui d'une liberté totale et absolue de moi par rapport aux hommes.

Total et absolu... c'est très vite exprimé car ma restriction première c'est l'argent, pour pouvoir avoir l'atelier que je veux, où je le veux et pouvoir travailler plus que je ne le peux actuellement. J'ai, par rapport à mon travail, une maîtrise intérieure. Je peux arrêter des mois, voire des années, comme il m'est arrivé déjà, si les circonstances me l'imposent et je peux, si les circonstances me le permettent, travailler sans relâche. Les idées, les émotions plastiques, je les ai domptées, elles ne s'agglutinent pas derrière ma tête en me pressant à les réaliser n'importe où, n'importe comment, n'importe quoi.

Quand je peux, je vais puiser dans la réserve vaste et étendue que j'aperçois quand j'ouvre la porte que m'avait montrée ma mère, porte qui était restée condamnée pendant des années après sa mort, jusqu'à que je retrouve Ella à Paris, qui avait la clé pour la rouvrir. Quand j'ai retrouvé Ella, je faisais mes études à la Sorbonne et je consacrais le reste de mon temps à voyager et écrire, j'écrivais tout le temps que j'avais disponible, j'écrivais des centaines de pages, des romans et nouvelles, de la correspondance et des dissertations intérieures, à part mes mémoires universitaires. Mais, quand je l'eus retrouvé, Ella ne connaissait pas la langue espagnole dans laquelle j'écrivais, ne pouvant pas lui faire partager son contenu. Alors je me suis mis à dessiner d'abord, ensuite à peindre, je n'avais plus besoin d'interprète ni de traducteur pour ce que je voulais lui faire partager, pour ce que je revoyais depuis nos retrouvailles puisque, sans que je m'en rende compte, elle avait rouvert cette porte condamnée.

Quand je ne peux pas, je ferme discrètement cette porte, voire douloureusement, comme qui doit quitter un immense bonheur, mais seulement pour un moment, car je sais qu'elle est toujours là, inexpugnable, à l'arrière fond de mon intérieur. Pour cela je ne crains jamais la fameuse feuille blanche, je ne peux même pas concevoir que cette crainte puisse exister, il suffit d'ouvrir la porte, si les circonstances sont favorables et, si elles ne le sont pas, il faut attendre qu'elles le soient, mais il ne faut jamais forcer la porte, car elle ne répond pas aux lois de la violence. Et, les circonstances, sont loin d'être toujours favorables, bien loin dans mon cas. Mes phobies sont tellement grandes et variées, comme sont rares les moments où je ne souffre pas de peur.

J'ai peur du bruit, par exemple. Peur, comme on peut avoir peur d'un animal féroce, d'une araignée carnivore, d'un ectoplasme mouvant en plein jour. D'où me vient cette peur du bruit? Chez nous, à la maison de notre enfance, cela devait être très bruyant avec tous ces enfants, tous ces domestiques, tous ces gens qui passaient, qui parlaient fort, qui criaient. Je ne me souviens pas qu'il y eut eu de la musique à la maison et, pourtant, c'est un des bruits, avec les coups de marteau sur la pierre ou la brique, que je crains le plus. Je n'ai jamais écouté de musique de ma vie. Je ne supporte pas. C'est un paradoxe que moi-même j'ai du mal à comprendre : d'une part, j'adore danser et je danse bien, même très bien, tu le sais, toute la ville le sait. J'étais un des meilleurs danseurs, là-bas où tout le monde danse très bien. J'adore danser. Mais, à ce moment-là, je rentre dans la musique, elle n'est plus dehors, je dirais que je ne l'entends plus, je la sens, je la prends et je me laisse emporter par elle, c'est un des plaisirs les plus grands de ma vie. Mais, quand j'entends la musique et que je ne danse pas, elle m'est insupportable. La seule comparaison que je pourrais trouver, pour que tu puisses comprendre ce que je sens à entendre la musique sans danser, c'est comme si tu te trouvais au milieu de deux haut-parleurs, avec le volume au plus fort, ayant chacun une musique non seulement différente mais opposée. Pour moi, la musique, c'est un vacarme. A moins que je ne sois en présence des musiciens, que j'aille à un concert, que je puisse m'asseoir, fermer les yeux dans la pénombre, plonger dedans. Mais la musique des appareils, pour plus perfectionnés qu'ils soient, je ne peux pas l'entendre. Quand je vais chez des gens qui mettent de la musique, non pas pour danser mais pour parler, je suis au milieu de trois ou quatre musiques différentes et je me vois dans l'obligation de demander d'éteindre. Quoi, un peintre, un artiste, fait éteindre la musique, un artiste qui n'aime pas la musique! - s'écrient-ils -.

J'ai toujours pensé que c'était comme si je recevais des gens chez moi et que je prenne des tableaux et les pose sur la table du salon, entre les interlocuteurs, en leur demandant de continuer de parler comme si de rien n'était. Quand j'entends la musique, je ne vois pas, mes yeux se troublent, je ne perçois plus avec les autres sens et, ou je me concentre tout entier, comme quand je danse, ou elle doit arrêter.

Il m'est arrivé des moments où je voulais peindre et j'ai dû mettre de la musique pour cacher les bruits extérieurs. J'ai dû mettre des auriculaires et une musique de Bach ou des chants grégoriens, en tournant et retournant la même cassette le temps que je travaillais. Dans ces sons égaux et harmonieux, entendus tout bas et très près de l'oreille, j'arrive à faire battre mon cœur à leur unisson, mais il ne faut pas que je change de morceau, il faut qu'il se répète incessamment pour qu'il ne devienne pas un bruit, une interférence avec mes pensées. Je l'ai seulement fait dans des cas extrêmes où j'étais en train de faire un tableau et un bruit inattendu était survenu, comme le seul moyen de pouvoir continuer mon travail, en choisissant le moins gênant entre un bruit et un autre.

Pour moi la plus belle musique qui existe au monde, sans comparaison possible, c'est le silence. Ce silence qui comprend tous les chants de la nature, du moindre souffle d'air au bruissement des feuilles et au remous des vagues. L'endroit où j'ai été le plus heureux, dans ce sens là, c'est quand nous avons vécu au bord de la mer, car elle étouffait tous les autres bruits faits par l'homme. Il n'y avait qu'elle dans moi, me permettant d'ouvrir en grand la porte dérobée de mon intérieur, laissant sortir à flots tout ce que mon esprit veut sortir, sans crainte d'être interrompu brutalement.

Au fait, je voulais te parler de ma phobie du bruit et de la musique et j'ai fini par te parler de ma version sur la musique que j'aime. Et, parce que j'ai une version de chaque chose, comme j'ai une version de mon passé, il faut que j'arrive à les dire, car mes versions sont aussi valables que celles que les autres imposent et, pour moi, elle sont les seules valables. Ainsi pour éviter de subir les versions officielles qui existent pour tout, pour pouvoir vivre ma propre version du monde, j'ai dû m'enfermer. Comme j'ai toujours eu la maxime de ne pas faire aux autres ce que je n'aime pas qu'on me fasse, j'ai essayé de ne pas imposer ma version des choses aux autres, de la vie, ni de l'art à travers mon œuvre.

Mais il est peut-être temps que je regarde dans l'autre sens et que je me dise que je ne dois pas me laisser faire ce que je ne fais pas aux autres.

 

 

 

Chapitre VIII
            Ardèche, 2 juillet l999

Hier je te parlais du bruit. Ce matin en me réveillant je pensais aux cris de Zacharie. Il ne savait pas parler, il criait, pour tout, pour n'importe quoi, il disait qu'il parlait fort quand ma mère, exaspérée, lui demandait de ne pas crier. J'avais horreur de ses cris, ses cris étaient pour moi tout ce qui était détestable en lui et, si on me demandait de décrire Zacharie avec peu de mots, je dirais, "...c'était un homme qui criait".

Quand j'entendais ses hurlements, c'est-à-dire dès le moment où il traversait le seuil de la maison, j'avais envie de me cacher. Je me cachais, d'ailleurs, mais comme nous n'avions pas de chambres individuelles, malgré la grande maison où nous habitions et, où le seul endroit que nous avions pour trouver un instant de solitude c'était la salle de bains, je partais au fond du jardin et je montais tout en haut du manguier. J'étais souple et agile, je grimpais facilement dans l'arbre jusqu'en haut, au milieu des feuillages, où j'avais l'impression qu'il ne pourrait pas m'atteindre, ses cris eux-mêmes n'y arrivaient plus d'ailleurs. Dans d'autres occasions, quand je devais courir pour ne pas me laisser attraper et être puni par lui, je grimpais plus haut encore et, plus il me menaçait, plus haut j'allais, jusqu'à ce que ses cris ramènent ma mère qui, voyant son insistance à m'interpeller et moi à aller plus haut, se rendait compte de l'imminent danger dans lequel je me trouvais, puisque les branches devenaient de plus en plus faibles et la hauteur de plus en plus considérable. Un jour, j'étais monté tellement haut que, quand il s'était calmé et qu'il était parti sous les supplications de ma mère, j'avais pris conscience de ma position et j'ai été pris de vertige. Je m'étais agrippé à la branche et, aux voeux de ma mère de descendre, je pleurais et je montrais des signes de panique. Ma mère était désespérée. Je me souviens de cette peur horrible, de ma paralysie, de mon agrippement féroce à la branche, incapable de faire un mouvement pour descendre, incapable de parler. Je pouvais seulement sangloter convulsivement. Finalement ma mère t'a appelé pour que tu grimpes sur l'arbre, car tu étais fort et souple, et tu as pu me soutenir jusqu'à ce que je lâche la branche et que je puisse descendre.

Je crois que j'aurais pu me tuer volontairement s'il avait continué à crier après moi, je crois que j'aurais voulu mourir souvent au son de ses hurlements. Ils sont comme une blessure à l'intérieur de moi qui ne cesse de saigner. Ma mère aussi en avait horreur mais elle n'y pouvait rien, tu le sais bien. Cela était général en lui, pas seulement avec moi mais, même si cela pouvait être odieux pour vous, ce n'était pas grave et, peut-être aujourd'hui, vous faites tout naturellement comme lui. Comme vous le disiez aussi, à propos de ses coups de fouet, ce n'était pas cela qui vous avait empêché de devenir des hommes, des gens de bien. Non, cela n'empêche pas de devenir des hommes, au contraire, cela empêche de devenir différent.

C'est la différence ce qui est essentiel de l'homme, la différence consciente et même inconsciente. Si on ne peut pas être différent, on ne peut être que pareils. On confond «égalité et fraternité», à "tous pareils", pas de différents. On ne doit pas confondre différence avec déférence car on ne doit pas éduquer différemment mais avec déférence. On mesure avec le niveau avec lequel on a été égalisé et cela devient le sens de la tradition. On veut obliger à manier un fusil celui qui veut manier un pinceau ou une plume. Tradition viens de «Tra-dire», «dire à travers» les uns des autres, faire passer, ce qui es bien dit, à travers les générations. Si on n'a pas le droit à la différence, il n'y a pas de tolérance. S'il n'y a pas de tolérance au sein d'une même cellule, pour la différence d'un de ses membres, si les frères issus des mêmes parents ne tolèrent pas celui qui ne leur ressemble pas, comment pourrions-nous espérer qu'il puisse exister dans le monde une tolérance universelle, où une culture en respecterait une autre, une religion une autre, une race une autre, tous issus de la même planète?

Tolérer ne veut pas dire adopter les différences des autres. Tolérer c'est ne pas imposer nos différences aux autres et ne pas laisser les autres nous imposer les leurs. On peut les adopter, si elle nous conviennent, ou prendre la partie qui s'adapte à nous et inversement. Je ne vous imposais pas ma façon de voir le monde, je taisais ma version des choses, je taisais cet affront quotidien car Zacharie m'avait appris à me sentir coupable. N'est-ce pas le cas de tous les abus de pouvoir, de toutes les situations où le dominateur ne supporte pas la différence du dominé et le transforme en sa victime?

Je n'imposais pas ma différence, je ne l'acceptais même pas, je ne la voyais pas, je ne voyais que le rejet, la honte et la faute. Etre différent était surtout une faute à mes yeux, une source de culpabilité au lieu d'une valeur en soi. Etre différent m'était montré comme une valeur comparative par laquelle je méprisais les autres.

Une de ces hontes était devenu la honte de ma beauté. J'avais une beauté qui était blessante, car elle était inaccessible pour celui qui la voyait, composée d'éléments qu'on ne pouvait pas décomposer ni s'approprier et puis, elle était ignorée de moi. Elle était, quand je m'en apercevais un instant, une honte. Les rares fois où ma mère, ou des amies à elle, ne pouvant se contenir, s'exclamaient devant moi , une panoplie de gestes avoisinants faisait taire la personne qui les prononçait, lui faisant avaler ses mots comme des erreurs échappées, des mots mal-dits. Je restais toujours avec ce suspens sur moi, était-ce bien de moi qu'ils voulaient parler ou était-ce de quelqu'un d'autre, s'étant ainsi trompés à mon égard?. Mais quand cela venait de ma mère, à la maison, involontairement, plus fort qu'elle, comme quand celui qui contemple un magnifique coucher du soleil ne peut pas s'empêcher de s'exclamer, sans arrière pensée, sans censure, car les choses belles de la création sont au-dessus de toute censure, de tout reproche, alors elle s'interloquait aussitôt. Et si, par hasard, elle n'avait pas compris les gestes de réprobation de Zacharie, j'avais alors le droit d'entendre ses mots d'autorité qui lui imposaient silence.

Je ne sais pas en quoi pouvait consister ma beauté, car j'essayais de scruter le miroir et je ne voyais que des traits banals. Mais la beauté, elle, ne repose pas sur la régularité des traits, ni la perfection, mais dans l'ineffable concept d'harmonie, le subtil concept de grâce. Il y a ce qui est beau et ce qui est apparemment beau, choses bien distinctes. Le premier atteint l'essentiel, ce qui n'est pas concerné par le temps ni l'espace. Le second est soumis aux lois du temps et de l'espace. On pourrait comparer la vraie beauté à celle de l'art et la deuxième à celle de la mode. Une personne belle de la mode, c'est aujourd'hui et ici, pas demain ni ailleurs. Une vraie beauté, une beauté d'art, est belle hier comme demain, ici ou ailleurs. Il y a des beautés fugaces et vraies, ainsi que de fausses beautés qui durent longtemps. Il n'y a pas de règles écrites pour distinguer l'une de l'autre, il n'y a que le cœur qui puisse faire la différence. Il faut bien que le cœur n'ait pas de bandeaux pour voir vrai.

Je ne suis pas juge de la mienne, pas juge impartial. Bien au contraire, j'ai toujours cherché ma beauté dans mes traits et, comme je ne la voyais pas, je n'essayais pas de chercher ailleurs, car j'étais interdit à moi-même par le jugement d'opprobre que la vision des autres m'avait imposé. Mais, assemblant les morceaux épars et brisés de mon passé, les attitudes béates devant moi resurgissent de ma mémoire. Le souvenir, quand j'étais enfant, des gens qui se penchaient pour atteindre ma hauteur et, me prenant par les épaules avec les deux mains, me scrutaient. On aurait dit qu'ils cherchaient quelque chose qu'ils avaient perdu au fond de ma rétine, dans la commissure de mes lèvres, sur le bord de mes oreilles. Ils fouillaient pour voir où était leur partie égarée, où était-il passé ce morceau d'eux qu'ils regrettaient tant. Comme quand on a perdu quelque chose qui nous est cher et on est convaincu de l'avoir égaré à tel endroit, en soulevant maintes et maintes fois les mêmes objets, non confiants de ne pas l'avoir vu la première fois, avec l'espoir qu'il réapparaisse. Il y avait des gens inconnus, quand je sortais avec ma mère, qui l'interceptaient dans la rue et lui demandaient de pouvoir m'observer. Il y avait des femmes, de toutes sortes, qui se lançaient sur moi, qui m'embrassaient et me serraient dans leurs bras. Je me rappelle que Zacharie avait interdit que je vienne à son bureau avec ma mère car les secrétaires arrêtaient leur travail pour venir me voir. Il y avait toujours eu ces gestes des hommes proches de moi pour éviter de telles effusions.

Il y avait aussi les manifestations publiques où je sentais ce type de regards sur moi, comme quand j'allais prendre la communion à l'église, le dimanche en famille et, en retournant de l'autel vers ma place, transporté dans mon contact physique avec le Christ, je les sentais qui se posaient sur moi, à mon insu, comme s'ils profitaient de mon absence extérieure, concentré que j'étais sur mon âme, et qui finissaient par me faire lever les yeux et voir les leurs posés sur moi. Ils n'étaient pas méchants, bien au contraire, car ils ne regardaient pas, ils contemplaient. Mais, je pensais que ce qu'ils voyaient était réprouvé, car Zacharie interdisait qu'on nomme ma beauté et s'il l'interdisait c'était parce qu'elle avait quelque chose de mauvais. Dans mon esprit était inscrit qu'on n'interdisait pas le bien mais le mal.

 

 

 

Chapitre IX
            Ardèche, 4 juillet l999

Jusqu'où pourrais-je supporter ? Toi, qui était le témoin d'une histoire que tu n'as pas vu et donc que tu ignores, pourrais-tu m'aider? Certainement pas. Pourtant je continue de t'écrire dans une langue que tu ne comprends pas, une lettre que tu ne liras certainement pas. Mais je continue de t'écrire, comme si par le fait de le faire tu pouvais m'entendre, me sentir ou, peut-être, me rêver.

Rêver. J'ai pris mon temps pour arriver à ce mot. Depuis ce matin j'ai pris mon temps pour me calmer et pouvoir t'écrire sans trembler. Je suis assis sur une chaise longue, je regarde un grand marronnier en face de moi et j'ai les cheveux sur la figure, car il souffle un vent très fort, chaud et fort, comme il en existe souvent dans cette région de l'Ardèche. J'ai le torse nu, des tâches de soleil parsèment la feuille sur laquelle je t'écris, traversant un autre marronnier. Le bruit du vent est fort... je rallonge encore, je prends le souffle de ce vent, de ce morceau de nature, pour te parler. Ce matin, vers les cinq heures, je me suis réveillé en hurlant, suffoqué, haletant. Je répétais des mots entrecoupés et Ella a vite essayé de me calmer. J'avais la gorge sèche, le cœur qui battait très fort, la respiration très agitée. J'avais soif. J'ai pu enfin me réveiller, me calmer, je me suis levé pour boire de l'eau et j'ai pensé aller chercher cette feuille pour t'écrire le rêve que j'avais eu. Mais j'étais exténué, je n'ai pas eu le courage. Je me suis couché et, au bout d'une heure, je me suis réveillé en criant à nouveau. Cette fois je pleurais, je haletais, je suffoquais. Alors Ella m'a dit de le lui raconter pour que j'arrive enfin à me calmer. C'était le même rêve qu'auparavant mais avec des variantes. J'ai essayé de parler et une brûlure dans la gorge m'empêchait de le faire. J'avais mal à la poitrine, je n'arrivais pas à sortir un mot, comme si quelqu'un m'étranglait la glotte entre le pouce et l'index. D'ailleurs je voyais cette image. Ella a insisté et insisté et puis, mot à mot, étouffé, j'ai pu résumer l'un et l'autre rêve. Je ne sais pas si j'ai le courage de l'écrire, je crois ne plus me rappeler de rien. Je ferai un effort. Devines-tu de qui j'ai rêvé ? Je vais faire un petit tour pour prendre des forces. J'arrive.

Un peu plus tard

J'ai pris un peu de souffle mais il me semble que je n'arrive toujours pas à trouver les mots, que j'ai tout oublié.

Je te raconterais donc dans le désordre ces deux rêves, et peut-être seulement leur dénouement, si j'arrive à le retenir, à l'image de cette lettre que je t'écris en désordre où je te raconte les événements sans une continuité linéaire, en laissant sortir les choses comme elles viennent.

J'étais donc, dans le rêve, dans notre maison natale. Dans le premier rêve j'étais, à la fin, à genoux devant Zacharie, dans l'avant jardin de la maison qui ne lui ressemblait d'ailleurs pas, mais qui était bien le nôtre. J'étais en train de l'implorer et, comme il se refusait, j'ai sorti un poignard et je me suis ouvert la poitrine, je me suis arraché le cœur avec mes mains et je le lui ai tendu, suppliant, "...dis-leurs, dis-leurs à mes frères, que c'est toi qui m'as mis dehors de la maison, dis-leurs, je t'en supplie, je m'arrache le cœur pour te le demander, je te demande de tout mon cœur". En ce moment je me suis réveillé dans l'état que je t'ai dit précédemment. Dans le deuxième, toujours à la maison, j'étais devant la femme de ménage et son fils qui sanglotaient embrassés ensemble. Ils suppliaient Zacharie de me faire partir, faussement affligés. Dans une autre scène, la finale, je demandais à Zacharie de ne pas me mettre dehors de la maison puisque je n'avais pas les moyens pour survivre. Il restait immuable et je pensais «...de toutes façons je ne peux pas vivre dehors, autant que je me tue et, comme je vais me tuer, je lui demanderai encore une fois s'il me gracie». A ce moment-là je me retournais vers lui et je lui disais que j'allais me tuer, car je n'avais pas d'autres solutions, puisque je ne pouvais pas vivre en dehors de la maison. C'est là que je lui demandais de dire à mes frères que c'était bien lui qui m'avait dit de partir et je me suis réveillé comme décrit auparavant. Après, j'avais des pensées comme celle-ci, «...si on me demandait quel est le visage du diable, je dirais celui de la domestique de Zacharie», et une autre, «...on dirait que je suis l'enfant du diable» et puis «...je suis le fils du diable», et je le voyais lui, Zacharie, diaboliquement monstrueux, accompagné de sa cohorte de diablesses. Etais-je donc en enfer et, en même temps, pensais-je qu'il n'y avait pas d'autres lieux où vivre pour moi? C'est comme la victime qui réclame son bourreau de peur que, en le quittant, elle ne trouve pire ailleurs, car le bourreau est arrivé a la convaincre qu'il était le meilleur!

Jusqu'où dois-je courir, m'éloigner, pour trouver la paix? Si même dans les rêves il vient me tourmenter, où puis-je me cacher? Des cauchemars comme celui-ci sont les habitants de mes nuits, où que je sois. Je n'arrive pas à le haïr, à moins que ma peur ne soit que ma haine non-avouée. Et, même si je le hais à mon insu, je ne voudrais pas le haïr, je voudrais l'aimer, être aimé de lui. Puisque je n'ai pas son amour, puis-je l'aimer malgré tout? Ce n'est pas aimer son bourreau ! Puis-je avoir de la compassion pour lui? Mais n'est-ce pas ce que j'ai toujours éprouvé? Adolescent, je me rappelle, je le méprisais. J'avais un mépris énorme pour lui, bien que je croie que c'est le mépris dont souffrent tous les adolescents envers celui auquel ils veulent ressembler. Je n'ai jamais supporté qu'il me touchât, je sentais le poids de ses membres sur moi comme un poids insupportable. Une fois il avait voulu m'embrasser et m'avait pris le nez dans sa bouche, il l'avait fait malgré moi car je m'étais débattu pour l'en empêcher, j'avais trouvé cela obscène, répugnant et j'ai encore le dégoût de l'odeur de sa salive sur mon nez. Peut-on être ainsi dégoûté, quand on est encore enfant, de la personne qu'on est censé aimer le plus?

Cette infinitude de petits gestes, gardés en silence dans mon cœur, racontés par lui à sa manière, on fait l'effet d'une goutte d'eau qui tombe sur le crâne de quelqu'un, à espaces de temps réguliers, une seule petite goutte qui finit par trépasser le crâne et tuer la personne, ou la rendre folle. Une petite goutte, en cachette, car elles sont passées inaperçues aux yeux de vous tous, sauf ceux de ma mère, une petite goutte à la dérobée, mais constante, toujours au même endroit, au cœur, en me laissant cette hémorragie interne, cachée, qui ne cesse jamais, honteuse. Des gouttes sous formes de regards trépassants, des gestes minimes, terriblement minimes et tuants. Sais-tu comment me disait-il bonjour, devant toi, sous tes yeux, quand j'arrivais lui rendre visite à quarante ans? Il faisait semblant de me donner la main et, à la dernière seconde, il fermait le poing et me laissait prendre seulement son auriculaire, comme si j'allais le salir, avec le plus grand dégoût de ma personne, masqué derrière un vague sourire vers toi, cachant sous tes yeux ce geste d'un mépris ignominieux qui était un coup de poignard envers moi.

C'est toujours sa parole contre la mienne. S'il est encore vivant et que tu lui montres cette lettre il dira que je mens, et il te le dira les yeux dans tes yeux, tout en rétorquant, «...est-ce que je t'ai jamais menti, moi, ton père», et tu donneras ton assentiment, et ma lettre ira à la poubelle. S'il est déjà mort, tu diras que je profite de ce qu'il ne peut pas se défendre, que ma version est donc fausse, que je viens pour salir la mémoire de ton père, et tu jetteras la lettre aussi.

Mais je ne peux plus vivre avec cette version, faut-il que je cherche à la publier pour que tu finisses par la lire? Alors tu diras que je le fais pour me venger et vous porter tort à vous tous, salissant votre vie. Je ne peux pas penser à cette option non plus. Comment ferai-je alors pour vivre si je dois rester caché, honteux, pas crédible ?

 

 

 

Chapitre X
            Ardèche, 5 juillet l999

Les appellations les plus courantes que vous aviez pour moi c'étaient de féminin et de fou. Ce qui correspond, en fait, à deux aspects essentiels de ma vie, selon ma version, qui sont l'imagination, pour fou, la sensibilité, pour féminin. Sans l'imagination ni la sensibilité il n'y a pas de création artistique. Mais, là où vous vous trompiez, c'est dans ses acceptions, car il ne faut pas n'importe quelle imagination, il faut une imagination maîtrisée, contrôlée, et pas n'importe quelle sensibilité, il faut une sensibilité active. Ce sont des choses apparemment paradoxales mais nécessaires dans l'art. Une imagination pure est celle d'un enfant quelconque, qui joue avec un bout de plastique en croyant conduire un vrai camion. C'est une imagination qui n'est pas réfléchie et qui, chez un adulte, s'appelle de la folie. Une sensibilité passive est celle d'une personne qui a une sentimentalité outrée, péjorativement associée à la femme. C'est une sensibilité qui n'est pas active et qui chez un homme est suspecte de féminité. Chez moi vous ne voyiez que l'imagination incontrôlée du fou et la sensibilité passive, la sensiblerie outrée, supposée de la femme.

Je ne vous condamne pas, j'essaie de me mettre à votre place dans votre pensée, de me voir moi à travers vos yeux, vos émotions, votre manière de voir le monde. J'essaie, par l'imagination, de me sentir dans vos corps et, à travers eux, de regarder le mien. C'est vrai, je ne suis pas bâti comme vous, c'est le moins qu'on puisse dire. Avec vos yeux, je me vois d'une maigreur douteuse, d'une douteuse fragilité. On ne peut pas dire que je sois féminin, non, c'est autre chose, c'est un mélange de corps d'homme... Non, depuis vos yeux le regard est tout autre que celui-ci, vous voyez mon corps derrière une croix rouge, un signe de barré, pas bon. Point. Pas d'analyse, ni pourquoi, ni pourquoi faire. Pas bon, pas comme vous, bien d'aplomb sur terre, bien lourds pour ne pas s'envoler au moindre vent, bien ancrés aux traditions, aux coutumes, bien bâtis pour assurer la continuité des générations à venir, bien plantés, là, comme de grands arbres, forts, capables de supporter soleil et orage, pluies et grêles, canicule et foudres, là, dressés, préférant être cassés que pliés par le vent, là, sans honte, immuables à jamais.

Moi, vu depuis le fond de vos yeux, je ne suis pas cela, je ne suis qu'une brindille, un buisson, ou une autre espèce qu'on ne connaît pas, mais je ne suis pas ce qu'on veut être ni ce qu'on veut que soient nos enfants ni les enfants de nos enfants. Et puis... je n'aurais pas trop de mal à décrire, toujours selon vos yeux, ce que vous voyez en moi, mais je me glisserais dans un terrain qui ne me concerne pas ici, car ce n'est pas ma version des choses, mais ce serait votre version de moi, supposé par moi. Et, le terrain de suppositions, pour juste qu'il puisse être, n'est pas certain car, mille suppositions ne font pas une preuve, comme mille souris ne font pas un chat. Il n'est pas, en outre, notre terrain de maintenant, il serait le terrain d'un roman, avec un personnage comme moi et un autre comme toi ou les autres. Un roman où je pourrais décrire l'un et l'autre selon les yeux de chacun, sans insulter la vérité, car il serait de la fiction, même si elle peut être plus juste qu'une version de la réalité, puisque libérée des contraintes des détails réels, de points subjectifs à défendre. Un roman où je pourrais me glisser dans la peau de tous les points de vue, de toutes les versions, sans en défendre aucune.

Non, ma lettre n'est pas pour voir votre version de moi, c'est pour enfin dire la mienne. C'est là que peut-être je pourrais arriver à te faire comprendre la différence entre imagination contrôlée et folie. Avec l'imagination contrôlée on peut inventer une nouvelle réalité, une réalité qui n'existe pas, mais tout en étant conscients que c'est une réalité inventée. Avec la folie on peut inventer une nouvelle réalité, on verrait la réalité sous un autre angle, comme le fait l'imagination, mais sans être conscients que c'est inventé. Je peux m'imaginer d'être rentré dans vos corps et me voir moi à travers vos yeux. Je sais que cela ne sera jamais plus qu'un artifice de mon imagination, pour essayer de vous comprendre, pour essayer de comprendre votre attitude envers moi, mais que cela ne sera pas la réalité, car je ne suis pas vous.

La folie serait si je disais ce que vous êtes selon moi. Savons-nous qui nous sommes selon nous-mêmes? Pouvons-nous démêler ce qui nous est appris de ce qui nous est inné? Comment appréhendons-nous, tout en chacun, ce qui nous a été appris différemment des autres?

Mais, affirmer que j'étais fou, avait-il le droit de le faire lui, Zacharie, et vous autres de le confirmer? Effectivement, s'il disait une version des faits et moi une autre, au bout de quelques discordances on sortait du terrain du mensonge, pour rentrer dans celui de la folie, et fou était celui qui déformait systématiquement la réalité. Si, dans notre cas, lui il ne déformait que la partie me concernant et pas la vôtre, moi, selon vous, je dénaturais le tout, car le tout était sa parole à lui, la parole du père, par conséquent et logiquement le seul fou possible était moi.

Si à ces faits de version on rajoute les manifestations de mon imaginaire à travers mes actes mystiques, mes contemplations, mes peurs et mes visions célestes, mon isolement précoce et mon dédain de vos jeux au profit de mes lectures, il est certain que toute l'apparence était contre moi. Quand la diffamation du viol et de mon goût prononcé pour le sexe des hommes est apparu, vous n'étiez pas prêts à écouter ce que j'avais à dire, vous n'étiez même pas curieux de savoir si j'avais une autre version des faits, le terrain était bien labouré pour recueillir la récolte de ma malédiction, ma version était fausse avant même de vouloir la connaître. Ainsi vous avez donné crédit aux autres sans avoir le moindre doute. Moi, je racontais toujours d'autres versions, selon vous, parce que j'étais fou. A partir de cette prémisse vous, ainsi que le reste de gens, pouviez tout me faire, puisqu'il n'y avait rien à craindre de moi car, si je racontais ma version, personne n'allait me croire, c'était accepté officiellement que je racontais toujours de fausses versions, que je voyais la réalité altérée. Tous les abus à mon égard étaient alors permis.

Vous aviez oublié qu'il y avait une seule personne qui me croyait, une seule, mais elle avait suffi pour empêcher que vous me détruisiez totalement sous l'emprise de Zacharie. Ma mère, elle, me croyait et si même elle ne pouvait pas sortir pour me défendre, elle me le disait à moi, tout seul, dans le creux de l'oreille, elle le criait dans les vastes prairies de mon intérieur «...je te crois». Elle me croyait avec les yeux de l'amour, les seuls à pouvoir déceler le mensonge de la vérité.

Pouvais-je me vanter de ma folie, comme le font les artistes pour se donner des airs de génie, quand c'était mon ignominie? N'ai-je pas tout fait, depuis petit, dans toutes choses, pour me prouver et prouver aux autres que je n'étais pas fou, que je ne déformais pas la réalité sans me rendre compte ? N'ai-je pas cette attitude constante de paraître sage, crédible et croyable, pas fou? Pas le moindre écart dans mes gestes et paroles, qui puisse donner libre cours à mes fantaisies, car dehors elles pourraient paraître sorties d'une tête dérangée. Toujours surveiller mes attitudes, mes paroles, mes propos, pour dénier les deux stigmates de fou et féminin. Contrôler, surveiller mes manières pour ne pas confirmer, non seulement les doutes, mais les affirmations des autres sur moi. Contrôle, apparence. Mais toute cette vigilance extérieure allait à l'encontre de ma recherche intérieure, recherche de vérité, recherche de liberté. Etre libre, libre de toutes ces prédispositions sur l'existence, de toutes ces armatures et meurtrières par où on peut voir la réalité à travers un seul et unique angle. Je connaissais cette liberté quand je rentrais dans ce domaine interne, quand je commençais à créer. Mais dès que je sortais, il fallait que je me passe la muselière, les oeillères sur mon monde, pour voir comme les autres ou, du moins, croire être vu comme les autres. Mais plus je rentrais dans moi, plus il m'était insupportable de mettre le scaphandre dehors, alors pourquoi sortir, si de toutes façons je ne pouvais pas contredire la version des autres, ni même dire la mienne.

Me voir sombrer dans la folie et pouvoir m'enfermer, n'est-ce pas ce qu'il a essayé de faire à plusieurs reprises? Il voulait pouvoir prouver ma folie et ainsi confirmer sa véracité. Il a réussi, avec votre concours, à m'enfermer, sans hôpital, ni médecins, par moi-même. Ainsi, moi-même, j'ai confirmé qu'il avait dit vrai. C'est pour cela, que quand j'avais quinze ans, il a insisté pour que j'aille chez le psychiatre. A l'époque, en l967, aller chez un psychiatre ce n'était qu'une affaire de fous. Quand j'ai commencé les séances, je vivais avec cette boule au ventre que j'ai depuis que je t'écris et le médecin n'avait réussi à me l'enlever qu'avec des calmants. A qui donne-t-on des calmants si ce n'est qu'aux fous, surtout quand on n'a que quinze ans? Les séances abondaient, le docteur me recevait à la dernière consultation pour pouvoir me consacrer plus d'une heure, même deux, plusieurs fois par semaine. Quand j'arrivais à la maison, après avoir pleuré sans répit, les yeux gonflés et apaisés d'avoir pu enfin parler, les commentaires de mes frères, car déjà tu n'étais plus à la maison, c'était que le fou était rentré. Lui, Zacharie, me regardait d'un air de triomphe pendant que ma mère pleurait. Tu ne sais pas à quel point était arrivé notre situation à ce moment-là, avant qu'on commence les séances. L'irritabilité dans laquelle je mettais Zacharie par ma seule présence était telle que, quand il arrivait à table à l'heure du déjeuner et qu'il me voyait assis avec les autres, en l'attendant pour commencer le repas, il disait à ma mère à propos de moi, «...ou lui ou moi, s'il ne s'en va pas je ne m'assieds pas». Je devais alors me lever et aller dans ma chambre, je pleurais désespéré jusqu'à ce que ma mère vînt me consoler, le temps qu'il la rappelle depuis la salle à manger de revenir à sa place. Cette situation était devenu quotidienne et, à chaque fois, il avait un motif, une raison pour me faire dégager les lieux. Soit j'avais osé le regarder et c'était pour le provoquer, soit je riais et c'était à son sujet, soit je grimaçais et c'était pour me moquer de lui, soit je boudais et c'était pour lui gâcher son déjeuner, soit j'étais sérieux et c'était parce que je lui en voulais de quelque chose. Il commençait par me reprocher qu'est-ce qu'il avait encore fait, pour que je lui en veuille, avant de laisser monter sa colère, ou m'arracher un expression de mépris, pour qu'il me fasse déguerpir.

Ma mère souffrait beaucoup et, malgré tous les conseils qu'elle me donnait pour que je trouve une attitude qui ne lui déplaise pas, il trouvait tous mes gestes déplacés et blâmables. Ne trouvant pas une solution à cette situation insoutenable, elle a accepté de m'emmener chez le psychiatre. Je mangeais dans ma chambre, je pleurais. J'étais en ce moment l'aîné des enfants puisque vous, les plus âgés que moi, étiez déjà partis à l'université. J'ai trouvé finalement chez le médecin une oreille qui m'écoutait, qui me croyait, mais il ne pouvait pas m'aider autrement, il ne pouvait pas faire l'arbitre du conflit. Vingt ans plus tard, quand j'ai refait avec lui-même une autre thérapie, comme je te l'ai raconté auparavant, il m'a dit des paroles humbles qui m'ont réconforté rétrospectivement «...peut-être que je n'étais pas un bon psychiatre à l'époque, que je n'avais pas assez d'expérience pour mieux t'aider...»

En réalité il n'avait trouvé comme solution, comme unique solution , que l'éloignement du foyer familial, en profitant de ma prochaine rentrée à l'université, pouvant m'extraire ainsi de l'abominable joug. Sauf qu'à l'époque, submergé qu'il était par les théories freudiennes de l'oedipisme, il ne voyait que mon amour excessif pour ma mère et son influence négative sur moi. Sous l'angle oedipique je détestais mon père, parce que je jalousais ma mère et, par là même, j'étais voué à une homosexualité irréversible. Pour tenter de freiner ce processus à mon jeune âge, il pensait que je devais quitter ma mère, pour arrêter de détester mon père et devenir un homme comme il se doit.

La science utilise deux méthodes pour ses recherches: L'induction, pour chercher les causes d'un effet donné., la déduction, pour chercher les effets d'une cause donnée. En psychologie la méthode inductive à dérapé dans la «généralisation hâtive» qui consiste à faire une transposition des résultats de l'induction sur la déduction. Un exemple très connu, en sciences, de généralisation hâtive, est le cas des métaux: tels et tels métaux sont solides à la température ordinaire, donc tous les métaux le sont, ce qui n'est pas vrai du mercure. Dans mon cas, comme dans celui de beaucoup de gens comme moi, puisque j'étais «amoureux» de ma mère, je détestais mon père, et j'étais, par déduction, homosexuel. Logique, n'est-ce pas?

C'est ainsi que s'est décidé mon départ pour faire mes études universitaires à Santa Fé, profitant de ce que j'allais obtenir mon baccalauréat à la fin de l'année, quand j'aurais eu seize ans. Je voulais étudier les Beaux-arts, ce à quoi j'ai eu une réponse catégoriquement négative de Zacharie. Après une série de tests avec le psychiatre, je n'avais que deux options: ou Philosophie et Lettres ou Architecture. L'une à cause de mon amour pour la lecture et l'autre, par déduction, pour mon amour de la peinture et des arts plastiques. Quand j'avais voulu argumenter que je voulais être peintre et non architecte, on m'avait rétorqué «...tu pourras peindre dans tes heures libres, les fins de semaine». Philosophie et Lettres n'était pas non plus accepté car, de quoi vit-on avec une telle carrière? ...guère mieux qu'avec la peinture! Ils ont décidé pour moi par Architecture et c'est comme cela que je suis parti faire les deux années que j'ai pu supporter de cette carrière.

Comme ma mère était décédée le premier jour de la rentrée universitaire et que j'ai dû continuer tout de même mes études, je ne pouvais pas faire autre chose que pleurer. Tu étais avec moi, nous pleurions tous, c'était bien naturel. Mais vos larmes se sont séchées normalement au bout d'un certain temps et vous avez repris vos vies le mieux possible, malgré votre douleur. Bien au contraire, moi je n'arrêtais pas de pleurer, au milieu de mon sommeil je me réveillais en criant, j'appelais ma mère désespéré. Le matin j'arrivais en larmes à l'université. Au milieu des cours les sanglots montaient et je devais aller me cacher dans les toilettes. Puis, au bout d'un moment, c'était devenu un fardeau trop lourd à porter pour vous. Mes larmes vous rappelaient votre douleur surmontée et, au fur et à mesure que le temps passait, vous supportiez de moins en moins de me voir ainsi. Vous aviez fait donc savoir mon état à Zacharie. Il a dit alors «Peut-être qu'il va falloir l'enfermer», en parlant de l'hôpital psychiatrique. Vous aviez donc utilisé cette menace pour me calmer, mais cela ne changeait pas les choses, je me cachais alors pour pleurer. Je marchais seul jusqu'à la faculté au lieu d'aller avec vous comme avant, je descendais seul, de la colline où se trouvait l'université, au lieu de nous donner rendez-vous pour rentrer. Je ne sortais pas avec vous, pour rester seul et pouvoir pleurer, et, si vous étiez restés dans la chambre, j'allais à l'église voisine où je pouvais rester des heures baigné de larmes dans un coin. J'ai pleuré pendant deux ans sans arrêt, comme si j'avais une rivière en moi, une rivière de larmes qui cherchait la mer, la mère. Je m'évacuais dans mes larmes, je m'en allais peu à peu avec elles. Puis, même en me cachant de vous, vous aviez donné le cri d'alarme, je ne mangeais point, je maigrissais encore plus, j'étais tout le temps malade au lit avec des terribles coliques. Mais, n'ayant pas de preuves de folie ouverte et contagieuse, vous ne m'aviez plus menacé de m'enfermer.

Une chose qui me tourmentait c'était le souvenir des derniers mois de ma mère avec moi. Comme le psychiatre avait insisté sur le fait de l'oedipisme alors, peu à peu, j'avais commencé à me retourner contre elle, à devenir agressif, à lui répondre avec violence et à lui dire que tout était de sa faute. Je me rappelle une scène où j'avais été particulièrement odieux avec elle, moi qui n'avais été jusque là que douceur à son égard. Elle était venue auprès de moi un jour, pendant que je faisais la sieste, et s'était assise au bord de mon lit en m'implorant de lui dire quel était le mal qu'elle m'avait fait. Elle pleurait inconsolable, pendant que je lui sortais des arguments pseudo-analytiques appris sur le divan, je lui avais dit qu'à cause d'elle j'étais une mauviette, qu'à cause d'elle je ne pouvais être qu'un homosexuel, qu'à cause d'elle... Elle secouait la tête, elle désapprouvait harassée, elle voulait se défendre mais elle ne pouvait rien dire sinon des mots de tendresse à mon égard. Je tournais la tête lui faisant signe que je ne voulais rien entendre de son amour pour moi. Je lui reprochais encore que si tous me rejetaient, c'était sa faute à elle, qui m'avait couvée pour elle, pour son égoïsme personnel. Elle sanglotait, avec des sanglots que j'entends encore, qui m'ont empêché de dormir pendant des années, des années et encore des années. Peu de temps après est arrivé le jour de la cérémonie pour mon diplôme de bachelier où j'ai été odieux pour l'éternité avec elle, je lui ai dit des injures qui résonnent encore dans mes oreilles comme des blasphèmes impardonnables dont je ne serais jamais absout. Elle était si nerveuse pour cette cérémonie qu'elle avait brûlé sa robe, qu'elle avait réalisée elle-même pour me faire honneur ce jour-là, avec son fer à repasser, devant la reprendre à la dernière minute, au milieu de mes sarcasmes et mes boutades. Je m'acharnais sur elle comme étant la cause de tous mes malheurs.

Et puis, si j'ai encore la force de te raconter tout ceci... Elle ne voulait pas que je parte à Santa Fé, parce que j'étais encore un enfant, pour aller mener une vie d'étudiant indépendant dans cette ville si dangereuse. Même si j'allais partager avec vous, les aînés, votre résidence universitaire, elle ne trouvait pas que j'avais déjà l'âge de quitter le foyer familial... Lorsqu'elle avait essayé de s'opposer elle savait, au fond d'elle-même, que je devais quitter la ville ou, sinon, Zacharie allait m'achever. Sur le moment, cette décision avait été prise pour m'éloigner d'elle, car elle était devenue la coupable de ma mésentente avec Zacharie. La version officielle était que moi étant, comme Oedipe, amoureux de ma mère, je voulais tuer mon père par jalousie. Puisqu'elle entretenait cet amour, c'était elle la coupable de mon parricide potentiel.

J'ai du mal à écrire tout ceci, j'ai du mal. J'arrête et je vais me promener... Je reviens. C'est comme si j'étais en train de faire une opération à cœur ouvert à... moi-même. J'ai déjà commencé, je ne peux plus arrêter, je dois aller jusqu'au bout, mon être est là, avec sa poitrine ouverte, anesthésié mais conscient. En voyant ce cœur malade je cherche la cause de son mal et je la vois, comme une espèce d'énorme araignée dont les innombrables pattes sont des fibres qui se répandent partout, allant jusqu'aux recoins les plus perdus de mon être, s'attachant partout, s'incrustant, essayant d'extraire mon essence même pour se nourrir et, quand j'essaye de l'arracher, en prenant avec un immense dégoût son corps noirâtre, elle ne veut pas se détacher, m'obligeant à tirer dessus, pour que ses pattes lâchent sa prise, mais tout mon être vient avec elles, tout mon être est sous son emprise, son pouvoir, toutes ses fibres me possèdent et je n'arrive pas à l'arracher sans courir le risque de m'arracher moi-même. Mais je ne peux pas arrêter là, je ne peux pas, ma poitrine est ouverte, il faut que je continue, que j'aille jusqu'au bout, au risque de périr ou, peut-être, de me libérer, enfin.

Je continue. Le jour fatal de mon départ pour passer les examens d'admission à l'université était arrivé. La veille nous étions réunis au salon, toi et les autres aînés vous étiez arrivés pour passer les vacances de fin d'année scolaire et vous me faisiez des adieux. J'étais assis par terre, sur le carrelage de la maison, pour me rafraîchir de la chaleur du soir, en m'appuyant sur les genoux de ma mère, qui était assise sur son rocking-chair. Elle me caressait les cheveux pendant que vous vous moquiez gentiment de moi. «...ah, -disiez-vous- tu veux trouver la liberté à la grande capitale, tu vas bien regretter la maison, les bons repas, le climat chaud, la piscine, le linge propre à sa place, l'espace...!».

Je sentais la douleur de ma mère et je disais "...oui, je veux trouver la liberté". Je voulais dire, au fond de moi, celle de mon bourreau, même si on avait voulu détourner mes yeux de la vérité. Comme je te l'ai déjà raconté au début de cette lettre, le lendemain je suis parti et, en même temps que je prenais l'avion, elle tombait mortellement malade d'un anévrisme cérébral. Pendant les premiers jours Zacharie ne me l'a pas dit, pour que je puisse passer mes examens sans trop d'anxiété, selon lui. C'est en ignorant qu'elle était malade que j'ai fait mon dernier geste, que je regretterais jusqu'à ma mort, à moins que j'arrive à trouver assez de compassion envers moi-même pour me pardonner un jour. Depuis notre triste chambre d'étudiant, que j'essayais plus tard d'égayer avec mes dessins de nus sur les murs, j'ai écrit une longue lettre à ma mère, très longue, où je lui répétais mon envie de liberté, mon droit à ma liberté de son omniprésence, en utilisant de termes durs et cruels pour m'affirmer. Je n'ai jamais su si elle l'avait reçue, si elle l'avait lue. Je n'ai pas su non plus si Zacharie l'avait gardée. Je n'ai jamais su si je lui avais donné ce coup de poignard quand elle avait entamée son chemin vers la mort.

Mais quand j'ai appris qu'elle étais malade, quelque jours après avoir envoyé ma lettre, qu'elle devait venir à la capitale pour aller dans un grand hôpital, qu'elle arrivait en brancard, qu'une ambulance l'attendait à l'aéroport où j'ai dû aller pour la recevoir...

Plus tard...

Dès que je l'ai vue à la descente de l'avion, tous les regrets de ma vie sont montés et j'ai su que je l'avais tué. Je croyais qu'elle avait reçu la lettre et qu'elle était tombée malade à ce moment-là, puisque j'ignorais qu'elle était tombée malade lorsque j'avais pris l'avion pour la quitter. Mais elle, du premier regard, encore sous l'aile de l'avion, elle m'avait pardonné et je me suis jeté dans ses bras et j'ai commencé à pleurer, cette source infinie de larmes s'est ouverte là, sous les ailes d'un avion DC4 dont le bruit la faisait souffrir... Je m'arrête là. Je ne peux plus continuer. Je ne dois pas.

Plus tard...

De toutes façons je ne peux pas m'arrêter, il faut que je continue à écrire car l'opération à été entamée et je ne peux pas laisser cette poitrine ouverte là, même si je la sens me déchirer le corps entier, car je me sens attiré par une force monumentale qui veut arracher cette douleur de ma vie.

Les événements qui se sont déroulés dans cet hôpital à Santa Fé sont ignorés de vous, car vous étiez restés dans notre ville natale. Nous étions Zacharie et ma mère, sa sœur Ophélie et moi. J'ai pu rester une quinzaine de jours et c'est là où elle m'avait parlé pour la dernière fois, que je n'avais pas pu l'écouter comme je te l'ai déjà raconté. La veille de l'opération, qui a eu lieu près du jour de Noël, je n'y étais pas, car Zacharie m'avait ordonné de rentrer à la maison. Il disait que j'étais trop sensible pour passer mes journées à l'hôpital, que je devais prendre des vacances avant de rentrer à l'université. C'était pourtant bien la première fois qu'il utilisait cette expression de «sensible» pour parler de moi. J'ai protesté mais, contre mon gré, j'ai dû partir.

Le jour de Noël, je crois que c'était le lendemain, je ne voulais rien faire, je ne pensais qu'à elle. Une tante qui nous accompagnait, avait ouvert une bouteille d'eau de vie pour nous détendre et pour nous remonter le moral, avant d'aller à une fête où nous étions invités. Je n'avais jamais bu et vous m'aviez forcé à avaler un verre, puis un deuxième puis... je ne me souviens plus, puisque j'étais ivre. Je me souviens seulement que tu m'avais habillé et, entre tous, vous m'aviez emmené à la fête. Du reste je ne me souviens pas. Mais pour moi c'est le souvenir de la trahison à ma mère, qui était en train de sortir de la salle de chirurgie et se débattait contre la mort, pendant que nous fêtions, même si c'était à mon insu.

Pour moi les fêtes de cette année-là sont passées dans l'oubli . Ma mère est rentrée le jour des rois chez nous, après un court séjour postopératoire. Je n'avais pas voulu aller à l'aéroport, j'étais trop anxieux. A son arrivée devant la maison, j'ai l'image gravée, j'ai vu qu'ils essayaient de la sortir de la voiture, comme qui sort un corps inerte et j'ai vu dépasser sa tête rasée de la portière en premier. Je ne m'attendais pas à cela, personne ne me l'avait dit et je suis sorti me cacher en courant. Je suis resté caché quelques heures, ou minutes, je ne me souviens plus sinon qu'ils sont venus me chercher étonnés que je ne sois pas allé la voir. Ma tante Claude m'avait trouvé effondré, je la vois encore en train de me parler sur le canapé du séjour, pour me convaincre d'aller la voir. Je ne voulais pas, c'était au-dessus de mes forces, ce n'était pas ma mère qu'ils avaient ramenée dans cet état. Je ne sais combien de temps a duré mon refus. Mais, quand finalement j'ai pu, je suis allé vers elle qui m'attendait impatiente, car elle ne pouvait pas me réclamer puisqu'elle ne pouvait plus parler. Elle pouvait prononcer des sons gutturaux, elle pouvait regarder d'un œil, son côté gauche était paralysé. Fin. Je passe cette description difficile, Quand je l'ai vu, nous nous sommes vus. Avec cela je dirais ce que je ne peux pas exprimer avec des mots. Et je ne l'ai plus quittée. Elle avait pourtant une infirmière jour et nuit, mais elle m'avait pris la main et ne voulait plus me lâcher, mi moi non plus. J'ai vu des gestes à elle envers nos petits frères pour leur montrer qu'elle ne voulait pas qu'ils l'approchent, non pas par manque d'amour pour eux, mais parce qu'elle était consciente de son piteux état et elle aurait voulu leur épargner cette vision. J'ai vu aussi des gestes envers Zacharie pour l'éloigner. Je suis resté ainsi avec elle les jours qui suivirent, je ne pouvais pas dormir, car ses douleurs étaient trop fortes, son malheur trop grand et elle me réveillait si je m'assoupissais. Elle arrivait, avec beaucoup d'effort à dire un seul mot : mourir. Elle voulait mourir. Je lui disais, dans le creux de l'oreille, qu'elle allait guérir. J'avais lu dans une revue à l'hôpital d'une femme qui avait eu la même chose qu'elle et qui avait guéri par amour. Je lui disais que je resterais auprès d'elle, qu'elle guérirait. Le soir, quand elle avait besoin d'évacuer, je lui disais que j'allais appeler l'infirmière et souvent elle refusait pour que ce soit moi qui le fasse. Ce geste est un des plus durs de ma vie, lui descendre sa culotte, tout en étant couchée et lui glisser le pot. Par là-même j'ai vu son sexe, moi qui n'avait jamais vu le sexe d'une femme j'ai dû le voir comme cela, douloureusement comme cela.

Un soir j'étais épuisé, je voulais dormir mais elle ne me laissait pas partir. Dès qu'elle s'était endormie un instant je me suis décroché de sa main qui me tenait agrippé et je me suis glissé hors du lit pour aller me coucher dans votre chambre, où Zacharie dormait aussi, car l'ordre des lits s'était bousculé à cause de notre drame. Je me suis allongé et il ne s'était pas écoulé quelques minutes quand j'ai entendu, distinctement, ma mère prononcer mon nom. Les chambres étaient loin de la sienne, elle avait dû dire mon nom assez fort pour pouvoir se faire entendre. Zacharie s'était redressé et moi j'ai bondi pour aller la voir. Elle pleurait. Je me suis couché auprès d'elle et lui ai juré de ne plus la quitter.

Sur ce fait, plus tard, un jour Zacharie a raconté que ma mère, ne pouvant pas parler, avait crié son nom à lui. Je ne le blâme pas d'avoir voulu que ce soit son nom qui était prononcé, mais il dormait, moi pas, et ma mère ne voulait pas de lui près d'elle, elle refusait sa présence, elle le manifestait. Je ne dis pas qu'il ne souffrait pas, ni qu'il ait eu un comportement condamnable à ces moments-là. Loin de là, mais je sais que ma mère ne voulait pas qu'il l'approche.

Je crois à la force de l'amour qu'elle avait pour moi et, en ces moments, elle ne donnait plus aucune importance à n'importe quel type d'interprétation. Elle me serrait la main à me faire mal et, bien que je voulusse souvent me reposer, elle me laissait à peine aller aux toilettes. Son amour était devenu mortel, elle savait qu'il lui restait peu de temps, elle ne voulait pas perdre une seconde loin de moi. Peu de jours après les séances de rééducation ont commencé car, je crois, il fallait faire vite. Quand la thérapeute est arrivé le premier jour et qu'ils l'ont assise dans le petit séjour intérieur, j'en ai profité pour aller dormir. Alors elle s'est refusée à faire les exercices. Elle a fait comprendre que sans moi elle ne ferait rien. On m'a appelé, j'ai accouru et, en lui demandant de faire pour moi, elle a obéi et essayé de le faire. Elle souffrait d'agraphie, ou impossibilité d'écrire, en plus de son aphasie motrice, ou impossibilité de parler. J'ai appris ces mots parce que c'est là qu'ils lui ont fait les tests pour évaluer ses dégâts. Elle ne pouvait pas communiquer en somme, sauf par son œil, avec moi, ainsi qu'avec la pression de sa main sur la mienne. Je comprenais tout, ce dont elle avait besoin ou ce qu'elle ne désirait pas. Il faut un instant pour apprendre à communiquer dans ce sens-là. Elle avait commencé à faire des progrès, elle commençait à se lever sur ses jambes au bout de quelques jours, elle essayait de marcher. Je lui promettais que je resterais près d'elle, qu'elle récupérerait tous ses sens. Jour et nuit je lui ai fait des promesses pendant ces quinze jours, comme si j'étais propriétaire de mes décisions.

Tu es parti pour Santa Fé douze ou treize jours après et je me rappelle qu'après ton départ, quand tu es venu lui dire au-revoir, des larmes coulèrent sur ses joues, en silence. Puis le vingt-trois janvier arriva. Pour moi c'était décidé, je restais, je ne pensais pas aux études, à rien, sauf à elle. Je ne pensais qu'à une chose, elle allait guérir, j'allais tout faire pour cela, elle réussirait par la force de mon amour. Mais le jour est arrivé. Je me suis débattu, Zacharie m'a giflé, m'a crié et m'a habillé de force. Je suis rentré dans une sorte de transe, car je ne me souviens plus de rien. Le lendemain soir, à Santa Fé, des amis nous avaient invité à dîner, pour marquer le premier jour de rentrée universitaire. Quand nous sommes rentrés à minuit il y avait un message pour nous sous notre porte. Tu as rappelé à la maison et Zacharie t'a dit qu'il fallait qu'on rentre, ma mère avait eu une nouvelle attaque la veille et, depuis, les attaques continuaient, l'hémorragie interne n'arrêtait pas. Ils l'avaient amenée à l'hôpital, peu après mon départ, suite à la première crise. Notre oncle le curé est venu nous chercher à cinq heures du matin pour aller à l'aéroport. Il était gentil avec moi, c'était sa soeur qui mourait et il s'occupait de moi. Je n'arrêtais pas de lui dire que c'était ma faute, que je lui avais promis de rester, que je l'avais trahie. Je pleurais à l'aéroport pendant qu'il me tenait par la main. Je me rappelle des gens, qui ne sachant pas ce qui se passait, venaient lui demander des autographes. Dans l'avion j'essayais de lui dire qu'elle allait guérir dès qu'elle me verrait et lui, ne sachant comment me répondre, m'avait dit de prendre un anxiolytique que lui même m'a donné. Je lui demandais comment elle allait mais il ne me répondait pas, il disait qu'il ne savait pas.

En arrivant il y avait plein de gens qui nous attendaient à l'aéroport, des proches de nous. Je me souviens de mon cousin Jean Louis, le cousin que j'ai toujours aimé le plus et dont j'ai les plus beaux souvenirs. On nous a portés, on nous a séparés vous, mon oncle et moi. Moi, c'est une tante qui m'a pris en charge et son chauffeur est venu prendre mes valises. En s'approchant de moi il m'a dit, «...mes condoléances monsieur». C'est alors que je me suis retourné pour voir si c'était bien à moi qu'il s'adressait, personne ne nous avait rien dit, en tous les cas pas à moi, nos cousins et proches n'avaient rien dit, je voyais bien leurs lunettes noires, mais personne n'avait rien dit. Ils pleuraient, mais je supposais qu'elle allait très mal, que j'allais pouvoir la soigner, quand elle me verrait à nouveau cela irait mieux. Mais...ces mots «...mes condoléances monsieur» avaient tout gâché. Je tournais la tête, je regardais désespérément ma tante qui s'est effondrée dans mes bras pendant que je lui demandais de me dire le contraire, que ce n'était pas vrai. Mais ce l'était.

On m'a porté dans la voiture puis on m'a transporté à la maison. Dans des jours comme celui là, des petits gestes restent intacts dans la mémoire, comme s'ils étaient importants. Nous sommes arrivés en voitures différentes. Je ne sais pas qui t'a emmené, ni qui les autres frères, ni qui notre oncle. Je suis arrivé juste avant toi. Zacharie nous attendait, devant tout le monde, debout, à l'intérieur de la maison. Il m'avait embrassé fort, mais ce que je n'oublie pas c'est que tu étais juste derrière moi et que je n'ai pas eu le temps de me dégager de Zacharie quand vous vous êtes serrés dans les bras et mon bras était resté coincé entre vous deux. Au milieu de la situation dramatique, je me sentais ridicule avec mon bras comprimé entre vous, je tirais de toutes mes forces sans arriver à me dégager, vous ne vous lâchiez plus et je ne pouvais plus continuer vers l'intérieur, les gens s'approchaient pour me saluer pendant que j'essayais de tirer de toutes mes forces pour récupérer mon bras. J'étais consterné et, là, j'étais seulement préoccupé de mon bras prisonnier, avec tous les gens en train de regarder les retrouvailles des dolents.

Finalement je me suis libéré. J'ai dû aller voir son cercueil, posé dans le petit séjour. Elle était morte. Je regardais son visage, mais tous ces gens qui me regardaient... je suis allé me réfugier dans sa chambre, il y avait du monde partout. Là-bas il y avait une amie de ma mère, beaucoup plus jeune qu'elle, mais mère de famille aussi. Elle avait perdu son mari et peut-être pour cela elle comprenait, elle était là et elle comprenait, sans pleurer, sans rien faire. Elle m'avait donné une cigarette, je me souviens de la marque, je me souviens de cette femme, de cette cigarette fumée là, en cachette du monde, perdu.

Le reste, c'est la douleur que chacun a vécu. Zacharie est venu un moment, j'étais assis sur le côté du lit de ma mère et il s'était assis à côté de moi, il m'avait passé le bras sur l'épaule et il avait pleuré. Pauvre homme, il devait souffrir beaucoup. Il a dû souffrir beaucoup dans sa vie, les plus grandes joie qu'il ait eu, c'étaient vous, il vous aimait beaucoup et vous aussi.

Après l'enterrement, nous sommes restés cinq jours chez lui aux termes desquels il a dit que nous devions retourner à l'université car sinon nous allions perdre beaucoup de cours. Bien que la coutume était de prier la neuvaine, au bout de cinq jours il a considéré que c'était assez et nous avons dû repartir. J'imagine que c'était son sens du devoir, de forteresse, pour continuer la vie, qui l'obligeait à agir ainsi. Il considérait que prier neuf jours n'allait pas la faire revenir.

Avait-il jamais pris conscience du niveau d'amour qu'il y avait entre ma mère et moi? J'imagine que non. Il devait considérer que c'était son amour à lui qui suffisait, pas le mien. Je l'espère, j'espère que c'est ainsi qu'il pensait.

 

 

 

Chapitre XI
            Ardèche 6 Juillet l999

Hier j'ai commencé par t'écrire sur la folie et j'ai fini par te raconter comment j'ai vécu la mort de ma mère. Où est-il le lien entre ces deux histoires? Histoires..? voilà. C'est l'Histoire. Ces sont les mots qui me guident dans ce récit.

C'est Histoire que j'ai fini par étudier. Après ces deux années d'Architecture, où les professeurs étaient des arbitres suprêmes, juges sans appel, qui tranchaient radical et définitivement sur les projets qu'on leur soumettait, à l'image des critiques et directeurs de galeries d'art, j'ai décidé de changer de carrière. J'avais pourtant proposé de bonnes idées, mais ce n'était pas à moi, un enfant de seize ans, à qui ses têtes infaillibles allaient donner raison. C'était leur appréciation la seule vérité, par rapport à des critères subjectifs permanents. Ils parlaient de composition et d'harmonie comme s'ils parlaient d'additions et soustractions, comme des sciences exactes et sans recours. S'il y avait un recours, ils appelaient cela La Défense. Il fallait apprendre à défendre son projet. Je me suis buté à un critère contre lequel je me heurte encore et qui me conduit à ma situation actuelle. Il fallait convaincre les professeurs sur la qualité du plan proposé, répondre à leurs attaques, riposter, protester. Les meilleurs élèves, à ce que je voyais, étaient ceux qui tenaient un discours devant leurs maquettes, s'emportaient, vociféraient presque, jusqu'à convaincre les enseignants de leur apparente conviction. Il fallait surtout avoir l'air d'y croire et surtout faire croire qu'ils croyaient. C'était une façon de les préparer pour l'avenir, quand ils allaient se trouver devant un client, il fallait qu'ils sachent vendre leur projet, peu importait son contenu, ce qui importait c'était qu'ils sachent convaincre les autres. Tenir un discours, convaincre avec la parole, avoir la verve sans hésitation, la verve incisive, le ton autoritaire, impératif.

Et moi, dans tout cela, tu imagines bien que je n'avais pas grand chose à faire. Moi qui avait appris à me taire, qui avait été contraint au silence par le chantage et les médisances, ce n'était pas moi qui pouvais me défendre de leurs attaques vicieuses, car elles étaient faites sans fondement, ils attaquaient pour attaquer, pour que l'autre se défende. Moi, j'étais persuadé que si une chose était bonne, elle parlerait d'elle-même, elle n'aurait pas besoin de défense puisqu'elle n'était coupable de rien. Si on proposait une chose elle devait, selon mon critère, avoir une logique ou pas. Si elle ne l'avait pas, on devait pouvoir la montrer du doigt et, si elle l'avait, il fallait l'avouer.

Accepter leur critère c'était accepter la prémisse «Tout le monde est coupable tant qu'ils ne prouvent pas leur innocence». Leurs points de vues étaient aussi multiples qu'il y avait de professeurs. C'est ainsi que, devant un projet à moi, j'ai vu un enseignant très enthousiaste et un autre qui trouvait cela impossible à regarder, mais celui qui n'aimait pas s'est emporté avec plus de flamme, avec plus de verve, et a pris le dessus sur l'autre. C'est moi qui ai perdu, à la fin, de leur tour de force oratoire. J'ai du redoubler la matière la plus importante de cette année-là. L'année suivante n'a pas été meilleure, mais j'ai joué le jeu de l'impertinence et j'ai cherché à partir. J'ai pris des matières annexes en Lettres et je continuais à présenter mes projets. J'avais seize ans au début, avec une allure de quatorze, dix-sept ans en deuxième année, pendant que mes camarades en avaient vingt. Les filles, me trouvant trop jeune pour elles, ne m'adressaient pas la parole, car elles ne cherchaient que des étudiants de leurs âges, ou plus âgés, pour lier des relations. Parmi les garçons j'ai eu la chance d'en rencontrer un avec qui j'ai eu une de mes plus belles et longues amitiés masculines, pendant toutes mes études universitaires. Tu l'as bien connu. Dans sa résidence universitaire, qui était près de la nôtre, on disait que nous étions des amants. Mon ami avait de la riposte et, comme nous ne l'étions pas, j'ai vu pour la première fois un homme prendre mon parti et parader notre amitié sans vergogne.

Il était un peu plus âgé que moi et aussi en avance pour son âge, bien qu'avec une aisance dont j'enviais tous les aspects. Il avait une soeur jumelle, d'une grande beauté, qui étudiait avec nous, ainsi que sa soeur aînée qui était dans les dernières années de la même faculté. Entouré d'elles il nageait dans son élément, il était de ces gens qui sont toujours gais et qui, même s'ils se font remarquer partout et pour tout, sont adorables. Il m'avait approché peu à peu, me voyant si farouche et je me demandais toujours ce qu'il cherchait chez moi. Il était la coqueluche des femmes et professeurs, il riait aux éclats, passait de table en table faisant rire et charmant à tous et à toutes. Moi, comme une ampoule éteinte, j'avais choisi le coin le plus éloigné où on pouvait me voir le moins possible et où je pouvais pleurer sans être vu.

Avec le temps notre amitié avait avancé, ainsi que ma méfiance. Comme nos résidences étaient voisines, nous avions commencé à nous fréquenter en dehors de la faculté. Il habitait une résidence autogérée, qui était fort agréable, où ils avaient loué, à plusieurs étudiants, une grande maison de style anglais, comme on en voit encore dans cette grande ville. Mon ami avait pu choisir une chambre indépendante, située dans la mansarde au-dessus du garage et il fallait traverser le patio pour y accéder. Selon mon conditionnement, j'attendais qu'il me tende un piège avec sa relation et, avant que cela n'arrive, je l'ai provoqué. J'imaginais que c'était là où il voulait en venir. Par gestes et puis par paroles je lui demandais sa réponse jusqu'au moment où, calmement, il m'avait dit qu'il ne me cherchait pas pour cela, qu'il m'aimait bien et qu'il voulait être mon ami, pas plus.

Jamais, en cinq ans d'amitié il n'y a eu la moindre ambiguïté. Bien que je me sois bien gardé, lors de toutes ses années, de lui faire des confidences sur mon passé, il n'était pas dupe. Dans sa résidence étaient déjà arrivés des étudiants de Saint Sébastien qui s'étaient empressés de le mettre au courant de ma réputation. Mais il n'avait prêté aucune attention et il n'a jamais caché notre amitié, qui faisait jaser, sans le perturber. Cela l'amusait même, il me connaissait mieux que les autres. Nous allions au sauna ensemble, nous nous connaissions nus, ce qui là-bas était très rare. C'est lui qui, connaissant ma situation avec les femmes, m'avait présenté, quand j'avais vingt ans, après que nous ne soyons plus camarades de faculté, une fille nord-américaine. Il avait eu une romance avec elle et il pensait que nous pourrions nous entendre. C'est fut la première fois que j'ai pu embrasser une femme, longuement, sexuellement, ce qui devînt toute une initiation pour moi.

C'est avec lui que, auparavant, nous avions présenté un projet d'Architecture ensemble et , bien que ce fut le même projet, il avait eu une très bonne note, alors que moi j'avais été recalé. Un autre projet, cette fois sur un jeu, qui nous avait été demandé, m'avait été rejeté aussi. Pas très longtemps après j'avais vu sur le marché, à mon grand étonnement, un jeu très similaire au mien, qui avait été édité. Je n'ai pas oublié ma version et j'espère un jour essayer de la faire sortir. Mais, comme avec tout ce que je fais, tout est dans un placard. Il y a eu un autre projet, où j'avais réalisé une tente de camping, qui est la réplique exacte de celle qu'on appelle aujourd'hui la tente Igloo. C'était en l969. Avec ce projet j'ai été recalé à nouveau mais j'avais pris ma détermination avant de changer. La faculté de Lettres avait fini par accepter ma candidature car, malgré les mauvaises notes en atelier d'Architecture, j'avais eu de très bonnes notes en Histoire de l'Art et dans toutes les autres matières que j'avais prises en Lettres.

En l970 j'ai donc changé de faculté sans l'avis de Zacharie. J'aimais cette faculté. J'aimais tout. J'avais dix-huit ans lorsque je suis rentré, j'avais l'âge de ceux qui commençaient, mais l'aisance, de deux ans d'expérience universitaire, devant les débutants. Les études étaient divisées en deux parties: deux ans de lettres en général où on étudiait Histoire, Philosophie, Littérature, Psychologie, Anthropologie, Histoire de l'Art, Géographie. Au bout de deux ans il fallait choisir une de ces disciplines, qu'on avait étudiée d'une façon globale, pour l'approfondir et devenir spécialiste de la matière. On obtenait ainsi une licence en Lettres, avec la spécialité choisie, qui correspondait en France à une maîtrise.

Quand je suis rentré, vu les quelques unités de valeurs acquises, j'ai pu faire deux années de Lettres en une seule. J'ai eu mention très bien dans presque toutes les matières, même si je n'avais pas pu assister à tous les cours à cause des horaires croisés. Au départ je voulais choisir littérature comme spécialité mais, quand il a fallu s'inscrire pour l'année suivante, j'ai hésité. Juste à ce moment le directeur du département d'Histoire m'a convoqué dans son bureau. Je l'admirais beaucoup, j'avais une grande passion pour ses cours, qui m'avaient développé un penchant pour l'histoire, mais je ne pensais pas qu'il m'avait remarqué, vu ma timidité. Je me sentais en général, tout de même, mille fois mieux qu'avant, avec mon nouvel entourage, puisque tous mes compagnons de cours étaient des séminaristes de différentes congrégations qui, n'ayant pas beaucoup de postulants à l'état de prêtre, préféraient payer leurs études de Philosophie dans une faculté privée. Le reste, c'était des femmes. Tout le monde avait des buts très proches des miens.

Le professeur m'a donc appelé dans son bureau pour me dire que, si je choisissais Histoire, il voulait que je devienne son assistant. Devant mon regard stupéfait il m'avait expliqué qu'il m'avait remarqué, depuis le début de l'année, à travers mes examens écrits, m'ayant observé le reste de l'année pour voir la constance de mon caractère. Il croyait que j'avais les capacités nécessaires pour le faire. Le travail consistait à être son assistant de recherche, l'aider à corriger ses publications ainsi que les copies des premières années, transcrire ses enregistrements pris in situ des tribus indiennes et, plus tard, quand j'aurais appris la paléographie, l'aider à transcrire des documents du XVIème siècle. A part cela, je devais suivre le cursus normal de recherche, où je devais excéder. Je ne crois pas avoir eu deux années de ma vie aussi pleines, à ce moment-là, depuis ma naissance. Même si je pleurais beaucoup ma mère encore, j'avais trouvé un enthousiasme de vivre.

A la différence de la Faculté d'Architecture, il ne m'avait pas choisi pour savoir défendre mes exposés en Histoire, mais par mes exposés eux-mêmes, par mes capacités réelles et mes résultats concrets. Je lui dois une reconnaissance infinie, c'est lui qui m'a structuré, qui étant terriblement exigeant était juste. Il était d'une méthode surprenante, d'une efficacité redoutable, sans jamais élever la voix, sans jamais rire non plus. Il était grave, sérieux, et vrai. Il était espagnol et j'ai perdu ses traces à cause des multiples déménagements, de tous les deux, quatre ans après que je sois parti en France. J'espère le revoir un jour. C'est le seul homme de qui j'ai accepté l'autorité et dont je sois fier.

Je reviens donc au débat de cette lettre et sur le mot Histoire. J'ai étudié Histoire et Anthropologie et je suis devenu expert en paléographie. J'ai appris à avoir de la méthode, à classer, à chercher les causes des effets et les effets des causes, mais plus que tout, à retrouver les traces reconstituant les faits, les plus vraies possibles, sans interpréter, à travers les multiples versions d'un seul événement. Il y avait les chroniqueurs de l'époque de la conquête espagnole et, de l'un à l'autre, la narration du même événement avait des variantes. Il y avait les documents, les papiers d'administration, les jugements,. etc. pour pouvoir cerner une époque, un fait précis. Cela me passionnait. On pouvait reconstituer des faits divers, des crimes, des vols, des faits politiques, comme des faits de mœurs.

De tout ce que j'ai appris, peu me reste en mémoire, rien de conscient, ou presque. Mais un souci s'est développé en moi, celui des traces, comme celles que laisse un criminel dans le lieu de son méfait, ou comme celles qu'il élimine pour masquer son identité.

A niveau personnel je gardais déjà, à l'époque, les lettres que j'avais reçues depuis quelques années et, suivant mon apprentissage, je me suis mis à tout garder, tous les témoignages écrits que je recevais et que j'envoyais. Ce dernier réflexe je ne l'ai pris , à mon goût, que trop tard, juste avant de partir en Europe. Depuis, je garde tout ce que j'ai écrit, lettres, récits, romans, nouvelles, ainsi que tout ce que j'ai reçu comme correspondance. C'est là que, avant de commencer celle-ci, si on l'appelle toujours une lettre, j'ai puisé des souvenirs. En reclassant tout, car j'en avais des coffres pleins provenant des différents endroits où nous avions vécu les dix dernières années, j'ai pointé mon nez ici et là, sans vouloir tout lire, car je ne voulais pas être écrasé par mon passé. J'ai relu des lettres de Zacharie des différents époques, de toi, de beaucoup de gens, en beaucoup de circonstances. Je les ai toutes classées par date, année, mois, jour, ainsi que les miennes, en réponse ou sans réponse. Comme j'écrivais toujours à la machine, je faisais toujours une copie au papier carbone. Ce souci de tout garder peut être interprété comme manque de spontanéité. Mais, pour moi, ce sont mes preuves, j'ai besoin de preuves au moment où je vais être condamné, car je l'ai été sans elles, je veux pouvoir me défendre. Aussi, parce que quand on écrit des lettres, on s'écrit souvent à soi-même à travers l'autre, comme je le fais maintenant avec toi. C'est une lettre à moi même, qui passe par toi, pour me dire ce que je n'ose pas.

 

 

 

Chapitre XII
            Ardèche, 7 juillet l999

Je continue à t'écrire Gustave. J'aimerais qu'à travers ces mots tu puisses arriver à me connaître, au milieu de toutes les limitations que cela implique. Que tu puisses me connaître... que dis-je! Nous sommes nés sous le même toit, nous avons grandi avec les mêmes parents, la même culture, la même éducation, les même facilités, les mêmes difficultés, nous avons dormi dans des chambres voisines pendant notre enfance et, puis, dans la même chambre pendant nos quatre années de vie commune d'étudiants et, j'ose dire que tu ne me connais pas? Voudrais-je alors avec ces quelques pages que tu puisses arriver à le faire? Devrais-dire à nouveau, sous un autre prisme, enfin, me re-connaître? Je voudrais bien que la définition étymologique du mot soit celle que je vais te dire, une définition pour le moins poétique, puisqu'elle n'est pas la vraie, et elle n'aurait pas de sens en la traduisant en Espagnol, mais je profite de cette langue qui m'en donne l'occasion...! Si «con-naître» était «naître avec», reconnaître serait naître avec quelqu'un une nouvelle fois, naître avec moi dans le monde nouveau que je te dévoile de moi-même, qui t'avait été interdit par mon silence. Renaître avec moi à une nouvelle vision de celui que tu avais vu naître..., ces mots retentissent avec écho dans ma tête, renaître avec moi... me reconnaître. C'est de cela dont j'ai besoin. C'est toi, sans le vouloir, ni le savoir, qui m'assiste à cet événement. J'espère ainsi que tu me reconnaisses, comme j'espère et..., là je veux me l'avouer d'abord en silence, ensuite sur le papier, ensuite devant toi, j'espère être reconnu par le monde. Oui, c'est un aveu. De tellement refuser de vouloir être reconnu, par moi, par toi, par les autres, par le monde entier, je me suis empêché de re-naître, je me suis laissé dedans, dans le ventre de mon propre moi, mère de moi-même. Je me suis empêché de laisser naître un être différent de moi, bien que venant de moi-même, comme une mère est bien différente de son fils et son fils est bien différent d'elle, même s'il est né de sa chair, s'il est né de son sang. Si une mère empêche que, l'être qu'elle a créé, laissé grandir dans son ventre, ne voie le jour, si elle obstrue sa sortie, si elle n'accepte pas qu'il se détache d'elle, alors elle périra et la nouvelle créature aussi, deux vies seront gâchées parce que l'une n'a pas voulu laisser l'autre devenir. Elle n'a pas voulu re-naître dans son enfant, et par là-même personne ne pouvait naître à son tour avec son fils, le reconnaître.

Peut-on maudire cette femme? L'âme humaine est bien complexe pour être cernée d'un seul tour. Mais, pour naître avec les autres, on a besoin des autres, sinon on peut seulement naître mais pas être con-nu, puisque on est né seul.

Je voudrais que tu puisses le faire à nouveau à travers cette lettre, car tu croyais l'avoir déjà fait, puisque tu avais vu naître et grandir ma chair. Je le voudrais, par ces mots, par ceux que j'ai déjà écrits, par ceux que je continuerai de t'écrire. Comme quand un père reconnaît son fils, puisqu'il l'a vu naître à nouveau, l'ayant vu naître d'abord à sa conception.

Peut-être qu'en t'écrivant cette lettre je suis en train de naître pour le monde extérieur et tu pourras enfin reconnaître celui dont tout le monde disait «...il est un étranger chez nous». Quand Ella est allée pour la première fois à Sain Sébastien, notre ville natale, elle attendait de trouver mes racines, ma patrie, un lieu où tous me ressembleraient, quelque part où elle trouverait qu'on me reconnaissait. Quelle n'était pas sa surprise quand, à plusieurs reprises, en lui parlant de moi, des gens proches qui m'aimaient, lui ont dit «...on a toujours cru qu'il était un étranger parmi nous». On peut aimer un étranger mais il est toujours un étranger. Quelle est donc ma terre, la terre où je dois naître, pour qu'on me reconnaisse et que je puisse enfin me poser et dire, me voilà chez-moi?

Mais..., tout ceci n'est qu'un délire partant d'une étymologie inventée ou, peut-être, d'une étymologie rêvée? Les hommes ne peuvent pas croire en ceux qui leur ressemblent, il leur faut les diviniser, les éloigner de leur nature humaine, pour se justifier de leurs actions, «...il est un dieu, pas moi, alors je ne peux pas faire comme lui!». Les hommes qui veulent se faire entendre, ne se divinisent-ils pas? Ou sont divinisés par les autres, pour se permettre de les écouter? Les grecs avaient donné à leurs dieux des aspects humains, non pas pour les rapprocher d'eux, mais pour diviniser leurs qualités ou leurs défauts humains. Ne divinise-t-on pas aujourd'hui les hommes ou femmes de toutes sortes pour pouvoir, en les éloignant, les toucher sans jamais pouvoir les atteindre? Ne les tue-t-on pas quand on peut les approcher, car on découvre leur nature humaine comme une tromperie?

Reconnaître n'est pas diviniser, c'est naître à nouveau avec quelqu'un, donc quelqu'un comme nous, qui est né avec nous et qu'on voit renaître parmi nous, quand il nous dévoile son être intérieur.

Qu'est-ce qu'ils ont fait les hommes de Jésus qui, étant conçu par Dieu selon la Bible, naquit parmi les hommes et grandit au milieu d'eux, sans que nul ne s'en aperçût, se confondit avec les gens comme s'il était des leurs, jusqu'au jour où, âgé de trente ans il dit au monde «...je suis le fils de Dieu, mon royaume n'est pas de ce monde!». Qui aurait soupçonné, parmi ses proches, que le fils du menuisier, menuisier lui-même, était le fils de Dieu et avait sa parole à transmettre aux hommes? N'avaient-ils pas raison de le tuer, le blasphémateur, qui avait une telle prétention? Ne le tuerions-nous pas si quelqu'un, de nos jours, proclamait sa divinité? Qu'un seul homme, croyant, la main sur le cœur, ne dise qu'il accepterait un nouveau Christ de nos jours! Et pourtant il a bien annoncé son retour!

Ni les miracles, ni les paroles divines, ni les prophéties, ne donnaient crédit à ses paroles, seulement ceux qui avaient reçu ses bienfaits le reconnaissaient, bien qu'ils l'aient vite démenti en public quand il le fallait Après sa mort ..., après sa mort c'est plus facile d'avouer Dieu dans celui qui a eu l'apparence humaine.

Ne t'inquiète pas, ma comparaison est, je l'avoue, disproportionnée pour le moins. Mais c'est en extrapolant, sur une image outrée, qui nous est bien connue, qu'on peut se faire une idée. Je dis outrée, non pas de mépris, mais d'au-delà de nos capacités mentales.

N'a-t-il pas dit lui-même qu'il était le fils de l'homme, peut-être en métaphore extrême, pour signifier qu'il était l'extrait de l'homme, son essence, dans ce qu'il y a de meilleur? Et, en tant qu'essence de l'homme, il était «le fils de Dieu», puisqu'il représentait l'homme et que tout homme est fils de Dieu? Comme essence humaine, ne disait-il pas aux hommes que si on croyait comme lui, qui était un homme, on pourrait guérir les malades, défier la gravité, ressusciter les morts, aimer son ennemi? N'était-ce pas cela son enseignement? Il ne s'adressait pas à des dieux, mais à des fils de Dieu, comme lui. Plus tard les évangélistes, cherchant comment parler au peuple pour l'aider à croire, n'ont-ils pas dit qu'il était Le fils de Dieu, au lieu de dire qu'il était, comme nous, un fils de Dieu,?

Je ne crois pas blasphémer, car Jésus ne perdrait rien à être un homme comme nous tous, bien au contraire. Si lui il pouvait soigner, nous le pouvons aussi, si nous croyons comme lui, s'il pouvait aimer ses ennemis, nous le pouvons aussi, s'il pouvait aimer Dieu par dessus tout, nous le pouvons aussi, s'il pouvait nous aimer, nous pouvons aussi nous aimer, comme il nous a aimé.

Lui, il n'a pas besoin que nous croyons en lui comme Dieu ou pas, il a besoin que nous croyons en nos pouvoirs d'hommes, comme lui il nous les a montrée, comme il les avait en tant qu'homme. Il n'est pas venu au monde pour dire, «Aimez-moi, votre Dieu tout puissant», sinon pour dire, «Aimez-vous les uns les autres», «Aimez Dieu notre père». Il ne disait pas que son Dieu à lui était le vrai, sinon qu'il avait un Dieu, pour tous les hommes, sous n'importe quel nom et que lui il était comme nous, son fils.

Quand je relis les évangiles et que j'imagine le Christ, avec une conscience absolue de lui-même dans sa qualité d'homme, chaque parole retrouve, pour moi, une nouvelle traduction, une nouvelle version. Il représente l'homme, il parle en paraboles aux hommes pour qu'ils comprennent, en parlant de la semence pour parler de l'âme, en parlant de lui comme fils de Dieu pour parler de tous les hommes comme fils de Dieu, en disant mon royaume n'est pas de ce monde pour dire que le royaume d'aucun homme n'est de ce monde, le royaume des hommes est dans leur esprit, c'est le seul que l'homme emporte avec lui après la mort, car tous les autres royaumes restent avec les dépouilles corporelles et, comme elles, se détruisent et se convertissent en poussière, ou ne servent pas comme monnaie dans l'au-delà.

Si, pour un instant, on concevait de telle manière le Christ, les membres de n'importe quelle autre religion pourraient suivre ses enseignements. Tous les hommes croient en un seul Dieu, et il ne peut pas y avoir autant de dieux que le nombre de religions qui existent, pour que tous aient raison. Si tous se disputent et vont à la guerre, pour imposer la vérité de leurs croyances, c'est qu'ils utilisent le nom de Dieu pour étendre leur pouvoir d'hommes. Dans toutes les églises, de toutes les cultures, on pourrait profiter des enseignements du Christ, également de ceux de Bouddha ou de Mahomet. Tuer les hommes au nom de Dieu et de sa vérité, n'est-ce pas contraire à l'enseignement du Christ?

 

 

 

Chapitre XIII
            En ville, le 9 juillet l999

Nous sommes rentrés dans notre prison en ville. Notre sursis a dû être interrompu par des choses administratives et nous devons nous présenter devant notre geôlier. Nous aurons un prochain sursis, à partir de la semaine prochaine. Nous reprenons conscience de notre cellule sans barreaux, de notre geôlier toujours absent mais toujours là, de notre horizon toujours bouché, toujours. Quand j'arrive ici, ma source se tarit, on dirait qu'on baisse les écluses et ma pensée devient vide. Peut-être par souci de survie car, quand je suis là, je me noie dans mes propres larmes, celles qui sont imprégnées dans toutes mes oeuvres, non pas parce qu'elles sont filles de la douleur, parce que les larmes, elle peuvent aussi naître de la joie. Ces oeuvres à moi sont ma propre cause de noyade et, si la source, ici, continuait à jaillir, alors je ne survivrais plus, je succomberais sous le poids écrasant de ma propre création. N'est-il pas paradoxal que le créé tue le créateur? A force de vouloir proclamer la vie indépendante de ses oeuvres, pour vraiment l'atteindre, il faut que celui qui les a faites disparaisse. Comme nous, à force de vouloir nous sentir créateurs et non, créés, nous nions notre propre créateur. Ici, si la source continuait à jaillir, le niveau d'air qui me reste s'en irait et je ne pourrais plus en puiser pour subsister.

Je dois me taire, sortir une paille et l'introduire dans ma bouche, fermer mes narines, mes yeux, respirer doucement, lentement, me concentrant seulement et exclusivement à cela, à ma respiration homogène, posée, calme, jusqu'à oublier que je suis là, oubliant pourquoi je fais cela car, sinon, je prendrais conscience de ma noyade, je paniquerais et, en agitant mes membres, je ne ferais que faire rentrer l'eau dans la paille qui me permet de respirer, aidant ainsi à précipiter ce qui est peut-être inévitable mais, peut-être, jusqu'à preuve du contraire. Alors, doucement, je repose ma plume et je respire, seulement je respire et je ne pense plus à rien, toute ma vie est dans ce souffle, je respire..

Me demanderas-tu, quelle issue me reste-t-il ? Ouvrir la vanne, je te dirais, pour que le contenu s'écoule et puisse fertiliser les champs, produire de bonnes récoltes.

Mais, de la même façon que ma mère m'a montré la porte dérobée qui ouvre vers mon intérieur, Zacharie m'a fermé, et caché, celle qui ouvrait vers l'extérieur. Si je ne la trouve pas ou si, en la trouvant, je n'arrive pas à l'ouvrir, mes récoltes intérieures, de ce vaste champ que je cultive depuis si longtemps, prendront toute la place et il n'y en aura plus pour cultiver, ni même pour les consommer, puisqu'elles périront si elles restent enfermées, elles n'auront plus de sens d'être, car leur existence repose sur leur sens.

Il m'a dérobé ma porte vers l'extérieur, comme si, quand j'aurais eu à sortir ma récolte, j'aurais nui à son marché. Je ne trouve pas la porte, elle est ensevelie par la boue, il me dégoûte d'y plonger les mains pour la chercher, car les déchets de beaucoup y sont entassés. Je dois arrêter de respirer, plonger dans moi-même, aller jusqu'au coin des égouts et y plonger encore, me sentant asphyxier, risquant de ne plus avoir le temps, ni le courage, de remonter prendre l'air, pour peu qu'il m'en reste.

 

Le lendemain, toujours en ville.

Après une terrible journée, haletant, avec la paille entre les dents, pour seulement respirer...

Je pense à ce que tu peux penser en lisant cette lettre. Te diras-tu «...mais de quoi parle-t-il, de sources et de boues, de pailles et respirer, que veut-il dire, de quoi a-t-il toujours voulu parler?» C'est vrai, je te parle avec des mots sur des images qui n'existent pas, en essayant, vainement peut-être, de t'inviter d'aller avec moi, à travers elles, dans le monde qui m'habite.

Pour te décrire mon image il faudrait que je commence par le début. J'imagine mon âme comme un puits nourri par une source, dans laquelle se passe ma vie. La source, elle vient par la porte que je t'ai déjà décrite, ouverte par ma mère. Mais tout puits doit avoir un trop plein, une vanne de sortie, celle que je dis que m'a dérobée mon père. Comme j'ai trop laissé remplir le puits, sans m'occuper de chercher la porte dérobée pour que son trop plein s'écoule, moi, qui suis au milieu du puits, je me noie. Pour chercher la porte cachée il faudrait que je plonge tout au fond, par dessous la vase, pour voir si je la trouve, mais j'ai peu d'air à respirer pour prendre les forces de plonger.

Quand je peux aller à la campagne, c'est comme si un poisson qui nage dans de l'eau viciée, sans oxygène, qui commence à mourir, on le transvase dans un bocal d'eau propre. Son corps réagit, la vie le réintègre et, bientôt, il nage comme si rien ne s'était passé quelques instants auparavant, quand il était mourant. Ainsi moi, quand je vais dans la nature, je vais dans l'eau propre et, dans le temps qui me prends pour y arriver, l'air rempli mes poumons. Quand j'arrive, j'oublie que je mourrai, j'oublie mon puits, j'oublie que je n'avais plus d'air, j'oublie tout, je retrouve la porte ouverte de ma source et je la laisse couler à flots. Mais l'autre, l'autre reste toujours fermée. C'est comme le poisson, si on le change de bocal il sait toujours où trouver sa nourriture et consommer son oxygène, mais il ne sait toujours pas comment changer de bocal ou comment réintroduire de l'oxygène. Et, si son père ne le sort pas ou ne lui change pas l'eau, il meurt.

Comme toute image elle sera toujours manquante, bancale. Mais ceci n'est pas une thèse sur les poissons, je ne suis pas pisciculteur, c'est une petite image pour essayer de te raconter de mon mieux, où j'en suis.

Peut-être qu'en t'écrivant je suis déjà en train de fouiller dans la vase, profitant de l'air frais de la campagne, profitant de pouvoir remplir mes poumons à mon gré, pour avoir les forces d'essayer, encore une fois, d'aller en apnée jusqu'au fond, par-dessous les dépôts obscurs, ceux qui, si on le touche, dégagent des nuages troubles dans l'eau limpide, donnant le vertige, perdant la notion du haut et du bas, du temps, devant fermer les yeux et plonger encore, quelques secondes de plus, en tâtant les parois, en espérant pouvoir trouver la poignée de cette porte tellement cherchée, ou autre chose, car je ne sais pas si c'est une poignée ou un cadenas rouillé, ou une chaîne emmêlée, ou, peut-être, tout simplement, une toute petite targette, un petit morceau de quelque chose qui, accidentellement, a bloqué son ouverture. Je ne sais pas ce que je vais trouver, je sais seulement ce que je cherche.

 

 

 

Chapitre XIV
            En ville le 10 juillet 1999

Je descends, je replonge avec un peu d'air, je n'ai pas beaucoup de temps, je me sens suffoquer, mais c'est plus fort que moi, j'essaie désespérément de trouver, je remue un peu la boue, je glisse mes mains sur les parois pleines de vase, avec l'espoir de trouver une fissure, une cavité, quelque chose au milieu de cette surface lissée, où mes doigts puissent s'agripper, puissent accrocher quelque chose qui leur permette de fouiller pour trouver un quelconque espoir d'ouverture.

Serait-ce les hommes? Combien n'ai-je pas aimé? Combien n'ai-je pas essayé d'aimer? La liste serait longue, interminable. Elle est, de sa seule supposition d'existence, la source de toutes tes conjectures et, enfin, de tes confirmations. "...ah, tu as bien aimé les hommes, c'est bien ce qu'on dit de toi, alors !" C'est bien, bien confusément ce qu'on dit de moi. Il y a, pour moi homme, aimer les hommes et aimer les hommes, comme voir quelqu'un en face ou le voir à travers un miroir, on croit le voir tel qu'il est mais on le voit en réalité à l'envers.

L'amour que j'ai eu pour les hommes a aussi ma version de l'amour, de l'amour entre hommes, ma version de moi homme aimant les hommes. Il y a eu tout ce débroussaillement entre ce que je sentais et ce qu'on m'avait appris qu'on supposait je devais sentir. C'est comme débroussailler les mauvaises herbes d'un jardin qu'on vient de planter, où on ne distingue pas les nouvelles petites plantes des mauvaises herbes, tellement elles se ressemblent au départ. Mais, si on n'est pas attentif, les mauvaises herbes poussent plus vite et étouffent les autres, ne les laissant pas se développer, nous faisant confondre, sans savoir lesquelles sont les bonnes, lesquelles les mauvaises. Et, les mauvaises herbes, quand elle sont petites, elles ont bonne allure, on a peur de les arracher de peur d'arracher les bonnes herbes qui leur ressemblent. Il faut être fin connaisseur pour faire le tri, arracher soigneusement celles qui se font passer pour celles qu'on a plantées. Ainsi va pour les sentiments, pour la façon de voir le monde, on a peur d'arracher ce qu'on nous a appris et supposé être ce que nous sommes, pour laisser grandir le véritable être qui est en nous. Si on le laisse, par peur, on finit par croire qu'on est celui qu'on nous a dit, ne voyant plus pousser celui qu'on est, qui est resté étouffé dessous.

Ainsi va pour mon amour des hommes. Il y a celui qu'on a dit que j'avais et il y a celui que j'ai, que j'ai toujours eu, différent, même si au départ il peut ressembler aux autres, mais point en grandissant.

Quand je touche le corps d'un homme, rien, en apparence, ne distingue mon toucher de tout autre attouchement, comme rien ne distingue le bourgeon du semis planté de l'herbe sauvage. Quand je touche le corps d'un homme, tout mon être est présent, c'est comme si je rentrais, par ma pensée, dans son intérieur, je m'appropriais de lui, comme si tout d'un coup j'étais né avec ce nouveau corps et je le découvrais. A ce moment-là je le con-nais, je fais sa con-naissance. Mes doigts parcourent toute la surface, avec l'émerveillement qu'on peut imaginer avoir en se découvrant un nouveau corps à soi, tout en ayant l'accessibilité partout, avec les mains, avec les yeux, avec les narines, devant et derrière, dessus et dessous. Je palpe, je sens, je regarde, je goûte. Tous mes sens sont éveillés et tous veulent intégrer cette nouvelle apparence, pour se l'approprier et, en la connaissant, s'exprimer avec.

Mais ce n'est pas toujours évident, il faut que l'être qui habite ce corps d'homme l'abandonne, s'abandonne, consentant à cette donation, permettant mon incorporation, ma possession. Une fois que cet acte merveilleux peut s'accomplir, je peux l'exprimer. Ces gestes ont l'apparence de tous autres et, il a des moments où mon esprit peut se tromper, d'autres où c'est l'esprit de celui qui me laisse le posséder qui se trompe. D'autres sens peuvent s'éveiller, cachant les premiers et, sans rentrer dedans, je reste dehors. C'est une quête périlleuse, une quête délicate, une quête sublime. Et, comme toute élévation comporte le risque d'une chute, chute il peut y avoir, plus on s'élève plus profond est le précipice.

Quand il arrive que tous les sens sont éveillés, c'est le mystère de l'amour qui peut arriver, soudainement, comme arrive soudainement l'amour. C'est quand cet amour s'esquisse que l'œuvre est germée en moi, comme une conception, la grossesse entame alors ses débuts avant l'accouchement.

Les premières fois que j'ai vécu ces expériences je ne savais pas, je ne savais que ce que les autres disaient de moi, ce que je devais sentir selon les autres. Et, comme l'aspect est le même, je me suis trompé sur le contenu. Quand je cherchais alors le contact avec des hommes, même si au fond de moi je savais mes intentions, en dehors il ne restait que les gestes. Je souffrais. Avant d'avoir appris à peindre, comment pouvais-je savoir que cette quête était liée à l'art ?

La beauté des hommes, celle que je cherchais, était d'apparence équivoque et, comment l'expliquer dehors si je ne pouvais me l'expliquer à moi-même? Quand j'ai eu enfin le bonheur de trouver un homme, qui voulait de lui-même s'abandonner à moi, j'ai parcouru son corps avec le même émerveillement que j'ai parcouru la première fois celui d'une femme. Emerveillement et plus encore car, pour arriver à lui, il fallait avoir pu enfin reconnaître un bourgeon de l'autre, arracher les mauvaises herbes de l'ignorance, les préjugés, pour dégager enfin celle de l'inspiration.

Et... inspiration est le mot. On inspire et on expire quand on respire. Quand on inspire on remplit ses poumons d'air, pour oxygéner notre corps et lui permettre la vie. Quand on expire on rejette ce qui est en trop dans notre organisme, mais nécessaire dehors pour la survie d'autres espèces, comme les plantes, ou la terre, quand on expire pour la dernière fois. Ainsi, le créateur s'inspire de ce qui est crée, d'une façon, pour l'expirer d'une autre, donnant à d'autres espèces ce qu'il en prend des unes, comme la femme inspire la semence qui va la féconder pour expirer plus tard l'être qu'elle a conçu dans son ventre.

L'être humain est le centre de mon inspiration et l'être humain reçoit, après, mon expiration, sous une autre forme.

J'ai aimé beaucoup d'hommes. Je me suis beaucoup trompé. Quand je croyais voir dans certains yeux des éclairs de profondeurs, où je pouvais me plonger, je trouvais parfois de trous vides où je m'écrasais. D'autres fois, méfiant, j'ai dû éviter le mirage des eaux miroitantes, quand en réalité il devait y avoir de profondeurs insondables. Seul Dieu le sait. Seule mon œuvre témoignera de ces naissances partagées, et pourra à son tour partager ses con-naissances. Et, si je n'ai fait que masquer une passion sourde et aveugle pour les hommes, que je n'ai voulu l'avouer telle quelle, mon œuvre aussi sera là pour en témoigner.

Il serait plus simple, bien entendu, que j'avoue une simple homosexualité. Il serait plus simple pour les autres, et pour moi, si simplement c'était le cas. Mais c'est plus complexe que cela, ce serait mentir que d'avouer ce qui n'est qu'une facette apparente d'une réalité différente, concernant non seulement ma sexualité, mais ma créativité. Si Dieu s'était empêché de créer les hommes, avec le soin qu'il l'a fait, pour ne pas paraître homosexuel? Car, il est bien masculin, dans l'apparence que l'homme lui donne. Et si Dieu était féminin, il se serait empêché de faire de femmes? Et si neutre, des pierres?

Je ne le nie pas, j'ai fait l'amour avec des hommes, quand la grâce m'eut touché. Crois-moi, quand cela s'est produit, c'était merveilleux, c'était comme des instants où mon âme trouvait des portes de liberté, où je pouvais me laver de la honte qui pesait sur moi et transformer, à la manière de l'alchimiste, la pierre noire en diamant. Je suis fier de ces moments, de ces rencontres qui m'ont permis de revendiquer mon moi sali. Ces hommes qui ont eu le courage de m'aimer, ayant pu débroussailler à leur tour entre ce qui est équivoque et ce qui est vrai, ces hommes je ne les oublierai jamais et je les aimerai toujours. A ceux qui, n'ayant pas eu le courage, qui ont voulu masquer l'amour avec dégoût, je les aime aussi car je sais que les bourgeons se ressemblent tous.

Me diras-tu, quelle place trouve donc la femme dans ce maquis? Je peux te répondre que sa place est sa place et qu'on ne peut pas comparer l'incomparable. On n'est pas forcé de comparer deux éléments distincts, et devoir choisir, quand on peut aimer les deux. Si de question de sexe il s'agit, uniquement de sexe, le corps à soi interviendrait aussi, qu'on peut tout autant aimer, sans devoir délaisser les autres. Et, si tout se mélangeait, la pulsion créatrice, l'inspiration, le sexe, l'amour, alors seulement la connaissance permettrait de tout faire cohabiter, la connaissance, chemin de liberté. Je suis à la recherche de la liberté, seule issue de l'homme vers Dieu, vers les autres êtres humains, vers sa propre connaissance. Je suis plus qu'un chemin tracé, j'essaie les bretelles, les raccordements et les broussailles, non pas aveuglement, mais en cherchant le raccourci pour atteindre ma sortie vers Dieu. Je refuse qu'on me signale quelque chose de précis quand je suis diffus.

Je refuse qu'on me signale du doigt comme un simple inverti ou un simple fou car j'aime aussi les femmes et je m'aime moi-même. Les femmes, elles, m'inspirent, d'une toute autre manière et, celle que j'aime, je l'aime beaucoup plus que tout ce que j'ai jamais aimé. Mais, comme tout ce qu'on aime plus que tout le reste, on ne peut pas le décrire, ni le transcrire. Quand je m'inspire d'autres femmes qu'elle, c'est elle la source première, c'est elle la première inhalation de cette nouvelle inspiration, pour cela je n'ai plus besoin de toucher l'autre femme, car je peux rentrer dans la mienne, m'approprier de son corps, le faire mien et, à travers lui, le corps de toutes les femmes. Elle devient La Femme. Ella.

Tant que je n'aurais pas trouvé l'homme qui veuille se laisser devenir l'Homme, pour que je puisse faire de lui ma connaissance universelle des hommes, je le chercherai sans le chercher, je l'attendrais ou, tout simplement, je le rêverai dans ceux qui me laissent les connaître individuellement.

Ce qui est pervers pour les autres, pour moi devient une boule de cristal translucide où, à la manière de voyants, je regarde ce que les non-voyants ne voient pas. Dans ces miroitements insaisissables et troubles je vois clairement, en dehors du temps et de l'espace, et je peux prédire sans dire, avec mon art.

La cause pour laquelle j'ai choisi de peindre des hommes et des femmes n'est pas de mon ressort ni ne m'intéresse, comme celui qui peint des paysages ou fait des taches ne doit guère s'en soucier. J'ai vu des enfers dans cette quête puisque, voulant prouver jusqu'où était vrai ce qu'on avait dit sur moi, j'ai exploré des terrains qui n'étaient pas les miens et, de ces expériences-là, il me reste un goût amer, bien qu'elles m'aient appris la conscience de mes limites dans ces domaines. J'ai aussi vécu souvent des choses sublimes dans cette quête, comme des instants où je me suis rencontré avec d'autres yeux d'homme et, immobilisés par la rencontre, nos regards sont restés rivés, l'instant d'un souffle, nos portes intérieures ouvertes en grand, au beau milieu des gens, sans que nul s'en aperçoive, pouvant dire que là, là nous avons fait l'amour. L'instant de baisser les yeux et de garder à jamais cette âme dans moi, sans me rappeler ses traits, seulement son âme, comme un paysage jamais oublié qu'on a pu apercevoir en un seconde, comme une plage toujours rêvée où on peut aller se prélasser quand on est fatigué du froid ou du bitume, en fermant les yeux et se déplaçant sans bouger.

J'ai ouvert la porte à toute beauté. J'ai essayé de m'abstraire de cet à priori, du genre masculin, comme quoi un homme ne peut pas apprécier la beauté d'un autre, ni la proclamer, en argumentant qu'il n'aime pas les hommes. Comme si, quand il y en a un qui se trouve dans son champ de vision, il était englouti par le brouillard, il perdait son aspect physique, et esthétique. Les femmes, dégagées de ce handicap, peuvent s'aimer, d'abord en aimant leur propre beauté, ensuite elle peuvent aimer la beauté d'une autre femme, sans cesser pour autant d'aimer les hommes. Elle peuvent le dire avec tout le naturel, comme quand on voit un bel animal on ne distingue pas s'il est mâle ou femelle, pour pouvoir reconnaître sa beauté.

Une telle remarque paraît banale, mais quand elle est tellement généralisée, à toutes les cultures et à toutes les classes sociales, elle renferme en elle un profond désir d'affirmation d'une virilité chancelante. Il est encore plus rare d'entendre dire un homme, à un autre homme, combien il le trouve beau, sans que cela soit douteux.

Quand je rencontre un homme que je trouve beau et que je le lui dis, aussi naturellement qu'on peut dire qu'il a une belle veste ou une belle voiture, le trouble s'installe, une gêne inimaginable envahit ces moments et j'essaie de passer à travers, comme qui, s'étant mouillé les chaussures dans une flaque d'eau, secoue les pieds et continue la marche. Rares sont ceux qui acceptent ce compliment avec grâce et sympathie, sans malentendu ni reproche. Cette notion, aussi futile semble-t-elle, envahit le monde et les moeurs et, pour contrecarrer son manque, les hommes s'inventent des valeurs négatives, comme si elles étaient positives, et veulent atteindre cette image avant de se faire dépasser par l'autre. Alors, violence, rudesse, cruauté, remplacent mansuétude, délicatesse, amabilité, pour éviter le terme «beauté». Et violence, rudesse et cruauté entraînent plus de violence, de rudesse et de cruauté. La haine est alors la valeur acceptée et, la prémisse, «Il vaut mieux n'importe qu'elle haine entre hommes à n'importe quel amour entre eux», l'emporte. Les hommes qui ont développé une sensibilité, sont contraints de devenir outrés dans leurs choix, il faut une sensibilité apparente et outrancière, pour pouvoir exprimer une sensibilité naturelle condamnée. La personne peut être alors reléguée aux ghettos, ne mettant plus ainsi en doute la virilité de ceux qui vacillent en redoublant leur apparente virilité.

Etre ouvert à la beauté, d'où qu'elle vienne, qui remplisse nos âmes et nous transporte...! Même dans l'art, le concept machiste a envahi son terrain où elle prônait et, dire aujourd'hui qu'une œuvre est belle est entendu comme dire «...elle est mièvre». Il faut qu'elle soit violente, cruelle, rude, virile en somme, pour qu'elle soit regardée avec sérieux et qu'ils puissent dire «...c'est intéressant!». Comme si une œuvre d'art pouvait être intéressante! Une œuvre d'art n'est pas une œuvre économique, comme on n'aime pas une femme parce qu'elle est intéressante, mais parce qu'on la trouve belle, belle au-delà des traits, belle dans ce qu'elle nous dit sans rien dire, belle dans ce qu'on voit à travers le fond de ses rétines et ce monde qu'elle nous dévoile en la regardant. Si on l'aimait parce qu'elle était intéressante... ! On ne peut rien aimer parce que c'est intéressant, on ne peut pas aimer un animal parce que c'est intéressant, ni un aliment, ni un paysage, ni un enfant, ni soi-même. «C'est intéressant» veut dire «Cela est censé pouvoir attirer de l'intérêt». On peut avoir de l'intérêt économique pour une œuvre d'art, comme pour une femme ou un animal, alors dans ces cas, effectivement, elles sont intéressantes. Intérêt c'est ce qui est utile, profitable, c'est le revenu que produit un capital et, sous ce point de vue... Mais belle... comporte une implication de l'âme, et beau... Comment dire qu'un homme est beau, si ce terme est proscrit et atteint d'une connotation négative celui qui le prononce?

J'ai connu l'amour des femmes, j'ai connu l'amour des hommes, j'ai connu mon propre amour. Sur celui-ci on peut encore moins s'exprimer. Ne puis-je pas me trouver beau? Ne se trouvent-ils pas beaux, dans le secret de leur miroir, les hommes, le temps d'un regard ? Chercher sa propre beauté, n'est-ce pas la première quête? Peut-être qu'on n'est pas beau, mais la beauté se fait, elle n'est pas aussi gratuite que tout le monde le croit. La beauté et la laideur de soi se font, et rien n'est plus significatif de notre état intérieur.

Il y a beauté et beauté. Il y a la fatuité, qui est l'apparence trompeuse de la beauté, qui s'écaille comme un vieux vernis au premier coup de soleil.

J'ai eu plusieurs modèles, que j'ai connus quand ils étaient enfants, hommes et femmes. Dès que je les avais vu, j'avais été fasciné par eux. J'avais vu en eux l'être, sans âge, sans sexe, l'être à l'état pur. J'ai pu photographier quelques uns d'entre eux à l'âge de huit ans, plus ou moins. Je les ai retrouvés, après mes voyages, quand ils avaient dix-huit, vingt ans ou plus et il y était toujours le même être, là, celui que j'avais trouvé beau quand ils étaient enfants. Je les ai peint, sachant qui ils étaient, qui ils seraient, et ce qu'ils m'inspirent ne se tarit pas.

D'autres modèles je les ai connus adultes et j'ai continué à les peindre pendant vingt ans, car c'est toujours le même être, la même beauté que je vois, la même inspiration que je ressens. Comment aurais-je pu être ouvert à la rencontre de ces êtres, si j'avais laissé installer dans moi les préjugés, si je n'avais pas lutté pour élucider ce qui avait été emmêlé en moi, d'une part ce qu'on disait de moi, jusqu'à parvenir à me convaincre moi-même et, d'une autre part, ce que j'entrevoyais au fond de moi et que je n'osais pas affirmer? Comment aurais-pu faire pour m'abandonner à la beauté d'un enfant, d'un homme, d'une femme qui ne soit pas la mienne, quand je cherchais la beauté de ces âmes, incarnées provisoirement, dans des corps sexués?

Oui, j'ai vu des enfers dans cette quête, j'en vois toujours jusqu'à me voir obligé de t'écrire cette longue lettre pour m'expliquer et, enfin, pour dire ma version des choses. Oui, maintenant tu peux le dire à tous, à Zacharie, aux autres frères, aux cousins, à la ville entière, au monde si tu le veux, mon frère est... je te laisse choisir le terme, je te laisse démêler tout cela, tu peux utiliser le terme que tu voudras mais, tu pourras dire à tous que c'est moi qui l'ait dit, tu pourras dire tous les mots que je t'ai dit, tu pourras dire ma version et, s'ils le veulent, il pourront me signaler du doigt, me vitupérer, cacher leurs enfants, leurs frères et leurs sœurs, leurs maris et leurs femmes, s'ils ont peur que le quêteur d'âmes ne vienne fouiller chez eux, pour emporter dans le labyrinthe d'un état inconnu leurs membres chéris.

 

 

 

Chapitre XV
            En ville, 11 juillet l999

Hier soir, en m'endormant, j'ai essayé de te décrire, mentalement, la situation dans laquelle je vis actuellement mais je n'ai pas pu trouver les mots pour le faire. J'ai essayé, vainement, et je ne suis pas arrivé à saisir ni le début ni la suite.

Je me suis laissé aller au sommeil qui venait, doucement, et je suis passé à travers cette porte, dont je t'ai tellement parlé, dans ce domaine intérieur si merveilleux. Je m'y promenais, entre les paysages et les idées, sans trop y faire attention, jusqu'au moment où mon regard s'est attardé sur l'image d'un homme. Il portait des haillons, il était sale, terriblement sale, il sentait très mauvais et ses vêtements tombaient en lambeaux, lui donnant un aspect répulsif qui n'invitaient qu'à l'éviter. Mais j'ai vu une lueur dans ses yeux et, en un éclair, il me raconta son histoire à travers eux.

Il avait reçu comme tout héritage, étant encore enfant, une très grosse pierre, à l'aspect vulgaire, qui lui avait été donné avec tant d'amour par sa mère que, plus en souvenir d'elle que par sa valeur, il l'avait gardée. Comme il était resté orphelin, il s'était mis à travailler, en ce qu'il pouvait, pour se maintenir et ne pas devoir mendier. Le soir, quand il rentrait chez lui, il prenait la pierre entre ses mains et se souvenait de sa mère, qu'il avait tant aimé et qui, en mourant, l'avait laissé désemparé. Un jour, en la regardant, il a vu des lueurs étranges et il s'est aperçu que ce n'était pas une pierre vulgaire, mais un diamant brut, énorme, tellement sale que personne ne pouvait soupçonner ce qu'il était. Il l'a alors lavé, il l'a brossé et il a cru.

Mais..., que faire? Il est allé se renseigner sur ce qu'on pouvait faire avec une telle pierre, sans la montrer, et il entendit qu'on devait la tailler pour qu'elle eut une meilleure valeur. Il se mit tout seul, avec des livres, développant une curiosité fébrile, à étudier comment il pourrait arriver à la cliver. C'est alors qu'il apprit qu'il y avait deux possibilités, l'une facile, l'autre plus difficile. La première était de la réduire en beaucoup d'éclats, les cliver ainsi, et faire des brillants qui se vendraient facilement à des petits prix, pouvant se faire rapidement une bonne fortune.

La deuxième possibilité c'était de tailler une seule et grande pierre, qui serait un des plus grand diamants du monde mais, pour cela, il fallait être un grand expert, sinon il risquerait de démolir les clivages, qui le conduiraient à trouver les plus belles facettes, en essayant de la tailler. Très vite il lui est venu à l'esprit que, l'héritage de sa mère, n'était pas destiné à faire de petites choses, qu'il avait entre ses mains l'objet d'une quête supérieure.

Et..., il oublia tout. Il arrêta de travailler pour se nourrir et se loger, commença à vivre de ses économies, se donna tout entier à étudier l'art de la taille pour pouvoir devenir un maître lapidaire et atteindre ce grand but. Quand il eut fini ses études il se mit à l'ouvrage. Il ne voyait plus que son œuvre, ne s'apercevant pas que sa maison se délabrait, que ses vêtements se déchiraient, qu'en sortant, les voisins et les passants lui donnaient des aumônes pour qu'il puisse manger. Il les ramassait jetées à ses pieds et il mangeottait ainsi, il ne pensait qu'à cette merveilleuse pierre, à la connaissance qu'il devait avoir pour la réussir, aux soins, à la précision, au résultat final, à voir mille et mille fois dans ses pensées cette pierre finie, la pierre étincelante qui ferait que les hommes, en la voyant, verraient leur âme et ses facettes et pourraient mieux se connaître et s'aimer.

De longues années furent nécessaires pour accomplir une telle tâche. Mais, enfin, vint le jour où la pierre fut finie, la plus belle pierre du monde, le plus beau diamant jamais conçu. Quand il eut donné son dernier coup, quand la dernière facette éclata au jour, il s'éveilla. Cela avait été comme un grand sommeil, avec des sursauts, avec des cauchemars mais, tout de même, un grand sommeil. Et... il se vit. Il vit ses haillons, vit sa maison détruite, son matelas crasseux, ses mains calleuses, ses ongles noirs et rongés de saleté, son corps entier enseveli sous les couches successives des misères entassées, dont il avait ignoré jusqu'alors leur existence. Il se rendit compte qu'il ne fréquentait personne, qu'il n'avait pas de famille, qu'il était seul et que sa présence inspirait le dégoût, qu'on l'évitait. Très vite cette vision lui parut puérile, insignifiante, quand il revit, éveillé maintenant, le plus beau diamant du monde à côté de lui, dans sa bicoque immonde. Toute cette misère ne serait qu'une mauvaise vision, encore un cauchemar dont il fallait seulement se réveiller pour l'effacer. Maintenant, avec ce diamant, il pourrait avoir toutes les richesses qu'un homme pouvait concevoir. Avec l'argent qu'il pourrait avoir, en le vendant, il n'aurait plus besoin de rien et il pourrait, avec sa science acquise, en tailler beaucoup d'autres et encore de plus beaux.

Il essaya donc d'aller le vendre et, dès qu'il franchit la porte de la première joaillerie pour l'offrir, on le chassa violemment. Il s'est vu rué par terre, étonné, interdit de voir une telle réaction envers lui, lui qui venait leur proposer la plus belle pierre que personne n'avait jamais vue.

Il essaya plusieurs autres, avec le même traitement, souvent pire. Il n'arrivait même pas à dire pourquoi il venait, tellement son aspect était repoussant. Finalement il est arrivé chez un joaillier qui, sans le laisser rentrer, lui demanda ce qu'il voulait et il put, dans une geste désespéré, montrer son diamant. Le commerçant s'exclama au vol et le cria, à tue-tète, et il avait dû courir et courir, courir désespéré, courir pour se cacher jusqu'à se laisser tomber, haletant, dans son misérable gîte. Il s'enferma. Que pouvait-il faire? Il réfléchit, en silence, dans la solitude de son antre. Finalement il se décida à aller voir ses anciens amis, ceux qui l'avaient connu jadis, qui savaient qu'il n'était pas un voleur, qui connaissaient l'histoire de la pierre, celle que lui avait laissée sa mère, et leur raconter ce qu'il avait fait avec elle. Il les chercha, il les trouva. Ils le reçurent avec pitié et distance pendant qu'il raconta avec simplicité ses déboires. Après maintes hésitations ils le crurent, c'était vrai qu'il y avait dans sa famille l'histoire de cette pierre, mais alors, pourquoi ne la vendait-il pas? Il raconta ses mésaventures et ils ne le crurent pas. Ils lui dirent qu'il n'avait pas assez insisté, qu'il s'offensait très vite, qu'il... enfin, qu'il n'était pas digne de cette pierre s'il ne savait pas quoi faire avec elle. Que si eux ils l'avaient, eux ils l'auraient déjà vendue à un très bon prix, ils seraient déjà riches et que, au bout du compte, c'était lui qui était plus riche qu'eux, pourquoi donc venait-il leur demander de l'aide?

Et, en lui fermant la porte derrière son dos, il se trouva encore plus seul. Il entendit alors qu'il y avait des gens qui achetaient des choses volées et il alla chez les receleurs, ils regardèrent la pierre, comme qui regarde un vulgaire caillou de rivière, et ils lui dirent que cela ne valait rien que, par pitié, ils la lui prenaient pour une obole.

Mais il savait la valeur de sa pierre. Il le savait.

Je sentais son odeur nauséabonde, je voyais ses guenilles, quelque chose me semblant familier. L'éclair de ses yeux s'était éteint et, après avoir fini de me raconter son histoire avec son regard, il s'est tu. C'était un regard bref, fulminant, fugace. En se retournant de nouveau vers moi, ayant baissé ses yeux, honteux de s'être ainsi délivré, j'ai vu mon visage à la place du sien. Il tourna vite la tête et continua sa pénible marche, vers nulle part.

 

Epilogue


             En ville, 12 juillet l999

Gustave,

Demain nous partons à nouveau à la campagne. Je me presse donc de finir cette lettre, qui est devenue déjà très longue et que, j'espère, de tout mon cœur, tu pourras lire jusqu'à la fin. Comme on dit dans toutes les lettres, je finis pour aller la poster au plus vite et qu'elle puisse t'arriver sans plus tarder.

Il me reste pourtant beaucoup de choses à te dire, d'autres versions à moi, sur d'autres choses. Qui, mieux que toi, qui a eu la patience de me lire jusqu'à maintenant, aurait envie de savoir le reste ?

Si je ne peux plus rien faire, il me reste mon besoin de t'écrire, pour essayer d'exorciser mon sort, en guise de testament, évitant peut-être ainsi de mourir en silence.

J'espère que ma prochaine lettre ne tardera pas autant que celle-ci à être entre tes mains.

Ton frère qui t'aime, selon sa version.

 

 

 

 

Le quêteur d'âmes

1ère Partie
"Le quêteur"

par

© Zamor

1999

N° 131139 S. A. C. D

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