Le Quêteur d'âmes

2ème Partie
"Délires d'exil"

par

© Zamor

1999

N° 131139 S. A. C. D

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Chapitre I

Chapitre VI

Chapitre XI

Chapitre II

Chapitre VII

Chapitre XII

Chapitre III

Chapitre VIII

Chapitre XIII

Chapitre IV

Chapitre IX

Chapitre XIV

Chapitre V

Chapitre X

 

 

Chapitre I
            Ardèche, l6 juillet 1999

Si j'étais pressé de t'envoyer la lettre précédente c'était parce que si j'attendais de t'écrire tout ce que je veux te dire, je ne te l'enverrais pas avant bien longtemps. Il me faut te faire parvenir, la version que tu ignores de ce que j'ai vécu près de toi, ainsi que ce que j'ai vécu loin de toi, dont tu ignores tout.

Les souvenirs montent sans liaisons particulières, sauf la douleur qu'ils laissent sous leur passage quand il peuvent émerger. Ainsi, je me souviens que je voulais vivre avec Zacharie l'année qui avait précédée mon départ vers l'Europe, voulant partir le coeur léger, sachant que, si quelque chose lui arrivait en mon absence, je ne porterais pas le lourd fardeau de la culpabilité, je n'aurais pas à me dire, pour le reste de mes jours, «…ah, si j'avais…!», comme je me le dis toujours avec ma mère.

A part tout ce que je t'ai déjà raconté de cette année-là, mon but premier était de faire ce voyage par mes propres moyens pour continuer mes études. Si j'avais accepté la bourse que m'offrait l'Université, j'aurais été obligé de retourner travailler, pour le même temps que mon séjour à l'étranger. Tout était tellement prévisible, le voyage, le retour, le poste comme chercheur et professeur, ainsi que le sujet sur lequel j'allais travailler, car je travaillais déjà sur le XVI siècle de la Nouvelle Grenade ! J'avais toutes ces publications derrière moi mais, j'étais tellement jeune ! J'avais conscience de mon âge, j'avais vingt et un ans, à cause de cela j'avais pris la décision de refuser cette proposition, je voulais faire mes études avec mes propres moyens, sans rien devoir payer en retour.

C'est avec cette mentalité que j'avais dû refuser le poste de maître assistant à la faculté d'histoire car je me sentais gêné de donner des cours à des étudiants de mon âge, voire plus âgés. Quand j'allais aux Archives d'Histoire du pays, pour faire mes recherches dans les documents anciens, je voyais ces messieurs, très vieux à mes yeux, courbés sur les manuscrits, comme s'ils étaient là depuis toujours. J'aimais pourtant le silence sacré qui y régnait, l'odeur de tous ces livres anciens qui contenaient l'histoire inédite et vierge de mon pays, mais je refusais de me voir comme eux, si vieux, si vite. J'étais en dehors de mon contexte, ils avaient du mal à m'accepter dans le leur avec mes cheveux longs, mes colliers, mes bracelets, mes jeans pattes d'éléphant. Quand ils avaient vu ma constance, mon acharnement et le sérieux de mon travail, ils m'avaient respecté. Après mes premières publications paléographiques, il y en avait qui étaient venus me demander mon avis sur de possibles interprétations des abréviations. Dans les manuscrits nous apprenions à retranscrire l'écriture de l'époque et, pour cela, il fallait connaître aussi l'écriture du scribe qui avait rédigé les actes, ainsi que son style. Il se trouvait que chaque scribe inventait des abréviations à lui, qui revenaient souvent. Quand on changeait d'époque, ou de lieu, selon les exigences de la recherche en cours, on changeait d'écriture, de style et de scribe. Il fallait se réadapter et, dans ces occasions, on faisait appel aux autres chercheurs qui connaissaient, peut-être, le style du document qu'on étudiait. C'est pour cela que lorsqu'on fait une transcription paléographique on souligne, ou on met en gras, les parties du mot qui ne sont pas sur le document et qui permettent de comprendre l'abréviation. Ainsi, si on a commis une faute d'interprétation de la dite abréviation, un autre chercheur peut en donner une autre plus plausible qui peut éclaircir des textes obscurs.

Je bougeais donc, avec mes allures de hippie, au milieu de ces messieurs en costume cravate et cheveux blancs. Mon allure à moi était mon seul contact avec les jeunes de mon âge. J'avais tout l'attirail et l'apparence, j'avais même appris la démarche qu'ils avaient quand ils fumaient la marihuana et écoutaient Santana mais, c'était tout ce que j'avais en commun avec eux, pour le plus grand désespoir de mon professeur, car il savait que, mis à part mon air de ne rien faire, je travaillais vingt heures par jour, y compris les fins de semaine. Je n'étais jamais allé à un concert, n'avais jamais fumé de l'herbe à cette époque là. Mon professeur avait honte de mon aspect, il n'osait pas m'envoyer à l'Académie d'Histoire porter des documents, ou autre chose, en son nom, car il savait pertinemment que les membres de l'Académie allaient le juger à cause de mon apparence, puisque j'étais son assistant. C'était pourtant ma façon de me sentir jeune, mon allure me permettait, le temps de marcher de chez moi à la faculté, ainsi que le retour, de me sentir un étudiant, normal, comme tous les jeunes de mon âge. Je tenais beaucoup à mes habits et, même s'ils me portaient plutôt tort, ils me donnaient du plaisir, un double plaisir même. Chez les chercheurs j'étais un hippie mais, tout de même, un bon chercheur; chez les jeunes j'étais un chercheur mais, tout de même, un jeune comme eux, au moins en apparence.

Quand j'ai eu fini mes études je voulais être vraiment jeune, vraiment hippie, dans le sens de l'époque, changer de conventions, pratiquer l'amour libre, prier pour la paix, voyager, vivre au jour le jour. J'en avais envie, besoin.

C'est alors que je suis retourné chez Zacharie pour vivre près de lui et économiser de l'argent, en habitant à la maison, pour pouvoir ainsi me payer mon voyage en Europe. Mais, au bout de quelques mois de travail comme professeur dans un lycée, comme je te l'ai déjà raconté dans l'autre lettre, je m'étais aperçu d'une chose qui avait bousculé mes plans: j'avais vu la maison, la maison de ma mère, en train de tomber en ruines.

Cela était arrivé petit à petit, comme arrivent les grandes dégradations dans ce monde, après sa mort. Nul ne s'en était aperçu, vous tous vous voyiez les choses se casser, les unes après les autres, puis, elles restaient de côté, inévitablement de côté, mourantes dans l'indifférence générale. La peinture s'écaillait, peu à peu, avec la rudesse du climat, avec la poussière permanente, avec le soleil brûlant. Le gazon avait séché depuis bien longtemps, la piscine se fissurait progressivement en restant vide, les meubles se cassaient et restaient ainsi, fâcheusement ainsi, les draps se déchiraient sans que personne ne les remplaçât, les couvres lits, les lampes, tout, absolument tout se délabrait devant nos yeux, habitués qu'ils étaient, quand notre mère vivait, de tout voir se régénérer spontanément, sans que nous ne nous rendions compte que les choses s'abîmaient. La main de notre mère était partout et elle veillait à ce que tout fût toujours en bon état, que tout marchât naturellement, comme un rouage qu'on huile en permanence, sans que personne ne s'aperçoive de son frottement

Après sa mort, Zacharie ne voyait pas tout cela, ou il ne l'avait jamais vu, les choses se cassaient et demeuraient ainsi. Le jardin avait été envahi par les mauvaises herbes, la piscine avait fini par se fissurer, les arbres fruitiers avaient les branches cassées et étaient moribonds, il n'y avait plus qu'une bonne vieille domestique qui faisait tout ce qu'elle pouvait faire sans arriver à faire plus que la cuisine.

Quand je suis retourné vivre avec eux avant de partir il ne restait que Zacharie et les quatre cadets à la maison. Au bout de quelques mois, tout d'un coup, comme une révélation, je m'étais rappelé notre belle maison, comme elle était jadis, et j'avais vu celle où on habitait, en train de tomber en ruines. J'avais pensé que ce n'était pas juste que mes frères cadets ne pussent avoir la même chance que nous avions eu, en plus d'avoir perdu leur mère depuis leur enfance. J'avais proposé alors à Zacharie de restaurer la maison. Il avait hurlé au ciel, il avait dit qu'il allait bientôt mourir, qu'il n'avait rien à faire avec cette maison et puis que, finalement, elle n'était pas à lui puisqu'il nous avait fait sa donation à la mort de notre mère. J'avais essayé de parler avec vous, les aînés, qui travailliez déjà, et vous m'avez répondu que vous alliez, ou vous veniez, de vous marier, que vous aviez vos dettes et vos projets et, pour finir, que vous n'habitiez plus dans cette maison. Il me devenait de plus en plus insupportable de voir cette dégradation inéluctable. Je décidai d'aller à la banque pour demander un crédit sur l'hypothèque de mon salaire et, bien que les coûts de reconstruction fussent très hauts, car il fallait tout refaire, le crédit fut accepté. Zacharie s'était opposé à ce que j'entreprenne les travaux, en argumentant le dérangement que cela allait lui causer, mais je m'étais imposé, j'étais arrivé avec les ouvriers et ils avaient entamé le chantier contre son gré. Du fond du jardin où se trouve la piscine, jusqu'au porche d'entrée de la maison, tout fut replâtré, tout fut repeint, tout fut remis en état. Pendant que les ouvriers s'affairaient sur les murs, j'avais fait retapisser et repeindre tous les meubles, les lits, les salles à manger, j'avais racheté toutes les lampes cassées, j'avais fait faire des draps, des couvertures, des couvre-lits, j'avais fait réparer les ventilateurs, refait la cuisine, j'avais engagé des jardiniers et acheté de nouvelles plantes pour tout repeupler, plantes dont je m'étais occupé personnellement par la suite.

Quand les ouvriers étaient arrivés pour faire la chambre de Zacharie, il avait fallu qu'il déménage pour quelques semaines dans une autre chambre, ce qui l'avait poussé au comble de la rage, disant qu'il n'était plus chez lui, que je le chassais comme un chien. Toutes les appliques, les serrures des portes, les tables de nuits, tout fut remis à neuf. J'avais fait des poteries en guise de cache-pots et potiches à fleurs, j'avais restauré les petites sculptures de ma mère, j'avais fait des cendriers et des vases que j'avais fait cuire dans le four à céramique qu'elle avait, j'avais racheté une vaisselle pour tous les jours. La seule chose qui était restée intacte c'était la vaisselle qu'avait achetée notre mère pour les festivités, qui gisait dans le fond du buffet, fermé à clé, puisqu'il n'y avait plus jamais eu d'invités à dîner chez nous. Quand le tour de la cuisine était arrivé j'avais dû racheter toute la batterie de cuisine, puis j'avais fait refaire la chambre de la cuisinière et de la femme de ménage qui était devenue, pendant toutes ses années, un véritable taudis, où elles s'arrangeaient pour dormir sans que Zacharie ne s'inquiétât jamais.

Je ne le blâme pas, je ne le blâmais pas non plus à l'époque, étant donné que je supposais une grande douleur chez lui, après la mort de notre mère, qui lui enlevait tout envie de vivre.

Finalement, la maison fut finie. Comme par enchantement, comme quand ma mère était là, elle eût des jours fastueux à nouveau. Les frères cadets dormaient sur de vrais lits,tout en ignorant que c'était moi qui avais tout payé, que c'était moi qui avais tout fait, puisqu'ils n'écoutaient que les plaintes de Zacharie me reprochant de le faire souffrir, en répétant, "Il me torture avec tout ce remue ménage…". Ils étaient pourtant bien contents d'avoir tout neuf et en état, d'avoir une belle maison où ils n'avaient plus de honte à inviter leurs amis. C'était mon but.

Le résultat par rapport à mes projets de voyage était tout autre, je n'avais plus d'argent pour partir ! La dette était devenue trop grande, je voyais mon départ s'enfuir, personne ne me reconnaissait rien, ni même l'effort que j'avais déployé. Ils me traitaient toujours de drogué et de «petit prof», pour me dire qu'après toutes mes glorieuses études à l'université je n'étais arrivé qu'à être un petit professeur de lycée de province.

Comment partir ? L'Europe me semblait bien loin, chère, inaccessible. J'avais, pendant cette année, fini encore une recherche pour l'université qui avait été publiée au mois de juin. A cette occasion on m'avait demandé de revenir et je m'étais encore refusé. Ensuite, quand je m'étais aperçu que je n'avais plus d'argent, j'avais pensé que, si je n'arrivais pas à partir, je pouvais toujours retourner, mais je m'étais rendu compte que je ne pouvais plus faire marche arrière. Une année scolaire s'était écoulée. Je devais partir, selon mes projets initiaux, à cette époque là. La reconstruction de la maison m'avait fait laisser tomber l'idée du voyage, je n'avais plus d'argent, j'avais en plus une grosse dette, que pouvais-je donc espérer ?

C'est alors que vous étiez venus passer Noël à la maison, que vous aviez vu les travaux finis, que vous aviez vu Zacharie changé. Il souriait, il était devenu une autre personne. Il riait à nouveau, il vous montrait la maison en disant tout ce qu'il avait fait. Je ne sais pas comment j'avais pu parler du gros crédit que j'avais à la banque et que j'assumais depuis six mois, pour faire savoir à Zacharie de m'aider à honorer ma dette pour qu'ainsi je puisse économiser un peu d'argent et mener à bout mon projet de voyage en Europe.

"Quoi, toi en Europe?", vous-êtes vous écriés avec Zacharie, "Toi, qui te perds à Santa Fé même, comment vas tu faire pour te retrouver à Paris ou à Londres, si tu ne parles pas la langue et tu ne peux plus appeler au secours l'un d'entre nous? C'était vrai que je me perdais toujours à Santa Fé, que je ne m'y étais jamais orienté, que je prenais toujours l'autobus dans les sens contraire où je devais aller et, souvent, j'avais dû t'appeler d'une cabine téléphonique pour te demander comment faire pour rentrer à la résidence, car je ne savais pas où je me trouvais. Mais, vois-tu, je ne me suis jamais perdu à Paris, ni à Rome, ni à Stockholm, ni partout ailleurs où j'ai voyagé pendant plusieurs années, tout seul. C'est le paradoxe qui m'entoure. Vous m'inoculiez le même scepticisme à propos de l'argent. Toi-même, qui étais venu en Europe, avec une bourse d'étudiant, pour faire un stage de spécialisation pendant quelques mois, tu m'avais dit que c'était impossible de faire des études ici sans être boursier, qu'avec le peu d'argent que je risquais de réunir je n'arriverais pas à survivre plus de deux ou trois mois, au risque de devenir un drogué, comme on en voyait partout dans les rues des capitales européennes, en train de mendier. Selon toi c'était une idiotie de ma part de refuser la bourse que me proposait l'université. Vous hésitiez entre le fait de me croire quant aux offres de bourse dont je parlais, ainsi qu'aux propositions d'être professeur à l'université, et le fait de croire que j'étais vraiment sot de l'avoir refusé. Avec cette pression autour de moi j'étais arrivé au point de douter que j'avais refusé, en toute conscience, un avenir sûr et prometteur en échange d'une quête incertaine et plus que douteuse. Si je n'avais pas aujourd'hui avec moi les lettres de mon professeur, non seulement en insistant sur le fait de retourner à l'Université, mais de le faire pour obtenir mon doctorat en une année grâce à mes publications et pouvoir ainsi le remplacer comme directeur du Département, car il avait reçu une offre très prometteuse en Espagne, si ce n'était pas pour ces lettres, je douterais encore.

Malgré les craintes semées autour de moi, vos voeux ne s'étaient pas exaucés. Je ne sais plus comment la situation s'était retourné mais tu avais fini par parler à Zacharie et il avait accepté de m'aider à assumer une partie du crédit final. J'avais mon travail comme enseignant aux lycées, j'avais une colonne au journal local où j'écrivais des articles sur le cinéma qui, vu leur succès, étaient devenus hebdomadaires. Je faisais aussi de la décoration de vitrines pour des magasins et, avec tous ces petites travaux accumulés, j'avais pu commencer à pouvoir mettre de l'argent de côté après qu'il ait accepté. Mais, découragé par l'entourage, ma seule stimulation était celle de deux amis argentins, que j'avais connus à Santa Fé, qui étaient partis voyager en Europe. Le fait de les savoir ici, de recevoir de leurs nouvelles, maintenait la flamme de l'espoir allumée. Je voulais être avec eux pour pouvoir découvrir le vieux monde et savoir où pouvais-je faire mes études. J'avais quand même choisi à l'avance Paris, peut-être parce-que notre soeur y était morte, peut-être parce que Paris c'est Paris. J'avais fait traduire mes diplômes et cursus scolaires en français pour avoir tous les papiers nécessaires en cas où je pourrais trouver les moyens pour mener à bout mes études de…, je ne savais pas encore. Mais, de façon inespérée, mes amis s'étaient décommandés avec une petite lettre. Ils étaient fatigués de faire la plonge dans des restaurants et puis, le vieux monde était pour eux, en somme, pas mieux que Buenos Aires. Ils étaient rentrés chez eux en me laissant l'adresse d'un ami italien, qui pouvait m'accueillir à mon arrivée et orienter mes premiers pas dans Paris. Leur lettre venait accompagnée d'un petit mot de leur ami m'incitant à venir, m'offrant son amitié, me connaissant un peu à travers les commentaires des autres.

Son petit mot avait quelque chose de doux, quelque chose d'irrésistible. D'une part il était écrit en italien, langue dont je comprenais les rudiments pour l'avoir étudiée à l'université, ce qui me donnait un avant goût de l'étranger, un avant goût d'un monde différent du mien. D'un autre côté, ses mots étaient suaves, il y avait une candeur dont je raffolais dans mes lectures, cela pouvait bien être la candeur de Lord Byron ou de Shilley, je ne savais pas, ces mots écrits dans une langue étrangère, adressés à moi, qui arrivaient de Paris et que je lisais sur mon hamac, sous une chaleur écrasante, accompagné du petit bruit somnolent du ventilateur, avaient éveillé en moi des forces insoupçonnées. Je lui avais répondu aussitôt en espagnol, avec quelques annotations en italien, en me laissant emporter par toutes les évocations que cette lettre pouvait me donner. J'avais laissé libre cours à mon imagination et j'avais transféré sur ce jeune homme inconnu toutes les espérances d'amitié les plus profondes, les plus vraies.

Par retour de courrier j'avais reçu une lettre passionnée, une lettre qui multipliait mes espérances, qui permettait à mon imaginaire d'aller encore plus loin, à ma passion de rompre toutes les barrières, à mon délire d'amitié de se développer tout entier. Désormais les lettres ont pris un rythme vertigineux, nous nous écrivions tous les jours, sans attendre la réponse l'un de l'autre, nous nous écrivions désespérément.

Par le fait même, mon voyage devenait une nécessité. Ce n'était plus Paris et de vagues projets d'études, non, c'était l'amitié, l'amour peut-être, je n'en savais guère. Cette correspondance avait commencé au mois de janvier, il faudrait que je vérifie les dates, tu imagines bien que je les ai toutes gardées. Grâce à elles je n'avais plus pensé à l'argent, ni à vos critiques et découragements. Je vivais une vie, là-bas parmi tous, mais j'en avais une, intense, exclusive, privée, qui se passait déjà bien loin. Je ne vivais plus que pour lui. Je lui écrivais trois heures par jour, je recevais des lettres me demandant de partir vite, j'essayais de me presser, de tout boucler, le temps m'était long sans lui. A la maison tout se précipitait aussi. Zacharie, qui me lançait le courrier à la figure, en me disant «Voilà, de ton chéri…», avait changé aussi. De l'homme taciturne qu'il était, il était devenu un homme joyeux qui jouait avec ses enfants cadets, qui riait aux éclats quand vous veniez le voir, jusqu'au point que j'étais arrivé à me demander si ce n'était pas mon départ envisagé qui le changeait ainsi.

En réalité ce changement avait commencé assez imperceptiblement, mais avec suffisamment d'évidence pour pouvoir le rapprocher de la fin des travaux de la maison. Désormais il s'asseyait à nouveau au salon, il se promenait dans les jardins, il nageait dans la piscine avec les enfants. C'était venu doucement, pour que je ne me rende pas compte de l'effet immédiat que la nouvelle maison produisait chez tous, surtout chez lui. Puis, juste quand j'avais pu acheter mon billet d'avion et que j'avais donné une date pour le départ, il avait dit que, avant que je m'en aille, il voulait nous présenter quelqu'un. Il voulait montrer sa belle maison toute neuve et décorée à…, quelqu'un. C'était tout ce qu'il avait dit, quelqu'un. Il avait donné une date pour l'inviter déjeuner. C'était la première invitation à une personne étrangère à la maison, depuis la mort de notre mère, six ans auparavant. Ce déjeuner avait eu lieu juste un mois avant mon départ. Tu n'y étais pas. Il n'y avait que les trois frères cadets et moi. Nous étions impatients. Une belle femme était arrivée, accoutrée pour faire de l'équitation, avec un pantalon serré sur les mollets et des bottes hautes, ce qui lui donnait un aspect singulier et attirant. Elle n'était plus une toute jeune femme, elle était visiblement très nerveuse. Zacharie l'avait présentée comme une de ses clientes dont il gérait les affaires, en particulier une ferme dans les terres froides, à deux mille mètres d'altitude sur la cordillère et à une heure de route de Saint Sébastien. Ce fut un repas d'approche vers les membres de la famille, en réalité une présentation officieuse de la femme qu'il voulait épouser et dont nous tous ignorions l'existence. Il attendait seulement que je parte pour rendre officielle sa relation et pouvoir se marier, comme il l'a fait, deux mois après mon départ. Il lui avait montré la belle maison «…qu'il avait fini de restaurer…», pour elle, je suppose, dans son discours intime !

Mais, cette femme m'avait touchée. Elle avait quelque chose de frêle, quelque chose d'unique. Le fait d'être venue déjeuner, habillée en amazone, avec ses vêtements de climat froid, sa timidité et son sourire, la rendait extrêmement charmante. C'était la seule fois que je l'ai vue avant mon départ et je n'allais la revoir que six ans plus tard, sous un autre angle, pas aussi favorable que celui qui m'avait réjoui, dans l'espoir que Zacharie la courtise. Pendant le déjeuner Zacharie insistait sur mon départ imminent, pour lui indiquer qu'il n'y avait que les deux petits qui resteraient à la maison, puisque l'avant dernier partait aussi.

Tout se bousculait. Simultanément il y avait eu un autre événement, dont je ne veux pas parler, car son souvenir est trop douloureux puisqu'il concerne la maladie d'un des membres de notre famille et qui nous avait été si dure à vivre. C'était une énorme angoisse supplémentaire à mon départ, mais j'étais emporté par le flot de mes lettres, de ma passion. Sur cet événement Zacharie m'avait rassuré en me disant que, de toutes façons, je n'y pouvais rien, si je restais ou si je partais cela ne changeait pas le cours des choses.

J'avais des rêves terribles. Je rêvais qu'on me dérobait mon billet d'avion m'empêchant de partir, que je passais sous des tunnels et j'arrivais en Europe. Puis, je me réveillais et j'accourais à mon bureau où je cachais mon ticket, en transpirant et je le prenais dans mes bras comme si je l'avais sauvé d'une terrible catastrophe. J'allais me recoucher et je rêvais que j'oubliais ma brosse à dents, me rendant compte seulement quand j'étais arrivé à Paris et il fallait que je retourne la chercher, il le fallait, et pour cela je devais nager pour traverser l'océan et puis…, je me réveillais en sursaut. Je me souviens de ces rêves parce que je les avais notés dans mes interminables écrits de l'époque. J'avais noté aussi que j'avais trouvé, dans un écrit sur l'interprétation des rêves, que la brosse à dents symbolisait le sexe masculin, les poils de la brosse étant ceux du pubis et le manche le pénis. Cette interprétation m'avait perturbé. C'était au moment où je fréquentais mon amie, dont je t'avais parlé auparavant, et j'avais interprété qu'il fallait que je fasse l'amour avec elle avant de partir, sinon mon sexe resterait vierge à jamais, prisonnier dans mon pays. Cette peur m'avait donné les forces de faire le pas et ainsi j'avais pu apporter ma brosse à dents avec moi.

J'avais fini par tout boucler et, le jour du départ était arrivé, comme sont arrivés tous les jours de départ de ma vie. Il n'y a rien qui soit plus difficile pour moi qu'un départ, hier comme aujourd'hui, et je n'ai jamais cessé de partir. Il y a eu le départ tragique pour le séminaire, le départ tragique pour l'université et le départ non moins tragique pour l'Europe. C'est mon destin, peut-être. Il était tragique ce départ, même si je ne voyais qu'une chose, le moment où j'allais trouver «mon» ami de Paris, enfin, celui à qui j'avais pu dire, sans le connaître, plus de choses qu'à toutes les personnes que je fréquentais depuis ma naissance. El, il ne m'avait pas jugé, il voulait me connaître en chair et en os, il m'offrait de partager avec moi sa chambre à Paris, m'orienter pour mes études, écrire avec moi, mener une vie de roman à Paris…, à Paris !

Pour qu'il puisse me reconnaître à l'aéroport, où il allait me recevoir, je lui avais envoyé une photo de moi. Il m'avait répondu avec des éloges sur ma beauté et je trouvais qu'enfin, un homme, pouvait aussi voir la beauté d'un autre. Mais je n'avais pas idée de sa figure, il ne m'avait pas envoyé sa photo, puisque c'était lui qui allait me chercher.

Mon départ fut donc très douloureux. Zacharie avait fini par arrêter de m'agresser quelques jours auparavant, quand il avait vu que c'était vrai, que je partais, que ce n'était pas encore une histoire à moi. Il y avait une sorte de réconciliation en moi au milieu de la souffrance. J'avais fait ce que j'avais souhaité, j'avais vécu avec mon père et je partais avec la conscience tranquille d'avoir tout fait pour m'entendre avec lui et lui… ne voulait rien savoir de moi ! J'avais voulu rendre à mes petits frères quelque chose dont je les avais privés car, pour moi, c'était par ma faute qu'ils n'avaient pas eu de mère. Ils m'avaient vu travailler l'argile comme ma mère le faisait, utiliser son four, arranger le jardin, décorer la maison, m'occuper des draps, du linge, des domestiques et redonner la joie à leur père avec une nouvelle maison, un nouvel espoir de vivre.

J'avais réussi à faire l'amour avec une femme, là-bas, au beau milieu des gens qui doutaient depuis mon enfance de ma dotation virile, j'avais réussi à acheter mon billet d'avion et réunir quelque dollars malgré l'obstination de Zacharie pour que je ne puisse rien économiser. J'avais, enfin, pu trouver un chemin pour partir. Je quittais avec regrets ma ville, ma maison à jamais perdue, ma vaste famille qui, à la veille du départ me montrait son affection. Je laissais tout cela, tellement chéri par le souvenir de ma mère, tellement craint par tout ce que j'avais souffert. Je partais, comme quand j'étais enfant pour me donner à Dieu, comme quand j'étais adolescent pour trouver ma liberté. A l'aube de l'âge adulte, je partais chercher mon destin.

Rien ne pouvait empêcher que cela se fasse, ni la peur terrible qui me mordait les entrailles, ni les mirages de l'image de ma mère que je laissais partout. Rien, ni même la ville que j'aimais, parce que ma mère l'avait aimée, parce qu'elle m'avait appris à l'aimer au-dessus de tout critère, au-dessus de toute crainte, et je ne gardais d'elle que ce qui était bon, ou ce qui avec le recul du temps allait devenir bon car, même la poussière constante, la chaleur accablante, le soleil brûlant, tout cela n'était et n'est que le souvenir d'un endroit rêvé, le souvenir du berceau. Cette chaleur qui ponctuait toutes les instants de la vie, toutes les conversations, toutes les rencontres, car on disait toujours et tout le temps qu'il n'avait jamais fait aussi chaud, jamais, ni la veille ni le lendemain, la chaleur de l'instant était pire que toutes et pour tous. Mais j'aimais cette chaleur! Même si pour les gens c'était une descente inéluctable et irréversible aux enfers, faisant toujours de plus en plus chaud, même si on ne brûlait jamais. Il faisait tellement chaud que quand on devait sortir le soir, habillés, après s'être douché, on restait immobiles pour ne pas transpirer, on se déplaçait en glissant, se faufilant entre les décombres de la chaleur sans qu'elle s'en aperçoive, pour rester frais le plus longtemps possible. Puis, on rentrait discrètement dans la voiture jusqu'à la mettre en route, pour reprendre l'air qui se glissait à travers les fenêtres, comme un grand ventilateur près du visage, pouvant ainsi arriver à la réception avec le visage encore sec, les cheveux encore humides, les mains fraîches… Après, pendant le début de la soirée, on cherchait à bouger parcimonieusement, jusqu'à ce que les gouttes de sueur commencent à perler sur le front de tous et puis, il y avait l'abdication, la perte générale de toute pudeur, on suait. Quand on allait au bal et qu'on devait être en costume, ou en smoking, on devait exercer toutes les prouesses du contrôle endocrine. Les femmes, avec leurs robes et leurs maquillages, développaient un tel sens de ce contrôle que, même en dansant, elles ne laissaient pas affleurer la moindre moiteur sur leur front. C'était un art.

Je m'égare dans les souvenirs de la chaleur, car il y a chaleur et chaleur, mais il y a la chaleur de Saint Sébastien! Elle était unique et je l'aimais. C'était à elle que j'allais renoncer en partant!

J'avais jeté un dernier coup d'œil à cette maison, où j'étais né, où ma mère était morte, que j'avais refaite à neuf et qui allait rester comme à cet instant, avec les empreintes du passage du temps sur son dos, sans que nul ne bouge une seule chose de celle que j'allais laisser, comme si elles étaient sacrées ou maudites. Mais, je n'étais pas censé de le savoir. A ce moment-là elle était belle, comme l'avait laissée ma mère quand elle était partie, comme l'avait laissée ma soeur quand elle était partie pour Paris, sans retour, à ma naissance. Je partais pour Paris aussi, je laissais la maison dans le même état qu'à leur départ. L'ami rêvé m'attendait, je ne devais pas avoir peur, ne l'avais-je pas cherché ce départ depuis toujours, ainsi que cette âme jumelle?

J'avais fait escale à Santa Fe pour dire au revoir à mes frères et proches ainsi qu'à mon oncle. J'avais eu droit à la dernière tentation, même si elle venait d'un serviteur de Dieu, car il avait essayé de me détourner une dernière fois de mon destin, mais celui-ci avait pris le dessus en ayant bouché mes oreilles, en me faisant voir devant, en me chuchotant à l'oreille "… l'ami rêvé, l'ami rêvé, ne l'oublie pas!".

J'allais pouvoir m'arracher au dernier morceau de mon pays natal, au millier de liens tissés autour de moi, m'arracher au passé pour essayer de recommencer sur une nouvelle page blanche. Le moment du départ arrivé fit monter toutes les angoisses de tous mes départs précédents et, malgré la panique qui essayait de s'emparer de moi, j'avais pu, douloureusement, m'élancer vers le futur, avec l'espoir du rêve. J'avais, en réalité, très peu d'argent, qui pouvait me suffire pour quelques mois au plus, mais j'avais dit adieu à ceux qui m'entouraient comme si je ne revenais pas avant plusieurs années. Je voulais croire que tout cet effort ce n'était pas pour quelque mois seulement, que j'avais la promesse de cet ami, qu'il allait m'aider, que je ne devais pas m'inquiéter car il allait tout partager avec moi pour que je puisse rester. Finalement, j'avais pris l'avion. Je m'étais assis contre la fenêtre, je regardais l'appareil se préparer pour partir, se mettre en piste, me sentant mourir. Je sanglotais convulsivement, des larmes inondaient mon visage, je ne savais pas comment les éponger, je les laissais me baigner sans plus m'en inquiéter. A côté de moi j'avais comme compagnon de voyage un homme âgé, avec une longue barbe et l'air doux. Il m'avait vu pleurer désemparé et m'avait souri pour me réconforter. Ensuite nous avions lié conversation pendant les vingt heures de voyage. J'avais appris ainsi qu'il était missionnaire dans la jungle amazonienne et qu'il faisait ce voyage parce que sa mère était mourante, en Espagne, son pays d'origine. Il était doux, il respirait la paix. Après une escale à Pointe à Pitre, où j'étais descendu me dégourdir les jambes en sa compagnie, j'avais pris une crise de panique et je n'arrivais plus à remonter dans l'avion. C'est ma première crise de panique dont je me souvienne consciemment, parce que j'avais dû en avoir auparavant mais, ma mémoire les a effacées. Il m'avait passé le bras par dessus l'épaule, m'avait réconforté par sa présence et sa compassion, m'aidant à remonter dans l'avion. m'invitant ensuite à m'allonger, en me plaçant la tête sur ses genoux, jusqu'à que je me sois endormi. Plus tard, en me réveillant plus tranquille, j'avais eu le temps de lui raconter ma vie, ce que je venais chercher avec ce voyage, ce que je ne savais pas que je venais chercher. En arrivant à Madrid pour faire escale, il arrivait à la fin de son voyage et il m'avait dit au revoir dans la navette qui menait les passagers de l'avion à l'aéroport. Ses derniers mots furent «J'espère que tu trouveras la paix, mon fils…». Si je pouvais lui écrire je lui dirais, "Et voilà, mon père, c'était il y a vingt-cinq ans et je n'ai toujours pas trouvé la paix ! Mais…, je l'attends". Je n'oublierai ce bon père, qui allait enterrer sa mère en priant pour le sort des indiens.

Je dois m'arrêter pour aujourd'hui. Depuis ce matin il y a un grand incendie de l'autre côté de la vallée. J'ai dû faire un grand effort car, bien qu'ici il n'y ait pas de danger, c'est terrifiant. Depuis trois heures les hélicoptères et les avions Canadairs se succèdent en survolant la maison. C'est un bruit douloureux, cela fait penser à la guerre, moi qui n'ai pas vécu de guerre dans cette vie, cela m'effraie. Je prie pour les gens de l'autre côté, j'espère que cela finira bientôt. Mais je suis épuisé.

Je voudrais tout de même finir le récit de ce vol aujourd'hui. Il y a les avions en l'air qui me survolent, il y a moi qui t'écris sur cet avion qui m'a ramené ici pour la première fois. Les deux sont terrifiants pour moi! Après que le prêtre m'ait quitté, avait commencé l'angoisse-excitation d'arriver à Paris. C'était vers deux heures de l'après-midi, d'un l9 mars. Je n'avais plus le temps de rien, les événements se présentaient là, les rêves étaient là, à quelques secondes. J'étais bousculé, les valises, les couloirs, le français, je ne comprenais rien et je suivais les gens, les douanes et les questions des douaniers qui n'imaginaient pas que je ne parlais pas leur langue, qui débitaient une longue tirade pendant que je les regardais d'un air stupide, en faisant semblant de comprendre et disant «oui» à tout. Mes petites années d'études du français ne me servaient à rien, même pas à répondre au douanier puisque… je ne savais pas ce qu'il m'avait demandé. Enfin, il ne m'arrêta pas, il m'avait fait signe de continuer, il n'avait même pas regardé mon passeport et puis…, j'étais en France. Voilà une réalité atteinte si brusquement; en quelques heures j'étais passé d'un monde vers un autre, comme si j'avais basculé dans un sommeil profond et que j'eusse changé de vie. Je ne rêvais pas pour autant.

 

 

 

Chapitre II
            Ardèche, 18 Juillet 1999

Je regarde la date, dix-huit. C'est souvent les dix-huit que j'ai refait le même voyage, tel un Sisyphe aérien où, à chaque fois que j'arrivais à destination, une force irrésistible me faisait faire marche arrière, comme la pierre arrivant à la cime tend naturellement à rouler à nouveau vers la vallée. Quand j'étais arrivé, je ne faisais que commencer un nouveau retour, même si celui-là pouvait durer longtemps avant de se réaliser

Pour ce premier retour, j'essayais d'apporter toutes les preuves qui démontraient que j'avais bien été ailleurs, que j'y avais bien survécu et, même plus, j'y avais été reconnu. Je gardais tout fiévreusement, non pas pour moi, mais pour lui, Zacharie. Je voulais qu'il puisse tout voir, j'attendais qu'il aille, enfin, se réjouir de moi. Je montais de petites photos minables sur des albums illustrés, j'y rapportais les tickets de tout, des métros, des bus, des trains, des avions, des musées. Je lui avais constitué un dossier bien fourni, avec preuves à l'appui de tous les endroits visités. Je lui avais joint, en bouquet final, les articles de journaux qu'on avait écris sur moi, en Europe, ainsi que mes diplômes universitaires. Au bout de six ans, j'avais fini mon voyage de retour. J'avais à mes côtés Ella, la femme que j'avais trouvé un soir d'hiver dans un sixième étage d'un immeuble parisien. Non, elle ne s'était pas perdue là, elle était venue me chercher. Je l'avais suivie, car ce retour était aussi le sien, vers mon passé, ce passé dont elle ignorait tout malgré tout ce que je lui avais raconté pendant nos quatre années de vie commune. J'ai suivi Ella, comme je me plais à l'appeler, Ella, La Femme. Ella allait avec moi, elle allait être le témoin, non seulement de là-bas, mais d'ici, la preuve irréfutable de mon voyage. Si Ella n'était pas venue, au bout de quelques heures j'aurais été convaincu que j'avais seulement rêvé, que j'étais là, à Saint Sébastien, comme depuis toujours, comme depuis que j'étais né, que j'avais eu un long et beau rêve et que je m'étais réveillé incrédule et je cherchais partout l'album des preuves, les articles de journaux, les diplômes et, puis, je ne trouvais rien, rien, cela n'avait été qu'un doux cauchemar.

Mais Ella était là, elle était agrippée à mon bras. Elle avait eu un incident avec ses cheveux, avant de faire le voyage, qui la décontenançait. Ella avait pris l'habitude de se faire friser les cheveux et de les teindre au henné rouge, comme c'était la mode dans les années soixante-dix. Cela lui faisait ressortir ses yeux bleus et sa figure allongée prenait une belle proportion, en accord avec son allure longiligne, due à ses longues années de danse classique. Elle avait attendu la veille du départ pour se faire teindre et friser les cheveux, puisqu'elle voulait se sentir le plus à l'aise possible devant la perspective de connaître toute ma famille, ma ville, mon pays natal. Peut-être parce que c'était la veille du jour de Noël et que les coiffeurs étaient pressés ou, simplement, par un jeu du destin, ils lui avaient brûlé les cheveux jusqu'à la racine et, affolés, essayant de réparer les dégâts, ils avaient fini par les détruire complètement. Devant ce voyage que nous attendions tous les deux, avec tellement d'anxiété et d'impatience, cet incident prit une tournure de catastrophe. Voyant son désespoir j'avais pris la décision de les lui couper très court ne voyant pas d'autre solution. Au milieu des valises j'avais pris les ciseaux et je lui avais pratiquement rasé le crâne, jusqu'à retrouver les racines des cheveux qui n'étaient pas trop brûlés. Son visage avait pris l'allure d'un jeune garçon, corroboré par l'ensemble de son allure avec ses formes allongées. Je la trouvais très belle et, à ce moment-là, je n'avais pas perçu sa ressemblance avec un jeune homme. Mais elle avait perdu toute son assurance, elle ne se reconnaissait pas et, devant la perspective de notre voyage vers un pays dont elle ignorait tout, y compris la langue, elle était déstabilisée. C'était ainsi que nous étions partis, ainsi que nous étions arrivés à Saint Sébastien, le jour-même de Noël. C'était un voyage très long, l'avion était bondé, tous les gens avaient des cadeaux qui remplissaient tout l'espace le rendant suffocant.

Après une courte escale à Santa Fé, où les proches qui habitaient cette ville étaient venus nous saluer à l'aéroport, nous avions poursuivi le retour. Ce retour avait pris des allures de fête municipale à Saint Sébastien. Ella ne parlait pas un mot d'espagnol, tout comme moi, six ans auparavant à mon arrivée en France, je ne parlais pas un mot de français, avec cette différence que j'étais à côté d'elle pour lui traduire tout ce monde nouveau et qu'il y avait un groupe de gens pour l'accueillir avec bienveillance et l'intégrer en son sein. Sa situation ne devait pas être aussi déroutante que la mienne, car elle voyageait vers le passé de son être aimé, tandis que moi j'étais allé vers le futur en attendant de le trouver. Ma surprise avait été bien grande quand, après avoir passé les douanes françaises, j'avais cherché un être beau comme le ciel de mes rêves, des yeux que devaient illuminer l'aéroport entier, car j'étais sûr de le reconnaître sans avoir jamais vu sa photo. L'aéroport restait pourtant irrémédiablement éteint et je croyais qu'il avait dû se tromper avec le calcul du décalage horaire, que j'avais dû lui donner l'heure erronée. Bientôt ma crainte s'était dissipée en entendant quelqu'un prononcer mon nom derrière moi. Je m'étais retourné et il n'était pas là, il n'y avait qu'un petit être, insignifiant, laid, tout ce qu'il y a de plus laid, sans yeux, avec de petits trous noirs à leurs places, de petites mains mesquines, de petites oreilles, de petits cheveux, de petites pensées qui flottaient ennuyées au dessus de sa petite tête. J'avais voulu croire que c'était un émissaire, mais tout de suite il m'avait serré dans les bras et m'avait dit «C'est moi, Luigi !». Je me laissais serrer dans ses bras, muet. J'avais regardé en arrière, je me rappelle ce geste que j'avais eu, essayant de voir si mon avion était encore là, si je pouvais le reprendre aussitôt. Geste réflexe, inutile. Il emporta mes valises et nous marchâmes. Il croyait que je manquais d'enthousiasme à cause de la fatigue du voyage, mais j'étais rentré dans un mutisme dont je n'avais plus pu sortir. Je l'avais haï tout de suite. J'avais haï ses lettres mensongères où il me parlait d'amour et de profondeurs inconnues de lui, je l'avais haï parce que du premier instant où je l'avais vu j'avais su qu'il m'avait menti.

Tout cela était confus pour moi, nous avions pris une navette en direction des Invalides puis un métro. J'avais trop de bagages et j'attendais une voiture, je n'avais jamais pris un transport en commun depuis un aéroport, jamais à Saint Sébastien et rarement à Santa Fé où je me perdais toujours. C'était interminable. Nous étions sortis au métro Odéon, comment pourrais-je l'oublier ! Je m'étais dit, «C'est cela Paris !». Des gens distribuaient des tracts devant la sortie de l'escalier mécanique et nous commençâmes une longue et difficile ascension à pied rue Monsieur-le-Prince. Au bout de la rue, j'avais perdu le souffle. Je n'en pouvais plus, cet être minuscule me parlait sans cesse, je ne comprenais pas son jargon Italo-franco-espagnol. J'avais eu un vertige et avais failli m'évanouir. Nous étions entrés dans un bar où j'avais pris mon premier café parisien. J'essayais de le regarder mais, je ne le voyais pas, cette chose en face de moi lui volait sa place ! J'essayais de me raisonner, "C'est lui, ne te fie pas aux apparences, rappelle-toi ses lettres". Finalement je m'étais remis un peu. J'essayais mentalement de me souvenir de toutes ses lettres, de les mettre sur ses petites lèvres et ces mots ne trouvaient pas de place pour sortir, il avait une bien trop petite bouche, les mots restaient coincés, je n'arrivais pas à les entendre.

«Nous allons dans notre chambre», m'avait-il dit. Nous avions repris les valises et parcouru les cents mètres qui restaient pour arriver à son immeuble. «Bon, -m'étais-je dit- c'est un bel immeuble, au moins !». Nous traversâmes la porte cochère et nous continuâmes l'ascension. Je n'avais jamais monté plus de deux étages à pied dans ma vie. Cinq étages, six, il comptait mal, c'était sept pour nous, ici ils trichaient et ils ne comptaient pas le rez-de-chaussée comme un étage pour que cela paraisse moins. Sept étages pour moi, à pied, dans un escalier tortueux, sale, sombre, humide. Finalement nous étions devant «sa chambre», celle qu'il m'avait écrit qu'elle serait notre coin du monde où l'on pourrait se connaître et, même, s'aimer.

Il avait ouvert la porte, il avait rentré les valises, je pensais que c'était un placard pour entreposer les choses et il m'avait dit de rentrer. «Rentrer où?» -lui avais-je demandé-. Il n'y avait plus de place avec les valises. Il avait allumé la lumière et j'avais aperçu un petit lit minable dans un coin d'une toute petite, minuscule et infecte pièce qui n'était même pas carrée, avec le plafond en soupente et le sol à moitié cassé, avec un trou qui prenait un quart de ce réduit. A côté du lit il restait un mètre sur la largeur et une ouverture au plafond par où filtrait un rayon de lumière glauque. Les murs étaient sales, il y avait une sorte de tube qui traversait d'un mur à l'autre et qui se trouvait à droite de la porte quand on rentrait, servant de penderie. En face de la porte, qui pouvait à peine ouvrir aux trois-quarts, se trouvait une bassine avec de l'eau. «Voilà notre chambre» - m'avait-il rétorqué. Je croyais que c'était une bouffonnerie, que bientôt cette mauvaise plaisanterie allait finir. Mais elle ne faisait que commencer. J'avais voulu aller aux toilettes et il m'avait conduit au fond du couloir devant une porte pourrie. Quand j'avais ouvert j'avais vu un trou par terre et je l'avais regardé interloqué. «C'est un W-C. turc» -m'avait-il dit-. Tu tires la chaîne en haut quand tu sors». C'était la première fois que non seulement je voyais cela, mais que j'imaginais tant de misère, de saleté. Et, pourtant, j'avais vécu au beau milieu de la jungle, quand je faisais mes excursions d'études pour la faculté et autres, que je te raconterai un autre jour où, pour aller faire ses besoins, on allait dans la forêt. C'était plus propre et plus commode, même leurs cases, qu'on considère primitives et rudimentaires, étaient bien au-dessus de ce cloaque au beau milieu de la plus belle ville du monde. Les indiens, nus, se mouvaient à leur aise dans leurs habitats. Mais j'étais là, devant ce trou, avec cette odeur incrustée depuis des siècles, et j'avais tout sacrifié pour arriver là !.

Cette belle maison que je venais de quitter, seulement quelques heures auparavant, que j'avais reconstruite, repeinte à mon goût, regarnie de plantes, de fleurs, d'arbres, de belles choses, qui laissait filtrer une belle lumière sous la treille du patio, une douce fraîcheur quand on se trouvait dessous, au plus fort de la chaleur de midi, à moitié dénudés ! Cette belle maison que je venais de quitter, que j'allais tellement décrire à Ella pendant les quatre années de vie commune, avant de la lui montrer, six ans après mon départ.

Quand Ella et moi étions arrivés à la maison, après les émois et les pleurs à l'aéroport, en retrouvant toute ma famille au complet après toutes ces années d'absence, j'étais tellement ému que je m'étais effondré dans tes bras. Je ne sais pas si tu te souviens, nous étions dans ta voiture et, quand j'avais vu la maison à nouveau, j'avais pleuré vraiment, je ne savais pas si c'était de joie ou de tristesse, de l'avoir quittée si longtemps. Quand nous sommes rentrés, Coralie, la nouvelle femme de Zacharie depuis six ans, dont j'avais appris le mariage un mois après mon départ à Paris, était sortie me saluer comme à un étranger qui venait en visite chez elle. Elle m'avait pris par le bras et m'avait conduit vers notre chambre, comme si je ne connaissais pas la maison, en m'indiquant au passage «Ici vous avez la salle de bains, là c'est la chambre des enfants…» J'étais perplexe. Cette femme, que j'avais vu une seule fois de ma vie, cette femme me montrait ma maison, la maison où j'étais né, que j'avais refait…, pour elle !

J'avais tout de même voulu comprendre sa nervosité pour mon arrivée. Je commençais à tout regarder et tout était comme avant que je ne l'eusse reconstruite, sept ans auparavant! Tout était encore une fois à refaire, les peintures étaient délabrées, les meubles cassés, usés, vieux, comme si cent ans s'étaient écoulés depuis mon départ, vieux de poussière et de chaleur. Entre la mort de ma mère et la reconstruction que je fis de la maison s'était écoulé le même temps qu'entre ma reconstruction et notre retour là-bas. Un détail m'avait impressionné, c'était un bouquet de fleurs et de branches sèches que j'avais fait avant de partir, il était toujours là, mais avec six ans de poussière, les branches à moitié cassées, comme les décombres d'un navire en train de couler, comme l'enseigne d'une défaite, comme un triste étendard du passé. Coralie, après qu'elle eut repris un peu ses esprits, m'avait dit, «Je te rends la maison comme tu me l'as laissée», en me signifiant qu'elle n'avait même pas osé défaire mon bouquet, de peur de détruire mon oeuvre. Tout était lamentablement abandonné à nouveau et, moi, moi j'avais honte devant Ella. Je lui avais tellement parlé de tous les détails que j'avais fait et elle n'avait devant ses yeux que les vestiges d'une splendeur abandonnée, ou d'un mensonge longuement entretenu.

Sous l'émotion de l'arrivée et les cris de tous les enfants que vous aviez amené au monde pendant ces six années, les détails du délabrement se sont estompés passagèrement. C'était, en plus, le jour de Noël. Vous aviez préparé une veillée chez Zacharie, bien que plus aucun d'entre vous n'habitât chez lui. Vous, les enfants, vous étiez tous partis, soit pour vous marier, soit pour finir vos études à Santa Fé.

Le lendemain, au réveil, nous avions retrouvé une autre réalité. Il n'y avait plus de domestiques. Coralie ne savait apparemment rien faire, ni à la cuisine, ni ailleurs. Il n'y avait pas de petit déjeuner et, quand nous avions voulu le préparer, nous avions constaté qu'il n'y avait rien pour le faire, le réfrigérateur était vide, la cuisine était vide. Le dîner de la veille c'était vous qui l'aviez apporté et, comme un mirage, tout était parti. Ma honte envers Ella grandissait, moi qui lui avait raconté les faveurs du service domestique, la douceur de vie dans cette maison où tout était plus facile. J'avais honte de passer à ses yeux pour un menteur. J'essayais vainement de dépoussiérer, avec les paroles, tout ce que je lui montrais, les peintures aux murs, les belles plantes, le beau jardin, la piscine, je lui montrais tout, en essayant désespérément de lui voiler les yeux pour qu'elle ne voit que ce que mes mots disaient, avant que le cataclysme du temps engouffré là, par mégarde, ait tout détruit, même ces deux êtres-là, hagards, regardant comment je m'exclamais devant une vétusté, comment je lui décrivais les plantes qui tombaient des paniers suspendus pendant que je lui montrais des treillis desséchés qui dégringolaient du haut, tout, je parcourais toute la maison, remuant les décombres pour trouver les beaux vestiges de ce que j'avais laissé, de ce qui m'avait empêché d'économiser l'argent pour faire mes études tranquillement, qui avaient failli tout consommer et m'empêcher de partir.

Nous restâmes deux jours à la maison pendant lesquels, les frères qui habitaient Santa Fé, qui étaient venus passer les vacances de Noël, s'asseyaient pour rire, me voyant affairé à soulever les choses, à nettoyer, à remettre un peu d'ordre, comme si je luttais contre un monstre imaginaire, un monstre à mille têtes à qui, lorsque j'en coupais une, dix autres naissaient à sa place. Ils riaient. J'entends encore leur rire me signalant du doigt mais, maintenant, Ella peut me rappeler que c'était vrai, oui, ils riaient de ma défaite. Deux jours innommables où Zacharie avait fait semblant que Ella fût sa bonne qui était revenue, en lui commandant le repas, quand elle ne comprenait ni la langue, ni les coutumes, ne connaissait ni le manioc ni les bananes plantains, ni les épis de maïs ni les haricots rouges frais.

Pendant ces deux jours Coralie était restée assise, les mains sur les genoux, le regard perdu et un sourire sourd qui parcourait son visage hiératique, en même temps que tous vous l'appeliez «la folle». Je vous avais demandé du respect pour la femme de notre père, ce à quoi vous m'aviez répondu; «Mais…, ne sais-tu pas qu'elle est vraiment folle?». Vous m'aviez ensuite raconté qu'elle vivait en hôpital psychiatrique depuis trois ans, qu'elle était sortie seulement pour me connaître mais qu'elle allait y retourner à nouveau. J'ignorais tout, avec toutes les lettres laconiques de Zacharie, pendant ces six ans, me disant, «Nous allons tous très bien».

Le premier jour, donc, quand nous nous étions réveillés et avions voulu déjeuner, Zacharie m'avait demandé de dire à ma femme de lui servir son repas. Je lui avais répondu qu'il n'y avait rien pour faire à manger, que s'il me donnait de l'argent j'irais faire les courses mais que je n'avais pas d'argent local. Il m'avait répondu qu'il n'avait pas d'argent non plus, qu'il fallait que je me débrouille pour le servir. Finalement l'un d'entre vous était venu et m'avait amené au marché, me prêtant un peu d'argent. Ce jour-là Zacharie s'était assis à table à midi et demie précise et avait fait signe d'impatiente parce que sa bonne ne lui servait pas immédiatement le repas. Le deuxième jour il m'avait dit, voyant que son repas n'était pas servi à l'heure, de dire à ma femme de se presser, qu'il avait faim. Ella était désespérée à la cuisine, elle ne comprenait rien, ne connaissait ni les aliments ni les coutumes, elle se sentait piégée. J'avais répondu à Zacharie, qu'Ella n'était pas sa bonne, «Alors -m'avait-il dit-, c'est mieux que vous partiez». J'avais pu rester deux jours, seulement deux jours après six ans d'absence. Rien n'avait changé, sauf la maison qui était tombée en ruines, comme avant mon départ.

A Paris, six ans auparavant, ce ne fut guère plus long, juste une semaine, au bout de laquelle Luigi voulut rentrer chez lui en Italie pour passer les vacances de Pâques, voyant que je ne mordais pas à son hameçon. Après avoir posé les valises dans son antre misérable et être tombé littéralement des nues, je m'étais mis à pleurer sur le petit lit. Il était venu vers moi pour me consoler et avait commencé à me caresser l'épaule. Au seul contact de sa main sur mes vêtements je sentis une telle répulsion, impossible à dissimuler, que j'avais contracté tout mon corps en lui faisant sentir que son approche n'était pas de mon goût. Il avait mis ma réaction sur le compte de la fatigue et m'avait laissé me reposer un peu. Ensuite des amis à lui étaient arrivés et nous étions sortis manger dehors. Avec d'autres jeunes qui avaient l'air plus sympathique que lui, je m'étais animé et puis, pour la première fois, j'avais vu Paris. Nous avions pris le boulevard Saint Michel et puis nous étions allés rue de la Harpe. Je ne savais pas où donner de la tête, les petits restaurants, cette petite ruelle, tout cela, c'était du Balzac pour moi, cela ressemblait à tout ce que j'avais lu, rêvé, imaginé. Ces gens dehors qui n'avaient pas peur…, cela avait toujours été et reste pour moi le plus significatif, ces gens qui se promènent dans la rue, en traînassant, sans peur ! A Santa Fé, quand on marche dans la rue on court, on va vite, on regarde derrière soi, on serre son sac, on remonte sa montre, on a peur, peur, toujours et partout peur et, seulement lorsqu'on ferme la porte derrière soi, on se détend.

J'avais mangé du couscous pour la première fois de ma vie, c'était le premier plat que je connus en France, désormais associés pour toujours. Je m'étais égayé et, de l'égaiement, j'étais passé à l'extase. Tu m'imagines bien. De retour vers le placard j'essayais de regarder cette créature avec des yeux plus bienveillants et, bien que je n'aie pas tout compris de leur jargon à plusieurs langues avec ses amis, je lui avais aperçu un peu d'esprit en société. Mais, au fur et à mesure que nous nous éloignions des autres, il se rapetissait, il commençait à ramper, il devenait humide. En arrivant dans sa demeure, le drame commença. Car, forcément, il n'y avait que le petit lit pour tous les deux, il faisait très froid, c'était le l9 mars, il n'y avait pas de chauffage à part un conduit qui passait par là, avec de l'eau chaude, qui empêchait la pièce de geler.

J'avais dû me coucher dans le même lit que lui, question qui m'avait tourmenté pendant le dîner mais que j'avais essayé d'éviter, comme j'avais essayé d'éviter ce soir et tous les autres soirs qu'il me touchât. C'était très difficile, impossible de ne pas se frôler mais son seul contact m'était insupportable, aller plus loin m'était inimaginable. Après un combat dissimulé de toute la nuit et, voyant que j'étais fermé à lui, il comprit qu'il ne pourrait rien avoir de moi. Il commença alors son chantage subtile, abject. Il me disait que j'avais une allure d'arabe et que les français détestaient les arabes, ainsi que les latins, qu'ils étaient capables de m'attaquer s'ils me voyaient seul, qu'il fallait que je reste avec lui tout le temps, que je ne pouvais pas sortir tout seul et que, s'il sortait, je devais rester dans la chambrette, enfermé à clé, pour qu'on ne m'attaque pas. Il avait vu en moi un terrain propice pour développer la peur, inoculée en moi depuis ma naissance.

S'il sortait, il m'enfermait à double tour ou alors, je sortais avec lui et, à chaque fois, il faisait un détour par une rue différente pour rentrer, de telle façon que je ne me repérais jamais. Je trouvais Paris identique de partout, toutes les rues se ressemblaient pour moi et, quand un jour il m'avait laissé sans fermer la porte, je n'avais pas osé sortir, de peur de me perdre. Je me demandais ce que j'étais venu faire là, je ne voyais rien de Paris, je pleurais et, à qui faire appel? Penser retourner m'était plus insupportable encore que de rester. Ce fut une semaine atroce. Etant donné que les vacances de Pâques arrivaient il avait décidé qu'il partirait en Italie avec d'autres amis, il allait rester quelques jours à Rome dans un auberge avant d'aller chez lui. Comme j'avais tellement peur de rester seul à Paris, je l'avais supplié de m'emmener avec lui. Il ne voulait pas, vu mon attitude de rejet envers lui, mais, finalement, il accepta.

Je pris seulement quelques affaires avec moi et je laissai mes valises à Paris sous son lit. J'étais effrayé mais, dans le train, je me sentais déjà un peu plus libéré. Une fois arrivé à Rome et logé dans l'auberge de jeunesse, d'un coup, je me suis trouvé chez moi, sur un terrain connu. Mon italien était bien meilleur que mon français et je pouvais tout de suite m'exprimer, en dehors de Luigi, sommairement. Au bout de deux jours ils sont partis ailleurs, chez lui peut-être, avant de rentrer à Paris pour continuer leurs études après Pâques. Je ne me rappelle pas ce qu'il étudiait à Paris ni où il habitait en Italie, ni s'il était vraiment italien car il ne parlait pas l'italien de Rome. En revanche, moi, je me souviens que je sentais être, enfin, arrivé en Europe.

Rome fut tout pour moi. Rome fut l'art pour moi, l'art partout, l'art qu'on respirait dedans, dehors, l'art dans chaque détail, où on posait le pied, où on posait la main, où on posait le regard, ou on posait le coude pour s'appuyer. L'art était omniprésent et il ne permit pas que je me sentisse seul un seul instant. J'étais enivré, je connaissais tout par les livres et les études d'histoire de l'Art, je ne connaissais rien en même temps. C'était la même différence qu'entre la description d'un parfum et son odeur. Là, je respirais, je ne savais plus, je connaissais, enfin, je renaissais moi-même, tous mes efforts étaient récompensés par ces moments uniques, aussi forts, aussi fulgurants.

Je rentrais le soir à l'auberge, exsangue, du corps et de l'âme, après avoir pleuré, de joie, toute la journée, remerciant le ciel à chaque merveille que je rencontrais, je tremblais, je languissais devant chaque nouvelle retrouvailles. J'avalais Rome et, bien que persuadé que c'était impossible de la voir entièrement, ne serait-ce qu'en partie, je la déglutissais en entier, je la mordais à pleines dents, je l'embrassais tout entière dans moi. Pourtant je ne pourrais te décrire une seule œuvre et je pourrais te les décrire toutes, elles sont là, immortellement là.

Cette émotion, car elle était une seule dans son ensemble à m'emporter, du début jusqu'à la fin, c'est l'émotion qui m'a soutenu le reste de ma vie. Tous les efforts, toutes les souffrances pour arriver là étaient largement récompensés par ces oeuvres qui, comme des âmes pieuses, se trouvent partout pour se donner, elles ne demandent rien, elles donnent ce qu'elles sont puisqu'elles, elles sont.

 

 

Chapitre III
            Ardèche, 19 juillet 1999

Pendant tous ces jours où je t'écris, ici à la campagne, je peins dans les intermèdes de cette lettre ou, si tu veux, je t'écris dans les intermèdes de la peinture. Mon sujet est une âme. Je la peins et repeins, sous tous les angles extérieurs du corps où elle habite, sous tous les aspects, sous toutes les émotions et les pensées qui naissent en même temps que je la parcours. Je la peins indéfiniment, c'est cette plongée dans cette âme qui me donne les forces pour t'écrire. Où, est-ce de t'écrire qui me donne les forces de plonger dans cette âme?

Je peins ses yeux, une et une autre fois, j'y rentre et rentre encore et, sous chaque pli, sous chaque cil, je scrute, je me laisse aller, en contrôlant simultanément mes mouvements, en contrôlant ma technique, en contrôlant mes émotions. L'art est cet équilibre entre le laisser-aller et le contrôle, entre les émotions et la raison. Si me je laisse basculer d'un côté, ou de l'autre, l'oeuvre sera ou toute rationnelle, froide et décomposable, ou toute émotionnelle, brûlante et passagère. Cet équilibre est aussi difficile que subtil et ne s'atteint ni par un effort de volonté ni par une détermination intellectuelle. Cet équilibre est naturel, comme l'est l'équilibre de la nature quand elle est laissée à son propre rythme.

Je connais cet être, depuis qu'il est enfant, j'ai voulu le peindre quand il avait huit ans sans que avoir en être capable, je l'ai retrouvé quand il en avait dix-huit. Il était la même âme dans un corps changeant. Quand je l'avais revu, il y a deux ans, je lui avais demandé à nouveau de poser pour moi. Il se souvenait vaguement de poses lorsqu'il avait huit ans, mais il avait de longs souvenirs d'avant et encore avant, car nous nous parlions comme de vieilles connaissances, sans nous parler. Je n'avais pourtant pas eu le courage de donner suite à son assentiment et j'avais attendu un an encore, pour lui redemander, ayant son acceptation à nouveau. Quand les séances approchent, je suis dans un état paroxystique difficile à expliquer. Quand le modèle entre dans mon atelier, j'ai le sentiment que peut avoir une personne au bord d'un précipice et qui est prête à se lancer dans les airs, sans rien en apparence pour se protéger. Il est au bord de cet abîme et il croit dans le mystère qui va se produire mais, au moment où il doit sauter, le doute l'assaille et son corps se met à trembler, il hésite, il sait que s'il doute il s'écrasera au fond. C'est un homme de foi et, la foi est aveugle, c'est sa condition, pour vaincre le doute. C'est une bataille sans promesses car la foi n'assure rien si elle gagne, c'est son mystère, sa force. L'homme de foi respire et, en un instant, il s'abandonne. Il se laisse tomber dans l'abîme, les bras ouverts tendus au ciel, les pieds joints, les yeux fermés sans plus trembler, en paix. C'est alors que, quand la chute ne l'effraie plus, des ailes surgissent de ses bras, des plumes couvrent son corps, des griffes remplacent ses pieds et il vole, aussi naturellement qu'un aigle dans les airs, pouvant atteindre l'autre cime sans effort.

Quand le modèle rentre dans mon atelier, je doute. Je tremble, des gouttes de sueur perlent à mon front, mes mains deviennent moites. Quand j'attends qu'il se dénude, je vois le gouffre sous mes pieds, quand je m'approche de lui, le vertige grandit, jusqu'à ce que je ferme les yeux et que je m'abandonne, je me laisse aller dans la chute, laissant mes mains sentir sa chaleur jusqu'à ce que je sente des plumes sous mes doigts, mon oeil s'ouvre tel celui d'un aigle scrutant le lointain, mon corps plane couvert de duvet, je sors mes griffes et prends ce corps abandonné à moi au bord d'une falaise, je le soulève et le transporte dans les airs, comme un aigle transporte un serpent, non pas pour le dévorer, ni pour le tuer, mais pour l'offrir sur l'autre cime, celle de l'Olympe, aux dieux impatients de sublime.

C'est sa foi en moi qui lui permet de s'abandonner car, sinon, il se débattrait en l'air et risquerait de tomber dans l'abîme. C'est ma foi dans ce mystère qui me permet de m'y laisser porter, foi dans la transmutation car, si le doute subsiste, mes griffes restent des pieds, mes ailes restent des mains, ne pouvant pas porter l'offrande. Si, en cet instant, l'être qui vient se donner se couvre, s'il pense qu'il s'agit seulement d'ôter ses vêtements sans découvrir son âme, l'aigle ne peut pas non plus se développer, si leurs chairs s'attirent sans l'envol, il n'y a pas de transmutation, ils restent tous deux à terre. Quand le mystère se produit, quand l'envol prodigieux a lieu je reste muet, exsangue, au retour, tout l'effort de l'aigle est porté par mon corps d'homme terrassé et il me faut du temps pour me ressaisir.

Il y a des modèles qui sont pour moi comme de magnifiques récipients vides que je peux remplir à ma guise de ce dont j'ai envie, des visages dont je peux inventer l'âme. D'autres modèles, inversement, ont des récipients qui ne sont pas éblouissants mais dont le contenu est précieux. A travers les uns et les autres j'essaie de trouver le transcendant. Si un nectar divin est servi dans un récipient sale et repoussant, nul ne voudrait le déguster pour se nourrir de ses dons miraculeux. Si le récipient est magnifique et son contenu répulsif, même s'il arrive à attirer l'envie de le déguster, il détrompera très vite sa victime, qui le chassera de sa vue. On se trouve ainsi devant le fait que de précieux contenus pourrissent au contact des contenants infects et se contaminent de leurs microbes, comme des précieux contenants restent dans l'oubli avec leur contenu si ceux-ci sont immondes.

Je m'égare encore. Tu devras faire un effort pour suivre cette lettre décousue. Coudre…, c'est cela que j'essaie de faire, recoudre ma vie pour qu'elle puisse me vêtir ou me laisser, enfin, au bord du chemin.

Je te parlais des modèles… C'est à cause d'eux que je suis resté à Saint Sébastien lors de ce premier voyage de retour à Noël. Après que Zacharie nous mit à la porte, des amis nous avaient prêté leur maison pendant leurs vacances de fin d'année car, après les émotions de notre arrivée, vous nous aviez aussitôt oubliés, nous laissant passer les fêtes de fin d'année seuls, aussi seuls qu'on peut être seul quand on se sent seul parmi les siens. Finalement, au bout de deux semaines, l'un d'entre vous nous avait invité chez lui quelque temps. J'avais apporté, pratiquement occupant la moitié de ma valise, un gros album de photos, dont je te parlais auparavant, où j'avais essayé de résumer mes années de vie ici et je l'avais donné à Zacharie, en espérant qu'il se pencherait aussitôt pour tout apprendre sur ce qu'il ignorait de moi ici mais, il l'avait posé au-dessus de son armoire en me disant, «Je le regarderai quand je serai plus tranquille…». Il resta à cet endroit, durant les deux ans de notre séjour, sans jamais être ouvert, et Zacharie me dit en me le rendant, "Je n'ai pas eu le temps…"

Deux ans. Ce n'était pas ce que nous attendions quand nous avions séjourné quelques jours chez notre frère en préparant notre retour, et un de nos amis nous avait invité à dîner chez lui. Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, il voulait connaître Ella, nous présenter sa famille au grand complet. Ce fut une agréable soirée qui décida un bout de notre destin. Peu après notre arrivée chez eux, ils nous avaient présenté leurs enfants, qui avaient treize et onze ans. Quand j'avais vu le fils de treize ans j'étais resté songeur, une image avait supplanté l'autre, je l'avais vu avec une grande flèche, comme celles qu'utilisent les indiens de la forêt vierge où j'avais séjourné, planté au milieu de son coeur. Il me souriait pendant qu'il avait les mains attachées au-dessus de sa tête. Son corps était transparent, à travers lui je voyais le paysage de mon enfance, des terres rouges et arides, des arbres épineux qui essayaient de cacher le soleil aux pierres et aux ânes qui s'aventuraient à s'y promener. Pendant que je parlais avec les amis pendant le dîner, l'image ne me quittait pas, je regardais l'enfant et je la revoyais. C'était mon Saint Sébastien tellement cherché, le saint patron de notre ville. J'avais, pendant trois ans, fait poser plusieurs modèles, en France, pour faire ce Saint, c'était mon obsession, mon besoin du moment. Il avait fallu que je traversasse l'océan pour que, sans le chercher, je me sois trouvé avec lui, un enfant, quand je l'avais imaginé mûr, avec une seule et unique flèche quand j'en avais imaginé beaucoup, dans un paysage tropical quand je l'avais imaginé dans la Toscane, comme celui de Mategna.

J'avais demandé aussitôt à ses parents, sans penser aux conséquences, si je pouvais utiliser comme modèle un de leurs enfants si, bien sûr, il était lui-même consentant. Les parents avaient cru que c'était l'autre enfant que je demandais, parce qu'ils le trouvaient plus beau que celui auquel je pensais, donnant leur accord après l'éclaircissement du quiproquo. J'avais cherché Ella, au milieu de la réunion, et je lui avais dit, «J'ai trouvé le Saint Sébastien, nous restons ici, nous louerons une maison, il faut que je le peigne !».

Voilà comment s'était décidé notre séjour de ces années. Nous avions cherché, dès le lendemain, une maison, nous avions trouvé celle que tu as connu, plutôt laide, mais où j'avais peint pendant un an sans relâche, où j'avais fait le Saint Sébastien, le Christ Noir et tant d'autres. Il y avait eu, par la suite, toutes ces expositions, où j'avais eu tant de mal à vendre, n'arrivant pas à payer toutes les dettes que j'avais contractées pour louer cette maison et faire tous ces tableaux.

 

 

 

Chapitre IV
            Ardèche 20 Juillet 1999

Hier je te parlais de modèles et aujourd'hui je continue. Il y a modèles et modèles, il y a des modèles qui posent et des modèles à suivre, il y a des modèles de styles et des modèles de pensée.

Voilà ce dont je voulais me construire, un modèle de pensée à moi. Ce sont des choses, comme les modèles vivants, pour peindre ou sculpter, qu'on ne trouve pas sur commande. Du moins pas moi. Un corps pour un corps ne m'intéresse pas, si beau fût-il. Un modèle de pensée ne s'impose pas, ni ne se commande, un modèle de pensée est ce qu'on appelle un critère. A un corps et à un critère il faut une âme pour qu'ils soient des modèles qui m'intéressent. L'un comme l'autre, autant que l'amour, on ne peut pas les chercher, on peut seulement être ouverts pour les accueillir. Je ne cherche jamais un modèle, il arrive parce que je l'attends sans l'attendre. Pareillement pour les modèles de pensée, les critères de vie.

C'était après Rome que m'était arrivé ma rencontre avec le modèle de pensée, dont je viens de te parler. C'était à Florence, exactement où, je m'étais réveillé le beau matin du Jeudi Saint qui suivit mon arrivée en Europe. Je sais que c'était un Jeudi Saint car j'y étais allé pour accompagner un ami curé, originaire de Santa Fé, qui finissait ses études de théologie à Rome, et qui était lui-même allé pour aider aux nombreuses confessions qui ont lieu, durant la Semaine Sainte, à la cathédrale du Dôme de Florence. Comme je venais avec lui, j'avais été merveilleusement logé chez le Monsignore du Dôme. C'est en fait au Baptistère, rattaché au Dôme, que se situe mon histoire. Je ne vais pas te décrire les Portes du Paradis, qui y permettent l'accès et que tu connais si bien, ni toutes les merveilles qu'on trouve dès qu'on franchit cette porte. Non. Je vais directement à San Lorenzo, au tombeau des Médicis, là où se trouvent les sculptures de Michel Ange, le Jour et la Nuit, l'Aurore et le Crépuscule. C'est là que tout s'est passé, comme se passent les choses qui font basculer notre vie, en un instant, comme le sont les accidents pour les choses malheureuses, comme souvent arrivent, sans être remarquées, les choses heureuses.

Je connaissais ces sculptures par des livres depuis longtemps, je les connaissais sous tous les angles, ainsi que toutes les hypothèses et toutes les interprétations possibles qui avaient été faites sur elles. Quand je les avais vues j'étais resté muet et, peut-être, légèrement déçu puisque je les avais imaginées si monumentales, sans dimensions réelles…, que je les trouvais un peu moins grandes, un peu plus réelles ! Mais c'étaient des Michel Ange et j'étais là, je pouvais les toucher, les effleurer de mes doigts, les contempler à loisir de loin et de près, me regarder du dehors et me voir là, moi, qui étais arrivé à réaliser, avec mes propres efforts, mon rêve le plus cher.

Peu de temps après tout est arrivé. Enivré par mes connaissances je m'étais retourné pour regarder d'autres sculptures placées contre le mur de l'entrée en pensant, à priori, qu'elles étaient du grand Maître. Une, parmi elles, à qui personne ne prêtait attention, m'attira irrésistiblement. J'étais resté devant elle le souffle coupé, les joues enflammées, les yeux voilés. Quand j'étais revenu à moi je m'étais approché pour savoir comment elle s'appelait et j'étais tombé de mon piédestal du savoir car elle n'était pas de Michel-Ange.

Ce fut comme si tout l'immeuble de connaissances que j'avais construit, s'était écroulé. J'étais là, avec un sentiment très fort dans mon coeur, sans savoir quoi faire avec lui, à qui l'attribuer, avec la honte de l'avoir senti pour une oeuvre que je ne connaissais pas, qui n'était pas dans les catalogues, partageant l'espace avec le Maître de Maîtres, sans être de lui, lui ayant volé l'émotion que je lui tenais réservée.

En un instant j'avais vu passer devant mes yeux les centaines de peintures et d'oeuvres d'art que j'avais admirées, suivant les canons érudits, obéissant aux critères intellectuels. Avais-je vu et admiré, étais-je resté ému par toutes ces oeuvres ou était-ce seulement par la renommée qui les précédait ainsi qu'à leurs auteurs ? Comment distinguer entre le plaisir que donne la connaissance et l'extase que donne l'amour, si le premier empêche le deuxième de s'épanouir? J'avais déambulé dans les rues de Florence les jours que suivirent sans rien vouloir regarder. C'était vers mon intérieur que je me penchais, fouillant dans cet amalgame pour essayer de démêler ce qui m'était appris de ce que j'aimais du fond de moi-même. Puis, j'étais revenu dans les musées avec la détermination de ne plus regarder les étiquettes, avec les noms des auteurs ni les titres des oeuvres, d'apprendre à me laisser aller en faisant abstraction de mes anciennes habitudes. Peu à peu je laissais place à ce que me dictait mon coeur et, même si je ne pouvais pas effacer de ma mémoire ce qui était appris, je n'étais plus son débiteur. Je me laissais aller, non plus à prouver mon érudition, ni à l'enrichir avec de nouveaux apports, mais à recevoir.

J'ai appris, avec le temps, à me laisser captiver par des oeuvres dont j'ignorais la provenance et dont j'étais vierge d'information, en faisant ma propre connaissance. Je naissais avec elles, dans moi. Ainsi, je m'étais fermé à cette partie du monde de l'autorité, je n'écoutais pas ce que les autres disaient, je ne disais rien non plus car…, je n'avais pas les références de l'oeuvre qui m'avait séduit. J'avais compris qu'une telle connaissance n'étais pas partageable car elle avait lieu dans un domaine où l'on ne peut pas faire partager l'autre, celui de l'amour. Cela paraît paradoxal mais, comment pourrais-je, moi, t'expliquer pourquoi j'aime Ella ou te faire partager l'amour que j'ai pour elle ? Tu peux arriver à l'admirer, tu peux arriver à voir ses qualités, sa beauté apparente, même sa beauté profonde, tu peux agrandir sa vision sur elle si je m'efforce de t'en dire tout ce que je peux, mais, malgré tous mes efforts, tu n'arriveras jamais à l'aimer comme moi. Même si tu tombais amoureux d'elle, ce ne serait pas comme moi. Cela ne se partage pas, c'est une expérience unique et individuelle, exclusive, dont même le sujet aimé ignore la portée. Pour l'art, c'est la même chose. Je peux t'indiquer ses merveilles, je peux t'instruire sur ses lignes de composition, ses points, forts, ses gammes chromatiques, même ses prouesses techniques mais rien de cela ne pourrait te faire dire, du fond de toi, à toi-même, je l'aime. On peut arriver, par la raison, par l'intelligence à voir les qualités d'une oeuvre, comme on peut voir, par le même biais, les qualités d'une personne.

Une personne peut-être la plus intelligente du monde, la plus érudite, la plus douce, la plus belle et elle peut nous être antipathique. Ce sentiment peut aussi changer, à l'extrême opposé, sans que la personne n'ait rien fait pour cela. Sans savoir pourquoi, un jour, simplement, on la voit sous un autre angle, ou on voit un autre angle qu'on n'avait pas aperçu auparavant.

.Quand j'étais retourné à Paris j'étais allé à nouveau au Louvre et, au milieu de toutes ses oeuvres fameuses, j'étais tombé amoureux d'une peinture qui représente un homme jouant du luth. Contrairement à ma détermination, je m'étais approché de l'enseigne pour voir qui était l'auteur de tant de beauté et j'avais su que je n'avais jamais entendu parler de lui, jamais vu son nom dans tous les livres que j'avais lus. Un siège en face de lui m'avait permis de m'asseoir et je m'étais laissé envahir par lui, laisser qu'il pénètre par tous mes pores, qu'il prenne possession de moi. Je regardais ses yeux et je sentais son regard se perdre dans le mien pour toujours, je voyais l'émotion de ses joues remonter les miennes, l'hiératisme de sa position trembler légèrement à l'accord des notes qui s'échappaient doucement de son instrument depuis quatre cents ans, permettant d'être entendu par tous ceux qui, sans le vouloir, se laissaient attraper par sa discrète et profonde beauté.

En descendant à l'accueil du Musée j'avais cherché une carte postale de cette peinture, pour l'avoir toujours avec moi et, je ne l'avais pas trouvé. Depuis ce jour-là, et de cela il y a longtemps, chaque fois que je vais à Paris je vais le voir et, je sens comme il me sourit quand il me voit approcher, je sens son émotion, je m'assois en face de lui et nous nous regardons longuement, nous nous parlons doucement, puisqu'il est mon ami et nous avons beaucoup à nous dire. Je lui ai donné aussi un nom secret… Tout le monde passe à côté de lui sans le remarquer, puisqu'il ne figure dans aucun catalogue, mais je sais qu'il attend discrètement que je retourne le voir et j'entends toujours les notes de son luth qui m'accompagnent partout.

 

 

 

Chapitre V
            Ardèche, 21 juillet 1999

Il y a des gens qui ne supporteraient pas d'être toute la journée, avec le regard fixé sur un point et… être heureux.! C'est pourtant ce qui m'arrive, quand je réussis à avoir un silence parfait et la paix autour de moi. Je peux rester des heures sans me rendre compte et, tout d'un coup, je me lève et je me trouve en train de peindre, ou d'écrire, ou… de regarder un autre point, depuis un autre fauteuil ou un autre lit.

Cependant, c'est à cause de cela que j'avais souffert quand j'étais enfant. Je détestais le football, le basket-ball, et tout ce qui finit en ball. Je n'ai jamais compris ni le sens, ni les règles ni les buts de ces jeux. Ils m'étaient étrangers comme il est étranger aux autres de passer leurs journées enfermés dans un lieu, seuls, le regard fixe, heureux. Je me souviens que lorsque Zacharie me trouvait dans cette position, absent, il me disait une phrase dont je n'ai toujours pas compris le sens qu'il voulait lui donner. «L'oisiveté - disait-il - , est la mère de tous les vices», après quoi il m'ordonnait de bouger, d'aller jouer avec les autres. Cette phrase est en réalité assez pleine de sens, selon ma version et non pas comme il voulait me la faire comprendre.

Puisque…, c'est toujours une question de version, pour lui, me voir étalé sur un lit, les jambes écartées, les bras tombés par terre, le visage tourné et les yeux hagards, c'était malsain. Ce qu'il voyait en réalité, si je regarde à travers ses yeux, c'était vraiment cela. Je ne pourrais pas te dire que si j'avais un enfant et je le voyais ainsi vautré cela ne me désespérerait pas. Je ne saurais pas te le dire puisque je n'ai pas d'enfants et, dire le contraire, serait une pure spéculation de ma part pour me justifier. Mais…, l'un voit avec les yeux du dehors un corps inerte, dans la fleur de son âge, croyant que ce corps devrait bouger, courir, pour se muscler, grandir et que, s'il perd ces années-là, il ne les retrouvera plus jamais, son corps sera faible et il lui reprochera de ne pas l'avoir obligé. L'autre voit avec les yeux du dedans, tout ce qu'il peut faire, qui n'existe pas, bougeant son esprit pour essayer de voir ce qui n'est pas encore visible, musclant son âme aux rudes épreuves de la création, fortifiant sa foi, seule véhicule possible, pour ne pas se reprocher plus tard, de ne pas avoir assez cru ! Peut-on obliger quelqu'un à jouer? On peut l'obliger à courir, on peut l'obliger à bouger son corps, mais pas à jouer. On ne joue pas avec son corps mais avec son âme ou on ne joue pas, on s'agite. Si je n'ai jamais appris à jouer aucun de ces jeux-là, ce n'était pas par rébellion, ni par mépris intellectuel, ni par envie d'être différent. Si je ne l'ai pas fait c'était bien malgré moi car cela aurait été un moyen de me faire accepter dans tous les groupes, soit ceux des frères, cousins et amis de la maison qui formaient ces parties, soient ceux de l'école, du lycée ensuite, où j'étais banni. J'avais pourtant essayé, à de multiples reprises, mais ce n'était que pour me faire insulter des pires manières puisque, une fois sur le terrain, j'essayais de m'appliquer à faire ce qu'on me disait de faire et puis, la balle partait de l'autre côté et, le temps qu'elle revienne, je n'étais plus là, je regardais partir la balle et je partais avec elle, je m'absentais, je ne sais pas où j'allais mais seulement je me rendais compte d'être parti quand j'entendais crier mon nom avec rage, en choeur, je voyais des mains et des bouches qui gesticulaient et vociféraient sans que je comprenne pourquoi. La balle était passé à côté de moi de retour et je ne l'avais pas vu. Ou, parfois le temps de revenir, je courais vers elle et, comme j'étais ailleurs, je frappais à côté, jamais au bon endroit, faisant que des sifflements rugissaient de partout, des cris de vengeance, de rires de l'autre bande qui gagnait grâce à moi. Alors, je fus écarté sans que cela me déplaise, bien au contraire. Ce n'était pourtant pas toujours si facile de pouvoir l'éviter, à l'école certains jours c'était obligatoire et, à la maison, malgré vos protestations, on vous obligeait à me compter dans vos équipes.

Même au séminaire, où on pourrait croire que parmi les jeunes enfants qui avaient choisi la voie de la prière et de la méditation, les jeux de ballon n'étaient pas leur prédilection, au contraire ils les aimaient beaucoup et, même si leurs colères étaient, envers moi, moins injurieuses et obscènes, ils n'étaient pas moins mécontents de me voir dans leurs équipes. J'avais trouvé, puisque le séminaire se trouvait à la campagne, un énorme sapin où je pouvais grimper comme sur une échelle et atteindre les sommets sans peine. La-haut, à l'abri de tous les regards, je me cachais en profitant de ce merveilleux spectacle qui donnait, vu du haut, sur les hauts plateaux de la cordillère. Je me laissais aller à mes rêveries sans fin et si le surveillant ne s'en n'était pas aperçu, aucun camarade ne réclamait ma présence pour jouer à quoi que ce soit.

En revanche il y avait un jeu que j'exécutais volontiers, même en public, parce qu'il n'était pas un jeu d'équipe, c'étaient les échasses. J'excellais dans ce jeu et c'était moi qui avait apporté une paire de chez nous, que ma mère m'avait fait faire par un menuisier, suite à une séance de cirque où je l'avais suppliée de me trouver des engins pareils pour jouer. Peut-être, comme ils devaient désespérer à cause de mon inactivité physique, avait-elle accepté, bien que Zacharie eût peur que je ne les offre encore, comme je l'avais fait auparavant avec ma patinette.

J'adorais mes échasses. Au début j'étais le seul à en avoir au séminaire bien que, plus tard, c'était devenu la mode et d'autres échasses avaient fait leurs apparitions. Je savais courir, monter et descendre des escaliers, sauter sur une seule échasse et rester immobile, et les professeurs avaient bien du mal à me faire descendre d'elles pour aller en cours. Comme je les aimais tellement et que je devais faire très souvent la lecture au réfectoire, pendant les repas, le directeur avait accepté que je me les attache aux jambes et je lise ainsi. Je ne sais pas pourquoi je lisais presque tous les jours au réfectoire, à haute voix, pour tous les séminaristes, puisque j'étais le plus jeune enfant du séminaire et que, j'imagine, des plus âgés devaient lire bien mieux que moi. C'était une coutume religieuse, pour faire taire les enfants et leurs vacarmes, avec les assiettes en métal. En trouvant un bon roman tout le monde mangeait dans le silence le plus absolu, ne perdant pas un mot de ces histoires qui nous permettaient de nous évader de ces lieux. Ils étaient lus par épisodes et, le directeur, savait faire arrêter la lecture quand la tension et le suspens de l'oeuvre étaient à son paroxysme. De cette manière, au repas suivant, la lecture était attendue avec impatience. On devait lire une heure de suite, à haute voix, pour une centaine de personnes, on ne devait pas sauter un seul mot, ni faire de mauvaises ponctuations, ni être trop plat, ni trop enflammé, un art qui donnait au lecteur, à la fin, un repas différent des autres élèves, tout à fait mangeable, celui des curés. Je me demande si ce n'était pas une astuce du supérieur pour que je puisse bien manger, étant donné que j'étais tout le temps malade du ventre, que je vomissais tout, que j'avais des hémorroïdes mais, c'est peut-être un argument de ma part pour me démériter et ne pas accepter que, peut-être, je lisais très bien. Je me rappelle que quand il y avait de mauvais lecteurs, les protestations se faisaient sentir par les bruits de chaises, les bruits des assiettes, des «…quoi ?», sortis du milieu du réfectoire, demandant de répéter ce qu'ils n'avaient pas compris. Il y avait aussi les postulants lecteurs, qui disaient que j'étais choisi parce que j'étais le chéri du proviseur. Cela me vexait beaucoup mais, d'un autre côté c'était vrai que je l'étais. Cet homme c'était épris de moi avec une telle passion, une telle ardeur, que je devais signifier pour lui l'enfant qu'il n'avait pas eu, ou celui qu'il aurait voulu avoir été. Sa passion me réconfortait bien que, parfois, elle me gênât à cause des, moqueries des autres mais j'aimais sa tendresse, sa protection des abus d'autorité d'autres professeurs envers moi, j'admirais l'habileté de ses mains, car il taillait la pierre avec une dextérité incroyable à mes yeux. Autour de moi on chuchotait des choses que je n'ai comprises que des années plus tard. La seule chose que je sais c'est que cet homme m'avait aimé et que son amour, même s'il pouvait paraître équivoque, et il pouvait le paraître bien qu'il ne l'était pas, son amour je le garde encore en moi comme un cadeau. Je l'ai revu souvent, des années après, quand j'étais étudiant à l'Université et, puis, bien après quand j'ai fait ma première exposition à Santa Fé. Il m'avait dit d'un ton triste, «Tu n'as pas dit à la presse que j'étais ton premier maître dans l'art». J'avais seulement neuf ans quand il avait réalisé un chemin de croix en pierre, pour l'église toute neuve qu'il venait de faire construire. Une des stations était, «Jésus est dépouillé de ses vêtements» et il l'avait symbolisé, pour simplifier la taille et concentrer le sujet, avec une main au poing fermé qui tirait un morceau de tissus. Je ne sais pas si c'était ses explications, ou ses mains en train de taper le burin pour réaliser les hauts reliefs, mais je trouvais toute une légende, une métaphore, simplifiée dans cette main. Quand je l'avais vu accroché à l'église j'étais ému d'avoir été présent à sa réalisation. Il exerçait souvent devant moi sa passion pour tailler, pour dessiner, quand les autres partaient en promenade et que je restais seul avec lui à cause de ma santé fragile, comme avec ma mère quand vous partiez à la campagne et que je restais seul avec elle pour faire aussi de la sculpture, étant ainsi mes premiers et seuls enseignants dans l'art puisque j'avais vu avec eux le plus important qu'on peut voir, l'amour qu'ils portaient à leurs oeuvres. Peut-être qu'il sentait en moi l'amour naissant de l'art, pouvant le partager en créant devant moi. Il est un des souvenirs que je peux sauver de mon passé sans douleur. Il est mort maintenant et j'espère que, de là où il se trouve, il se souvienne de moi et m'accompagne. Il a rejoint ce groupe d'amis de l'au-delà où je puise mes forces quand je suis à bout.

Vois-tu, j'ai commencé cette lettre d'aujourd'hui en te parlant de l'oisiveté et j'ai fini par te parler…, d'art. N'est-ce pas celui-ci le sens caché de l'oisiveté, le sens double des apparences ou, simplement, ma version à moi d'oisiveté ? Un homme couché, avec l'air de ne rien faire, ou il s'ennuie et alors, pour sortir de cet état il cherche un vice, une action destructrice, un crime ou, ce même homme couché, avec l'air de ne rien faire, est en train de voir d'autres mondes pour pouvoir ensuite venir les communiquer aux autres à travers l'art. Peut-être l'oisiveté est alors la mère de tous les vices ou de tous les arts. C'est pour cela que l'homme d'art est toujours en train de marcher sur une corde raide et qu'il a, en cas de chute, le vice à ses pieds pour l'accueillir.

Avoir été jugé pendant une longue enfance, une longue adolescence, comme un oisif en train de faire germer des vices dans sa tête, n'a fait que donner corps aux ragots, quand ils sont apparus sur la voie publique. Mon apparente insouciance du corps, mon refus de tous les jeux brusques, mon indifférence pour les autres jeux, rajoutée plus tard à ma peur d'être en public pour ne pas entendre les insultes sur ma personne, ont fait de moi un paria des gens de mon âge. Je ne me trouvais à l'aise qu'avec ma mère et ses amitiés, ses activités où, tout d'un coup, mes vices devenaient des qualités, comme qui bascule d'un monde à un autre où les valeurs sont opposées, où ma non-force était comprise comme délicatesse, ma non-brusquerie comme raffinement, ma non-grossièreté comme amabilité, ma non-virilité comme beauté. Tout ce qui dehors provoquait sarcasmes et rires, chez elles provoquait louanges et admiration. Dans son cercle j'étais beau, aimable, poli, attentif, généreux et, même, drôle. J'avais trouvé de l'amitié parmi ces dames, souvent très âgés, qui avaient des goûts communs avec ma mère, qui faisaient de la peinture, de la poterie, de la haute couture, ou qui avaient de beaux jardins. Tous les domaines de la vie où on développait les sens et le plaisir par la voie de la douceur. Car, dans l'autre monde, ils trouvaient aussi le plaisir des sens mais, par la voie de la douleur. La chasse, la pêche sportive, ne sont-elles pas une voie douloureuse ? Quand je voyais Zacharie arriver, après une fin de semaine de chasse, avec ses gibiers, en les brandissant de sa main par leur pattes, pour bien montrer son triomphe, je le trouvais si pitoyable après notre journée à ma mère et moi, où nous nous étions consacrés à créer avec de l'argile, du plâtre, des fusains, des formes qui allaient inspirer aux autres des sentiments élevés ! Lui, Zacharie, incarnait la mort, le crime, elle, ma mère, incarnait la vie, la création. Tu me diras que je mangeais bien les gibiers et, bien, quand je vois des animaux entiers dans mon assiette, cailles et poissons, j'ai une envie irrésistible de vomir, comme si je voyais des cadavres. J'étais allé, obligé par Zacharie, à ses séances de chasse et, s'il existait des séances de martyre à représenter, ce seraient celles-là que je choisirais. Il y avait une telle cruauté dans tous ses gestes, une telle préméditation du crime impuni ! Ses pauvres animaux traqués, massacrés, que souvent il ne ramassait même pas pour les manger puisqu'ils n'étaient pas la proie recherchée, ou c'étaient des animaux bébés ou, pire encore, ils tombaient dans des endroits inaccessibles où même ses chiens dressés ne pouvaient y accéder. Tout cela me révoltait. Il fallait rester en silence, accroupi dans un coin, me sentant complice involontaire d'un crime que je refusais mais, auquel j'étais obligé d'assister, pour devoir garder silence, comme tous les complices involontaires sont obligés de se taire. Quand je réussissais à m'esquiver de cette obligation et qu'il rentrait à la maison avec ses trophées de chasse, je devais faire semblant de me réjouir aussi, faute de quoi j'avais droit encore à des injures sur mon manque de virilité pour ne pas aimer tuer.

Je voyais tous les jeux masculins du même oeil, tous ces jeux où le but était la compétition, où la stimulation était celle de gagner. Pas un seul geste gratuit, plaisant en soi, se comblant de lui-même de sa réalisation. Il n'y a que l'art qui est gratuit, dans son sens profond, même s'il a été monnayé, puisqu'il reste, sans que l'auteur continue à gagner depuis l'au-delà.

J'aimais beaucoup, j'aime toujours autant, nager. Comme j'étais bon, Zacharie avait voulu très tôt me mettre en compétition, et j'avais dû faire un simulacre de noyade pour qu'il arrêta de m'y obliger. J'ai horreur de tout ce qui est compétition, où tout est déformé, tout est détourné de son sens initial, où il faut que les gens se prouvent qu'ils aiment ce qu'ils font en se confrontant aux autres, pour prouver qu'ils sont meilleurs, plus forts. Peut-on, en amour, être meilleur qu'un autre? On ne parle pas des compétitions en amour comme on ne devrait pas en parler en art. Il y a de ces choses dans la vie qui n'ont pas de valeur relatives…

Je peins depuis vingt-cinq ans en silence, caché. Ce n'est pas mon but, ni mon intérêt, mais j'ai commencé à me cacher pour me soustraire à toute cette compétition dans laquelle je commençais à être lancé, les salons de peinture où on décerne des prix aux meilleurs, comme si on pouvait dire qu'il y a un meilleur! Même l'art est victime d'un tel critère. Car c'est de cela qu'il s'agit, de critère. Quand je me refusais d'apprendre à tirer aux armes à feu, c'était un critère à moi, puisqu'avec un fusil on ne peut que tuer. Si le but était seulement de faire du tir au blanc, on ne se donnerait pas tant de peine à développer les techniques des armes à feu et on se contenterait de fléchettes avec des ventouses.

Tu me diras qu'on peut tuer avec tout, c'est vrai, on peut tuer avec n'importe quoi mais, on ne fait pas les choses pour tuer, même si on les utilise pour cela. Tu me diras aussi qu'il faut savoir se défendre mais, si tout le monde s'arme pour se défendre, il y aura forcément des attaquants et des attaqués et, ce n'est pas en s'armant davantage qu'on peut arrêter l'escalade. Tout ce qui se passe dans les domaines du très particulier, de l'infiniment petit, se passe dans le domaine de l'universel, du infiniment grand. N'est-ce pas cela le critère des nations avec l'armement ? N'est-ce pas le critère des nations celui de la compétition ? N'est-ce pas le critère des nations celui du plaisir par la douleur et non pas par la douceur ?

Si ce n'était pas ainsi ne verrait-on pas que, de tout ce dont je te parle, ces petites choses qui ont ruiné ma vie, des petites choses communes partout mais pas à tous, sont similaires aux choses globales sur terre ?. De la même façon que le chasseur ne va pas dans son jardin chasser ses propres bêtes, ses chiens et ses oiseaux, ses chats ou chevaux, de la même façon les nations ne chassent pas chez elles. Comme le chasseur qui, pour traquer un petit renard, utilise des centaines de chiens et des chevaux, les nations le font avec des proies isolées et faibles par rapport à la force qu'elles déploient.

Zacharie chassait-il parce qu'il en avait besoin pour nous nourrir et se nourrir lui-même ? Son congélateur était pourtant plein mais, lui, il ne savait pas quoi faire à la maison ou à la campagne, sans tuer. Qui était donc l'oisif, lui ou moi ? Ou, quel type d'oisif était-il donc ?

 

 

 

Chapitre VI
            Ardèche, 24 juillet 1999

Je te raconte ces morceaux hachés de ma vie sans suivre un fil directeur, tels qu'ils remontent à la surface, appelés quelquefois par ce que je vis aujourd'hui ou ai rêvé hier soir, d'autres fois par les pensées qui s'incrustent depuis le réveil, qui viennent et reviennent au cours de la journée, comme les bulles d'air d'un noyé qui essayent d'indiquer au passant que là, à ses pieds, au fond de ces eaux tranquilles, un être se meurt. C'est celui qui est au fond de moi, de ma surface apparemment tranquille, qui dégage ces bulles d'air dans ses derniers râles, pour que les passants ne voient pas que la surface immaculée, pour qu'ils comprennent que je me meurs.

Pourquoi me suis-je toujours donné tant de peine à garder cette surface impassible, d'un calme irréprochable ? Souvent ce calme peut sembler celui de l'être fat, qu'aucun remous intérieur ne peut atteindre ni perturber, à qui lui est étranger toute chose qui ne soit pas l'apparence. Cette péjorative fatuité m'a peut-être été nécessaire et me l'est toujours car elle est aussi porteuse d'autres dons.

Si on jette de grosses pierres dans une rivière tumultueuse, cela ne change ni son apparence, ni son essence profonde mais, si on jette le moindre grain de sable dans un étang où les eaux se trouvent en repos absolu, où le reflet du ciel peut se poser sur sa surface sans le perturber, il produira des vagues concentriques qui s'agrandiront au fur et à mesure qu'elles s'éloignent de leur cause, changeant ainsi et son apparence et son essence, car le ciel ne peut plus se réfléchir, devant attendre que le grain de sable touche le fond pour que les vagues se dissipent.

J'essaie de faire de ma vie un étang pour pouvoir refléter sur ma surface l'objet de ma contemplation, ma vision du ciel.

Dans cette recherche de quiétude, perçue du dehors comme une grande platitude, je vois les passants m'éviter, peut-être de peur de voir leur reflet sur cette surface impassible et, en fuyant leur image, ils me fuient. Qui donc verra le reflet du ciel ? Si je laisse sortir les bulles de mes souvenirs, je pourrai attirer l'attention de ces passants qui, en regardant ces manifestations de vie provenant de cet étang, où les eaux sont mortes en apparence, s'inclineront sur ma surface et pourront se voir ou, voir le ciel de leurs propres souvenirs.

De cette façon Narcisse renaîtra. Lui qui, ayant entendu les appels de la Nymphe dans l'eau, s'approcha de la surface et vit son reflet, ne sachant pas de qui s'agissait et, voulant embrasser cette beauté dont il tomba amoureux, se noya.

Nous avons des perceptions de nous mêmes qui ne correspondent pas à la réalité de nos corps, car nous percevons un corps intérieur, immuable et éternel, dont nous ne savons pas donner des nouvelles. J'ai connu une dame très âgée qui était devenue extrêmement grosse, qui avait beaucoup de mal à bouger mais qui était, malgré cela, extrêmement gaie et aimable, faisant devenir inoubliables les moments que je passais avec elle. Ce qui me frappait le plus c'était une phrase qu'elle disait tout le temps. Elle me disait, en se touchant la poitrine de son poing fermé, «Ici, dedans, je sautille, je cabriole, je suis jeune, je suis légère…». J'associe cette image au jeune homme que je continue de peindre pendant que je t'écris. Je l'ai connu quand il était âgé de trois ans, il a vingt aujourd'hui et, il est toujours le même, comme cette dame invalide était la même que jadis, n'étant pas la perception d'elle celle que je voyais mais celle qu'elle voyait depuis son for intérieur, jeune encore et pour toujours, pouvant sautiller et caracoler en l'air. Ce n'est que le corps qui passe d'enfant à vieux mais, l'autre, celui qu'on appelle l'âme, celui-là reste toujours le même, celui-là se voit adulte quand on est enfant et, quand on est vieux, se voit jeune. C'est celui que chacun sent immuable à l'intérieur de soi, acceptant tant bien que mal l'enveloppe qu'il porte, le voyant grandir, mûrir, vieillir, sans qu'il ne puisse rien faire pour arrêter cet irréversible processus. Ce moi-là peut alors établir avec l'autre moi, celui du corps, des liens différents, soit d'amour, soit de mépris, soit de haine.

Cette enveloppe je l'observe, je la soigne et je l'aime. Je sais qu'elle n'est que mon enveloppe, qu'elle m'a été prêtée, ou donnée, comme un cadeau périssable et que, tant que je l'aurai, je pourrai faire des choses avec elle, dans la mesure où je prends soin de ne pas l'abîmer. Ce corps-là est le cadeau de la vie. Sans lui, cet autre être, moi, je ne pourrais rien faire sur terre, ni la conserver, ni la transformer, ni évoluer ni aider à évoluer les autres. Sans ce corps je ne pourrais pas profiter des merveilles de la nature, je n'aurais pas d'yeux pour voir les spectacles éblouissants que nous offre la terre, ni de nez pour sentir les arômes, ni goût ni tact, ni ouïe pour entendre les mélodies de la terre. Avec ces yeux je vois aussi les horreurs que fait l'homme, j'entends avec l'ouïe les bruits de l'homme, je sens avec le nez les odeurs nauséabondes de l'homme, parce que l'homme ne s'est pas penché sur son image, comme Narcisse, pour s'aimer. Dans ce mythe, où on ne veut voir que la punition pour trop aimer sa propre image, on oublie la disparition de Narcisse, une fleur est née au bord de l'eau et qu'elle porte son nom car, après s'être plongé dans la contemplation de soi et s'y être noyé, on renaît sous une nouvelle forme.

Cet amour, toujours blâmé, est une plongée dangereuse, si on se trompe et si on ne va pas jusqu'au bout, jusqu'au fond de l'étang, jusqu'à se noyer. Elle est dangereuse quand, en tombant dans les bras de son reflet, on voit son image se dissiper et on perd la foi, ne sachant pas qu'elle est partie au fond et que c'est là qu'il faut aller la chercher, commençant à frapper la surface pour la voir réapparaître et, plus on frappe, plus elle se dissipe, épuisant notre corps à vouloir la faire rester à la surface, jusqu'à perdre les forces, plongeant à jamais pour ne plus renaître.

Bien qu'on m'ait toujours interdit de me regarder dans une glace, je l'ai toujours fait. C'est devant elle que j'ai vu mon corps devenir adulte. Je me rappelle les merveilles de cette transformation, je me rappelle comment je regardais mes membres grandir, tout en ayant conscience de ce fait. Je passais des heures enfermé dans la salle de bains, en faisant mille manoeuvres pour arriver à voir tout mon corps devant la glace, petite et haut placée. Quand mon sexe avait commencé à grandir, je devais grimper sur le lavabo pour l'observer et le voir en face, car ce n'est pas la même vision du haut, où nos yeux sont placés, que dans le reflet d'une glace, même si on se voit inversé. J'assistais à ce spectacle de la transformation subite de mon sexe du dehors, comme un agriculteur devant son champ de maïs regarde pousser ces plantes jour après jour. Je regardais simultanément l'apparition de la pilosité, bien que rare sur le reste de mon corps, comme une robe d'ombre pubienne qui s'assombrissait avec les jours, annonçant une maturité qui arrivait râlante, comme les bourdons arrivent sur le champs de maïs annonçant leur prochaine récolte. C'était une révélation de la nature devant mes yeux qui avaient considéré mon corps, jusqu'à lors, ou un outil de prières ou un objet de moquerie. Bien que nous fussions si nombreux pour les trois salles de bains de toute la maison, j'arrivais à m'enfermer, les heures pendant lesquelles vous faisiez la sieste, pour m'observer. C'était une analyse minutieuse, comme j'ai continué à le faire tout au long de ma vie. Ce n'était pas pour composer des visages devant la glace et pouvoir les utiliser après, dans le théâtre de la vie, c'était, c'est, une observation extérieure de mon corps en train de muter, de mon corps comme quelque chose qui m'appartenait, avec lequel le monde m'identifiait, mais qui n'était pas totalement moi.

Je prenais conscience de mon moi physique, comme d'un objet dans lequel j'étais. J'avais commencé à aimer ce corps que je portais depuis ma petite enfance, non pas avec les yeux de quelqu'un du dehors, mais de quelqu'un du dedans, admirant son évolution, admirant ce corps qui se transformait et que je pouvais observer sans que moi même je me transforme. Je te parle de «moi» et de «je» car, si je te parlais de «nous» ou de "on", je t'inclurais dans ma perception des choses. Peut-être est-elle commune à tous les hommes mais, comme je ne suis pas dans leur peau, je ne m'aventure pas à l'affirmer, même si je peux le croire.

Avec ma vision ce corps m'a toujours été étranger et, en même temps, m'a toujours appartenu. C'est contradictoire, - me diras-tu - mais, pas autant que cela. Etranger dans la mesure où je le contemple du dehors, où je vois ses transformations dues au passage du temps, mais que ne concernent ni n'impliquent des transformations dans ma façon de penser ou sentir. Je ne me suis pas senti obligé de vieillir intérieurement, de vieillir dans mes croyances à l'unisson avec mon corps, en changeant d'aspect, comme si ce qu'on croit à un certain âge n'était vrai que pour cet âge puisque, alors, toute notre vie ne serait qu'un long gaspillage de fausses et éphémères croyances, de fausses Foi qui ne feraient que s'enchaîner, nous mentant à chaque moment de notre vie et nous lâchant au passage suivant.

Ce n'est pas forcément faux ce que j'ai cru quand j'avais dix, vingt ou trente ans, et ce n'est pas forcément différent. Quand j'ai eu vingt-deux ans et que j'avais abandonné les offres de faire une brillante carrière, pour me lancer dans l'aventure de mon voyage et de ma recherche, ce n'était pas parce que j'avais cet âge-là que cela n'est plus valable aujourd'hui. Je ne m'étais pas trompé de voie dans le choix de mes études, j'avais pris ma voie à moi pour me préparer à l'art, je considérais et je considère toujours que, pour être artiste, s'il y a des études à faire, ce ne sont pas des études de Beaux Arts qu'il faut réaliser mais, plutôt, des Humanités. A l'âge que j'ai aujourd'hui, je ferais le même choix à nouveau, si je voyais qu'il y avait une nouvelle voie à emprunter à partir de maintenant. C'est de choisir dont il s'agit.

Quand je fais un tableau je choisis des couleurs, je choisis des formes, je choisis des sujets, je choisis des espaces et tout le reste. Ce n'est pas pour autant que j'abandonne les autres couleurs que je n'utilise pas, ni les autres sujets que je ne fais pas, simplement je dois choisir parmi la totalité parce que, sinon, je ne pourrais pas faire un seul tableau. Je dois ignorer que d'autres choix existent et je laisse agir mon moi interne, celui que j'essaie de voir dans le reflet de mes yeux ou, peut-être, dans la façon comme il agit sur mon corps.

Pour faire un autre tableau je dois faire un autre choix, différent de l'autre car, sinon, je ferais toujours le même, à l'infini. Dans ma vie, je suis prêt à changer de palette, ou de sujet, ou de support si cela est nécessaire pour faire mon prochain temps. C'est le corps qui va me donner les clauses de cette vie. Comment ne pas l'observer alors, le connaître, le scruter, si c'est lui qui me permet de vivre selon ses conditions? En même temps qu'il est mon commanditaire, ma limite, mon dehors, il est aussi moi, mon dedans, puisque je suis dans lui. Je peux aussi l'abîmer, accélérer l'épreuve du temps, le détruire même en sachant que mon moi devra subir les mêmes précipitations.

Le miroir me permet de maintenir cette distance. Je passe des heures à observer, soit les muscles qui bougent quand je lève un bras, soit tous les efforts que fait le corps pour ne pas tomber, en cherchant son point d'équilibre, quand je reste sur un pied, soit d'autres gestes ou mouvements, connaissant mieux ainsi ce merveilleux réceptacle où j'habite. Je me regarde dans les yeux, en scrutant que-ce que je veux, qui suis-je, pourquoi suis-je venu là, dans ce corps qui me permet de me voir. Le miroir me permet de respecter ce corps emprunté, qui a une durée limitée, que je peux user ou abuser, que je peux caresser ou frapper, conserver ou détruire, développer ou diminuer, protéger ou abandonner. Le miroir me permet de voir dans ce corps une maison où se loge mon moi, une maison donnée par la vie pour que je la laisse se réfléchir dans les eaux calmes de mon étang et que d'autres êtres puissent se regarder et voir à leur tour leur maison, donnée par leur vie, pour qu'ils la laissent se réfléchir dans les eaux calmes de leurs étangs et que d'autres êtres puissent se regarder et se voir à leur tour…

 

 

 


            Chapitre VII
            Ardèche, 26 juillet 1999

Hier je te parlais du corps où je loge actuellement. Aujourd'hui je voulais te parler de la maison où loge mon corps à son tour. Car, si j'ai besoin de lui pour loger sur terre, il a besoin à son tour de se loger en quelque endroit précis, puisqu'en rendant mon séjour temporaire il le rend aussi spatial. En ce moment mon corps devient moi, il s'intègre à moi, il n'est plus un étranger. C'est donc la maison qui va me permettre de rendre ce séjour possible.

Je recommence. Je voulais parler des maisons aujourd'hui. Je ne sais pas exactement pourquoi, ni exactement quoi, mais je vais essayer d'ouvrir cette vanne qui s'appelle maison. Je t'ai déjà parlé, peut-être à tort ou par redondance, de la nôtre, où je suis né, où nous avons vécu notre prime jeunesse. Je t'ai parlé de l'autre que j'habite en ville ici en France, où plutôt où je m'abrite avec Ella des intempéries du moment, en attendant de quitter ces lieux.

Je ne t'ai pourtant pas parlé des autres multiples maisons que j'ai eues, seul d'abord, ensuite avec Ella. Non pas de celles où nous avons plus ou moins longuement séjourné, ni de celles de passage, des amis, des hôtels, des meublés que nous avons eu dans nos multiples déplacements. Non, des maisons que nous avons habitées mais pas forcément aimés. Tout au long de ces longues années où nous avons essayé de bâtir cette oeuvre, Ella et moi nous nous sommes débattus avec les logements et, comme nous n'avons pas les moyens de trouver ce qui nous conviendrait, nous avons dû nous replier, aux premières urgences, pour survivre, en continuant le travail.

Il y en a une, dont je vais te parler aujourd'hui. Elle est, je te le dis tout de suite, un souvenir inexplicable, énigmatique. Après un séjour d'un an sur la côte des Caraïbes, dans un appartement meublé au bord de la mer, ne trouvant pas d'autres lieux d'habitation où je puisse travailler, nous avions suivi les conseils que les conquistadores eux mêmes avaient entendu, "Allez à l'intérieur, vers le sud-est. là-bas se trouve l'El Dorado, là-bas le roi se couvre le corps de poudre d'or et se jette dans l'eau, entouré de ses objets précieux, pour calmer la furie des dieux". Nous avons donc fait nos valises et suivi la route que le Conquistador Quesada fit autrefois. Arrivés sur les haut-plateaux de la Cordillère nous vîmes que tout avait déjà été conquis, et nous partîmes chercher la maison du vice-roi d'Espagne pour lui demander conseil. Mais, ils étaient déjà partis, les Espagnols. Nous sommes donc restés dans ce village, vestige d'une glorieuse époque passée, maintenu et reproduit à l'infini dans son style d'origine. Nous nous attendions à trouver une maison coloniale mais, les nouveaux conquérants étaient déjà arrivés.

Nous trouvâmes une petite maison, au coin d'une rue, avec de petites chambres sombres et un mur mitoyen avec une autre petite maison où ses habitants nous avaient assuré ne pas faire de bruit. Nous l'avions prise, en attendant d'en trouver une plus grande, pendant que nous essayions de rassembler toutes nos affaires que nous avions laissées parsemées dans tout le pays. Nous avions laissé, dans des gardes-meubles, une cargaison de tableaux à Santa Fé, une autre dans la ville au bord de la mer que nous venions de quitter et une autre à Saint Sébastien. Dans cette dernière nous avions laissé aussi toutes les affaires de notre dernière maison, avec tous les tableaux et sculptures que j'avais fais pendant cinq ans de travail. D'autres tableaux se trouvaient encore dans d'autres villes, où des galeries les avaient exposés. C'était en janvier 1994, nous ne nous voyions, toi et moi, depuis déjà plusieurs années.

Finalement les affaires étaient arrivées vers la mi-février. Entre temps nous dormions par terre, sur un matelas prêté et nous mangions dans un petit restaurant du coin. Quand nous avions tout déballé, j'avais trouvé, parmi mes papiers, un croquis d'une maison que j'avais dessinée en France neuf ans auparavant: il correspondait à la maison où nous étions à ce moment-là ! Tout était identique, même les cotations des mesures que j'avais imaginées, sauf qu'une des pièces, celle du coin de la rue était, dans la réalité, louée, indépendamment de la maison, à quelqu'un d'autre. Dans mon croquis, j'avais dessiné aussi le mur mitoyen mais, ne sachant quoi dessiner derrière, j'avais mis un point d'interrogation. C'était comme une annonce que j'avais oubliée. Nous avions vécu quatre mois désespérés car, les voisins, que j'avais ignorés dans mon dessin prémonitoire, allumaient très fort le volume de leur radio, nous faisant l'entendre comme s'ils étaient chez nous.

Au bout du quatrième mois nous reçûmes une lettre de notre ami Anselmo nous réitérant son invitation d'aller vivre à Saint Diego, une ville côtière située dans les pays du Nord. Il s'y était installé depuis plusieurs années, m'écrivant depuis quelque temps de venir vivre dans cette ville où nous serions heureux. Chaque fois qu'il nous invitait, nous étions soit en Europe, soit installés à Saint Sébastien, soit sur la côte des Caraïbes et nous rapportions sa proposition pour plus tard. Quand nous reçûmes sa dernière invitation, insistante, nous répondîmes en disant que le moment était arrivé d'aller chez lui. Lettre après lettre nous avions mis sur pied notre déplacement, pour emporter tout mon travail des six dernières années, ainsi que nos affaires personnelles. Nous avions emballé les tableaux et les sculptures dans de grosses caisses, ayant vendu à prix ridicule les affaires qui ne méritaient pas un tel transport. En Juin, Cécile, la femme d'Anselmo, était venue nous voir pour finir de concrétiser les détails. Elle avait vu l'envergure du déménagement, nous donnant son feu vert pour finir d'emballer. Les quelques connaissances avec qui nous avions liés amitié, nous avaient offert des dîners d'adieux et nous avions donné notre avis de départ au propriétaire de la maison. Anselmo, dans sa proposition, payait tout, nos billets d'avion, le transport de toutes nos oeuvres, notre accueil là-bas où, disait-il, avait une maison parfaite pour nous, avec le silence que je souhaitais. Nous avions pris plusieurs mois pour tout remballer, faire les papiers d'exportation et finir de préparer un tel projet. Quatre jours avant le départ, quand tout était prêt, les déménageurs engagés, les billets d'avion nous attendaient dans une agence de voyage à Santa Fé, nous avons reçu un fax laconique, «La guerre du Golf a éclaté, le marché de l'art est tombé, on annule le voyage…». Voilà. D'un coup de plume notre destin avait été barricadé.

C'est ainsi que nous sommes restés, barricadés. Nous avions tout laissé emballé, nous avions laissé dehors seulement le poste de télévision et un matelas, que nous avons mis dans un coin où nous nous sommes couchés, faisant grève au destin. Nous sommes restés ainsi jusqu'au mois de février suivant dans cette maison, enfermés dans la chambre, sortant seulement pour faire un tour avec notre chien Ulysse.

Je ne me souviens pas de ces mois qui se sont écoulés, c'est comme si je m'étais allongé avec un puissant somnifère et je me sois réveillé six mois plus tard. Ella et moi nous sommes mis en veilleuse, encore une fois, pour ne pas mourir.

Pourquoi ai-je dessiné cette maison avec une telle précision ? Je me le demande encore. A moins qu'elle ne soit liée aux événements postérieurs qui ont fini par nous emmener à Saint Diego deux ans plus tard ? Je veux dire, si l'on peut, événements surnaturels ?

Au mois de février nous nous sommes réveillés, nous nous sommes regardés, Ella et moi, couchés sur ce matelas par terre devant un poste de télévision éteint. Nous sommes sortis de la chambre, nous avons vu toutes les affaires emballées et nous nous sommes dits, puisqu'ils ne veulent pas de nous ici, nous partons, comme jadis ont dû dire les Espagnols. Nous sommes sortis de la maison, nous avons commencé à faire les démarches auprès des transporteurs pour déménager les affaires en France, auprès de l'ambassade pour les papiers, quand, les villageois, sachant que le couple endormi s'était réveillé, nous ont proposé une belle maison, grande, spacieuse, pleine de lumière, avec un jardin derrière qui donnait sur des champs de maïs, des chambres aux formes voluptueuses qui ne demandaient qu'à être remplies de mes rêves le plus enfouis, aux patios avides de verdure, aux recoins de silence propices à me laisser emporter dans mes songes préparatoires. Nous crûmes avoir trouvé la maison que nous n'osions même pas chercher. Nous passâmes deux mois de lune de miel avec la vie, nous mangeâmes à grosses bouchées les silences qui se promenaient dans les chambres et les allées, dans les vestibules et les patios, comme des nymphes vaporeuses amortissant de leurs gazes moelleuses les bribes de sons qui pouvaient s'introduire venant d'ailleurs. J'étais, en un mot, heureux. Ella aussi, Ulysse aussi. Nous remplîmes la maison de plantes, nous achetâmes trois poules, un lapin, un chat, je fis des fresques aux nuances marbrées sur les murs en chaux blanche. J'étais déferlant d'envie créatrice, je décorais cette maison pour qu'elle puisse servir d'écrin aux peintures qui se bousculaient dans le vestibule de mon âme, prêtes à bondir sur les toiles, à se glisser dessus, s'y coller, y rester, trouvant refuge à leur pèlerinage.

Deux mois de bonheur. Mais, comme une boutade du destin, quand la maison fut prête, quand tout avait été déballé à nouveau, quand nous avions cru que le destin se réconciliait avec nous, quand j'avais installé mes toiles vierges sur leurs chevalets et que je m'apprêtais à opérer le transbordement de ma cargaison interne, les coups retentirent. Il furent secs, sourds, graves. C'était l'aube. Je crus qu'un tremblement de terre faisait écrouler le monde, je sentis les coups dans mon crâne, je crus qu'on balançait ma tête contre les murs, je crus mourir. Je ne savais pas que, avant de mourir, il fallait aller en enfer ni que l'enfer s'était odieusement habillé en paradis pour nous séduire.

Ce bruit inexplicable du premier instant, que nous avons dû subir pendant six mois, avait eu pour cause la construction incontrôlable des hôtels pour accueillir les touristes, toujours plus nombreux dans tout le village. Avant de déménager nous avions pris la précaution, inutile, de demander aux voisins les plus proches s'ils n'avaient pas l'intention d'agrandir leur maison ou de faire un quelconque bruit qui aurait pu me déranger. Nous nous étions trouvé face à deux septuagénaires qui nous avaient affirmé, le cœur sur la main, qu'ils n'attendaient que de mourir en paix à cet endroit. Mais, la ruée vers l'or des touristes avait été plus forte que leurs voeux, les poussant à construire une petite pension clandestine, au dessus de leur bicoque, collée contre le mur de notre maison. Suite aux premiers coups violents, aux démarches auprès de nos voisins pour savoir la durée de leurs travaux, essayant de comprendre pourquoi ils ne nous avaient pas avertis, ils nous avaient affirmé que c'était une question de jours. Les jours se transformèrent en semaines, les semaines en mois et nous vîmes pousser derrière notre mur un petit immeuble, me faisant tomber dans un état comateux où, même la police, sur les instances du médecin, avait dû intervenir pour calmer la fièvre de leurs marteaux. Ils leur avaient imposé de commencer à taper seulement après que j'eusse pu me réveiller, prendre mon petit déjeuner et sortir de la maison. Je devais rester dehors, jusqu'à midi, heure à laquelle les ouvriers faisaient une pose et je pouvais aller déjeuner. Ensuite je devais repartir jusqu'à cinq heures. Je dépérissais. C'étaient des journées infinies de douleur. Ella, peinée de me voir mourir sous ses yeux, essaya, dans un ultime râle de douleur, de demander secours à l'un de nos frères. Elle lui raconta mon état, lui dit que je m'étais évanoui à plusieurs reprises au milieu de la place du village, que je mourais, elle lui demanda s'il pouvait nous aider en nous prêtant une voiture car, des amis du village, qui me voyaient dans une telle situation, nous avaient cédé, le temps des travaux, une maison à quelques kilomètres où nous ne pouvions accéder que par voiture. Mon frère, puis-je l'appeler ainsi, qui pouvait le faire, avait téléphoné à Zacharie, comme jadis un autre frère l'avait fait, pour lui dire mon état. Lui qui ne me parlait pas depuis des années ! Il avait recommandé ce qui lui tenait le plus à cœur, ce que enfin Dieu allait lui accorder, ce qu'il avait essayé à plusieurs reprises sans succès: "Il faut le mettre dans un hôpital psychiatrique !". Le dit frère avait donc répondu à Ella qu'il ne nous donnait pas une voiture mais, qu'il me payait volontiers, à Saint Sébastien, pour que Zacharie puisse déguster son triomphe, un hôpital tout à fait comme il faut. Ella lui avait raccroché au nez et, peu de temps après, mon psychiatre d'enfance était lui-même venu à Rapurná pour confirmer mon état de démence. Cet homme me connaissait et m'aimait pour ce que j'étais, il voulait savoir pourquoi on l'avait appelé en lui demandant de m'interner. Quand il m'avait vu, ainsi que les constructions voisines, il m'avait contrôlé les drogues que me donnait le médecin du village et m'avait donné son réconfort. Malgré ce que je vivais je devais encore endurer le fait d'être considéré, une fois de plus, comme un fou.

Au bout des six mois, à la fin de ces travaux, j'avais repris mon courage et je m'étais mis à peindre pour rattraper le temps perdu. Ce fut un vain effort puisque, derrière notre maison, il y avait encore un champ de maïs où la maladie hôtelière fit aussi son apparition et ils recommencèrent une nouvelle construction. Nos murs ne retentissaient plus mais, les coups incessants des marteaux, de l'aube au crépuscule, avaient démoli mes nerfs déjà faibles. Sous de hautes doses de calmants je passais mes journées hébété, en pleurant sur le bout de mes pinceaux stériles. Je me bouchais les oreilles comme je pouvais, je mettais des écouteurs par-dessus les bouchons pour entendre la musique, qui était moins pire que le bruit des marteaux et, avec un équilibre instable, les yeux troubles, les mains engourdies par la drogue, j'avais réalisé, presque sans lumière, puisque je fermais portes et fenêtres pour empêcher le bruit de rentrer, cinq de mes plus beaux tableaux. Ce fut au prix de mon sang. Le soir je ne supportais aucun repas, je vomissais toute la soirée avec la peur des premiers coups de marteau qui allaient annoncer l'arrivée du nouveau jour.

Ce qui était devenu un cauchemar tournait au meurtre. J'étais comme un somnambule et, les fins de semaines, quand il n'y avait pas de bruit, la flopée de touristes arrivait de Santa Fé en files interminables de voitures, nous arrachant les seuls instants de paix à Rapurná, cet endroit perché en haut de la Cordillère des Andes. Ella, me voyant périr, n'ayant aucun appui de personne, décida notre retour en France. Je ne sais comment elle a fait, elle avait tout organisé sans avoir de téléphone à la maison, avec la seule collaboration des employés de la poste. Au mois de mai, un an et demi après avoir déménagé dans cette maison, j'ai été mis dans une ambulance et transporté à Santa Fé chez mon cousin et ami médecin José. Il était venu me voir à Rapurná, suite à une lettre d'agonie que je lui avais adressée, pour m'encourager et m'offrir sa maison à Santa Fé. Il m'a contrôlé à nouveau mes prescriptions de médicaments ainsi que mon état général, comme jadis, quand il était encore étudiant interne à l'hôpital, qu'il venait me donner des calmants quand je vivais, de cauchemar en cauchemar, dans un lit de larmes au lendemain de la mort de ma mère.

Quand Ella avait décidé de retourner en France, de tout ramener ici, nous avions tout remballé à nouveau, tout mis dans le garde-meuble d'un transporteur à Santa Fé en attendant d'être rentrés pour chercher les moyens de payer le déménagement par avion, qui était très coûteux à cause de son volume tellement important. Nous avons fui de Rapurná à cause du bruit qui me tuait, pour me trouver, comme dans une malédiction souhaitée par les démons d'une haine incontrôlable, au milieu même d'un énorme chantier, dans notre propre immeuble. Etant tombé en ruines il avait été mis en reconstruction, détruit à moitié et refait à nouveau, pendant que nous étions dedans, comme si nous nous trouvions au milieu d'un bombardement militaire prolongé, pendant six mois, deux mois seulement après notre arrivée ! Le peu de forces que j'avais pris en changeant de pays m'avait abandonné à nouveau et je suis tombé malade nerveusement, encore une fois, vivant sous calmants comme avant.

Nous étions en train de faire les démarches auprès de la banque pour payer le transport quand, Anselmo, m'avait réécrit de Saint Diego. Il m'avait réitéré son amitié en demandant des excuses pour ce qui était arrivé deux ans auparavant. Je lui avais répondu en acceptant ses excuses et en lui racontant nos dernières péripéties. Or cette lettre qui avait voyagé dans l'avion de la TWA, qui au départ de New York avait explosé en l'air, s'était sauvée et c'était lui-même, Anselmo qui, sept mois plus tard, me l'avait donnée en mains propres à Saint Diego, en ignorant de quoi il s'agissait. Mais…, je me précipite, sans te donner de détails, faisant paraître cet événement invraisemblable, s'il n'était pas confirmé par les lettres du FBI américain qui l'accompagnaient.

Ces lettres de Saint Diego, tu comprendras maintenant, arrivaient providentiellement. Mais, étant rodé par ce que nous venions de vivre, je tenais à insister sur le silence, je voulais du silence, ma seule condition était le silence, du vrai silence. Je lui avais expliqué aussi, et aussi clairement que possible, mon agoraphobie, ma peur de me déplacer dans des lieux inconnus. Je pouvais et je peux prendre l'avion sans grandes difficultés car, comme les chats, qui dans le noir n'ont pas peur, moi, dans l'avion, peut-être parce que je ne vois pas le paysage défiler, je n'ai pas peur non plus.

Quand il m'avait envoyé la lettre, que je n'avais évidemment pas reçue ici, je lui avais répondu comme si je l'avais reçue, par des choses inexplicables par la raison, lui écrivant une lettre qui répondait, par coïncidence, à celle de l'accident. Il avait trouvé cela naturel, ignorant que je n'avais pas reçu la sienne, et redonnant suite à des détails sur une nouvelle invitation dans sa ville.

J'avais donc répondu à Anselmo de trouver une formule plus transitoire que celle qu'il m'avait proposé au tout début du projet. Comme il voulait le portrait d'un membre de sa famille, soit de sa fille, ou sa petite fille ou sa femme, je lui avais proposé que je le ferais en échange d'un logement paisible, pour trois mois, à Saint Diego, le temps qu'on finisse les travaux ici. Ainsi nous pourrions connaître la ville, voir si elle nous plaisait et si on trouvait une sortie commerciale pour mes tableaux, aspect qu'il prenait en charge selon ses lettres.

Sur ces bases nous avons payés nos billets d'avion, depuis la France, et nous sommes repartis, huit mois après notre retour, vers un nouveau pays, une nouvelle ville et, pourquoi pas, une nouvelle vie. Je le répétais encore et encore, ma seule exigence était le silence, je voulais du silence. Tu comprends maintenant pourquoi nous avons appelé Ulysse notre ami, notre chien compagnon berger, que nous emmenions avec nous dans ces voyages. Nous savions que nous allions voyager, qu'il allait nous accompagner, j'avais vu Troyes et Chypre, le jour où on nous l'avait offert, j'avais vu le stigma du voyage sur lui et nous lui avons donné son nom. Nous l'avons eu à Rapurná, le village des chantiers et, depuis, il a pris des avions, des trains, des voitures, des bus, il a vécu avec nous de Rapurná à Paris, à Saint Diego, à Grenón, en Ardèche… et, il est toujours là. Le soir, quand j'ai des cauchemars, il saute sur le lit et se couche sur mon ventre, met son coude sur mon plexus solaire coupant ainsi ma respiration, arrêtant mes cris, se glissant ensuite sur le côté, me léchant la figure et appuyant sa tête sur ma poitrine, jusqu'à ce que je me calme, comprenant tout, à l'égal d'Ella. C'est grâce à lui que nous avons pu endurer ces épreuves des maisons à Rapurná, car il nous obligeait à le sortir et aller nous promener dans la montagne, il nous faisait rire avec ses pirouettes, avec son air si intensément affairé, avec ses jeux si graves et concentrés. Il souriait quand il courait, comme il sourit ici quand il court dans la forêt et il nous montre qu'il se rappelle les endroits par où nous sommes déjà passés, en grimpant sur un rocher où il a déjà été, ou autre geste qu'il a déjà fait.

Il était parti aussi avec nous à Saint Diego. A notre arrivée nous avons trouvée la ville…, comme si nous y avions déjà été auparavant ! Je voyais les fortifications, la vieille ville, pour la première fois, mais j'avais l'impression de la voir comme quelqu'un qui rentre chez lui, après un long séjour à l'étranger, qui voit la beauté de son lieu d'origine, sans s'exclamer comme le touriste de passage, mais ressentant dans son coeur une expression géante de bonheur, de paix, de «Ah, que c'est beau…», un «Ah…» qui dit «Enfin !».

Tout m'était familier, tout m'était normal. Je voyais qu'Anselmo s'impatientait de ne pas entendre des exclamations de surprise ou d'étonnement, qu'il croyait que nous méprisions l'endroit puisque nous venions d'Europe, que nous trouvions cela américain ou sous-développé ou, simplement, pas à notre goût. Mais nous étions enchantés, nous croyions que, enfin, nous étions rentrés chez nous !

Anselmo et Cecile nous avaient reçu à bras ouverts, comme ils nous l'avaient écrit. Leur joie était sincère, il y avait de l'espoir dans leur accueil. Il y avait quelque chose de touchant qui nous faisait sentir que, non seulement nous étions rentrés chez nous, mais dans notre famille aussi, c'était un tout, la ville et eux. Même Ulysse, envers lequel ils avaient quelques réticences avant que nous n'arrivions, fut accepté avec tendresse quand ils l'eurent connu, Cécile l'avait tout de suite adopté et, Anselmo, malgré sa pudeur affective, lui prodigua des caresses sincères dès qu'il vit ses premiers gestes d'approche envers lui.

Comment tout cela a-t-il pu se gâcher? Je n'en sais toujours rien, peut-être as-tu déjà entendu, par delà la mer, une version, la leur, et peut-être la mienne ne sera que, comme avec Zacharie, ma version saugrenue des faits. Peut-être qu'en te la racontant je pourrai, à mon tour, reconstituer ces rêves écroulés qui, comme tous les écroulements, ensevelissent des dégâts que nul n'arrive à réparer.

A notre arrivée nous avons laissé nos affaires chez un de leurs neveux, qui habitait l'étage en dessous de chez eux, dans l'immeuble voisin, et ils nous avaient ensuite montré la vieille ville avant d'aller dîner au restaurant. Deux jours après ils avaient voulu que nous allions avec eux de l'autre côté de la montagne, où ils avaient leur maison de campagne. J'avais décliné l'invitation en leur disant, comme je le leur avais expliqué par lettre, que j'avais peur de me déplacer loin du lieu d'habitation, sans une approche préalable et progressive. Ils m'avaient argumenté que ce n'était qu'à 35 kilomètres de la ville, que la maison était grande et que, si je venais de Paris…, comment ne pouvais-je pas aller, juste à côté? J'avais cru pourtant avoir pu m'expliquer là-dessus et je me mets à leur place pour comprendre que, vu du dehors, cela n'a pas d'explication valable. Ils l'avaient pris comme un mépris de ma part, leur maison de campagne étant leur fierté, j'imagine qu'ils avaient dû penser que si je la méprisais, je méprisais les lieux, la ville, le pays, eux.

Comment décrire cette agoraphobie si j'ai du mal, moi-même, à saisir les contours ? Je te retranscris une définition que je trouve très proche de la manière dont je vis ce dérangement émotionnel, extrait du journal le Times de Londres, dont je fais une libre traduction en français.

L'ancien mot grec Agora signifie "La place et marché publique des anciennes villes grecques" et, quand on dit Agoraphobie, c'est souvent confondu avec la peur de grandes espaces. En réalité elle se manifeste comme la peur de se sentir attrapé quelque part ou par quelque situation dont il est très difficile ou embarrassant de s'échapper. L'agoraphobe sent la peur monter car s'il ne peut pas sortir rapidement il croit s'évanouir, perdre le contrôle, avoir une attaque cardiaque ou rester comme un idiot ou un fou devant les autres.

Bien que l'agoraphobie soit une condition psychologique, il y a une gamme de symptômes physiques qui peuvent effrayer. Le début est normalement une attaque de panique dans un lieu public. Les symptômes peuvent inclure suffocation, palpitations, vertige, douleurs à la poitrine et transpiration abondante. Les sensations physiques désagreables provoquent un accroissement de l'anxieté et l'individu peut même croire qu'il va mourir avant qu'il ne puisse s'évader jusqu'à un lieu de sécurité. (Beverley Kemp, reports, The Times, Thursday, June, 29, 2000. II)

Pour te l'expliquer un peu je te dirai comment nous avons vécu à Rapurná, pendant deux ans et demi, dans les deux maisons dont je te parlais auparavant. Nous avions choisi d'aller là-bas par ouïe-dire, sans rien connaître, ni personne, après notre séjour interrompu sur la côte, où nous avions vécu un an. Pour y arriver nous devions prendre un avion jusqu'à Santa Fé et continuer ensuite en voiture jusqu'à Rapurná, à trois heures de route sur la cordillère. En arrivant à Santa Fé, nous avions dû retarder le départ d'un mois, contrariant nos projets et devant loger dans une maison vide qu'un ami nous avait prêtée, car j'avais peur de faire la route pour finir le reste du chemin. Nous avions fini par louer un taxi privé, m'étant assommé de calmants au préalable, ce qui m'avait permis de partir endormi sur les jambes d'Ella. Nous étions arrivés à l'hôtel, pendant la semaine de Noël, à partir d'où nous avions cherché puis, trouvé, la petite maison du début de ce récit. Depuis ce jour-là, jusqu'au jour où une ambulance est venue nous chercher pour retourner à Santa Fé, puis en France, deux ans et demi plus tard, Ella et moi, nous ne sommes jamais montés dans une voiture, nous ne sommes pas sortis du périmètre du village, qui était fort petit malgré toutes les constructions. Au fil des mois j'avais réussi à en faire le tour complet et, plus tard, je m'étais aventuré sur les chemins de la colline jusqu'à arriver à faire, après de multiples essais, une demi-heure de marche à l'aller, ayant comme soutien le fait de savoir que, au retour, je descendais et que je ne perdais jamais de vu le village. Dans l'autre sens, celui de la vallée, nous ne sommes jamais allés au-delà d'un quart d'heure de marche. Avec le temps nous avions connu beaucoup de gens mais, les relations, restaient très restreintes à cause de cela. Beaucoup d'entr'eux habitaient en dehors du village, à deux ou trois kilomètres, nous invitant avec insistance à aller chez eux pour déjeuner ou dîner. Ils nous offraient de venir nous chercher et de nous ramener par la suite, quand je le souhaiterais, puisque nous n'avions pas de voiture ni les moyens pour l'acheter. Ne supportant pas l'idée de dépendre de leur bon vouloir, dans le cas où je sentirais un crise de panique s'approcher, je refusais. Je me méfiais de tous et, non sans raison car, les autres fois où j'avais accepté de telles propositions, j'avais eu comme réponse «Tout va bien, calme-toi, on te ramène après…», ou «On est déjà presque arrivés, on ne va pas faire demi-tour maintenant…». La dernière fois que j'avais accepté ce fut à Barragén, la ville sur la côte. Une très grande amie à nous avait un bateau à moteur et nous invitait avec insistance à faire un tour dans la baie. J'avais décliné son offre à plusieurs reprises mais elle avait insisté, en utilisant un argument pour me convaincre, dont je n'oublie pas les termes, "Tu es le commandant de bord, tu donnes les ordres, le bateau va où tu veux…". J'avais fini par accepter et j'avais demandé au pilote de suivre la côte de près sachant que, si je me sentais mal, je pouvais descendre à n'importe quel endroit et regagner notre domicile à pied rapidement. Notre amie me rassurait au fur et à mesure que nous avancions et je me sentais léger, plein de confiance et heureux de faire un tel exploit, de jouir d'une telle liberté et d'un tel paysage. Arrivant au bout de la presqu'île la mer s'ouvrait en plein et on pouvait apercevoir une île voisine très proche. Notre amie nous suggéra alors d'y aller, car c'était juste à côté. Grisé par cette joie que j'avais je me croyais capable de tout et j'avais accepté. En nous approchant de la côte je sentis mes mains devenir moites, mon coeur s'accélérer, je regardai en arrière et je vis l'autre rive très loin, je sentis ma tête tourner et je demandai de faire marche arrière. La propriétaire du bateau répondit alors, "Mais, nous sommes presque arrivés, tu ne vas pas gâcher une telle promenade…!". Je pâlis. Je me rappelle avoir crié, "Ou tu fais faire marche arrière ou je me jette à la mer…!". J'étais hors de moi, je croyais que j'allais mourir, je commençai à vomir et elle finit par retourner, contrariée. A l'approche de la presqu'île je lui demandai de nous laisser sur la première plage, d'où je savais que nous pouvions rentrer à pied chez nous. Elle accosta et nous descendîmes. J'étais furieux de lui avoir fait confiance. Nous regagnâmes notre logement et, une heure plus tard, elle nous appela pour nous dire…, que le bateau n'avait pas voulu démarrer après que nous soyons descendus. Si cela était arrivé sur l'île inhabitée où elle voulait accoster…, je n'ose même pas l'imaginer ! Ce fut la dernière fois que j'ai accepté de monter dans un véhicule particulier.

A Rapurná donc, nous déclinions toutes les invitations. Il y avait des gens avec assez de compréhension ou, du moins, avec assez de respect, mais la grande majorité prenait mon attitude pour du mépris, comme si je refusais de connaître leur domaine. Parmi ces gens, il y en avait beaucoup qui voulaient m'acheter des oeuvres, ayant comme condition tacite et sine-qua-non de visiter leur maison et de partager leur table. Il y avait des gens de tous les pays, il y avait même des galeristes étrangers de réputation internationale qui venaient y passer leurs vacances et, pour eux tous, mon incapacité à sortir n'était pas crue, s'offensant au plus profond d'eux-mêmes de mon refus, comme si je leur procurais un affront exclusif et personnel.

Dans la deuxième maison que nous avons eu a Rapurná il y avait un petit local attenant, avec un pas de porte, qui était autrefois une boucherie du village, et nous l'avions adapté en petite vitrine de mon travail, que j'ouvrais les jours de tourisme. Comme les invitations se multiplièrent à cause de cela, j'avais mis une pancarte à l'intérieur, à côté des tableaux, qui disait, «Ne m'invitez pas à dîner, je suis agoraphobe…». Beaucoup de gens avaient cru que c'était un nouveau genre de peinture et, d'autres, que c'était une maladie contagieuse qui se transmettait en mangeant. Il y avait eu, bien entendu, ceux qui avaient compris, ou voulu comprendre. Plus personne n'avait insisté et, tout en continuant à rentrer voir les tableaux dans le local, personne n'avait voulu acheter, malgré les louanges, peut-être parce-que je n'aurais jamais été à leur table.

Nous apprenions chaque jour à aimer davantage le village mais…, les bruits des marteaux effaçaient de leur griffe vorace tous nos enchantements et nous ne voulions qu'une chose, fuir, fuir du bruit, abandonner ces coups lancinants sur la pierre, ces meurtrissures abominables aux silences propres à ces lieux bénis. Nous avions passé ainsi deux ans et demi sans sortir du village Deux ans et demi peuvent être un enfer, dans cette situation, pour beaucoup de gens mais, si nous avions eu du silence, nous aurions pu y passer le reste de notre vie.

Pour acheter mon matériel de travail, je le commandais aux amis qui allaient à la ville la plus proche, où se trouvait tout ce dont j'avais besoin. Le village était beau et nous avions appris à le connaître par le petit, par l'infiniment petit, à travers les détails. Ella et moi nous nous promenions, en semaine, souvent tard la nuit, quand il n'y avait pas âme qui vive et nous jouissions de mille petites choses, nous apprenions à connaître les portes, les fenêtres et les perrons de chaque maison, les pierres des rues, les lampadaires, les gargouilles, les hauteurs des toits, tout, pas à pas et, nous n'avons pas tout vu. Nous avions aussi appris à connaître les natifs du village, ceux qui étaient là du temps des vice-rois, qui étaient jadis sous leur protection, comme des enfants, selon ce que disait la loi, mais qui étaient redevenus les propriétaires de leurs terres. Nous avions appris à connaître la généalogie, complexe, inextricable, de beaucoup de ces habitants, consanguins depuis des centaines d'années, ennemis depuis des générations, se regardant en face tous les jours, cohabitant dans une paix apparente, restant toujours solidaires devant l'étranger, leur véritable ennemi. A force de nous voir rôder les nuits sans sommeil dans les ruelles de pierre, comme des revenants sur les lieux de leurs songes inachevés, ils avaient fini par nous adopter comme des leurs, par comprendre que nous n'allions ni voler leurs filles ni leur travail, que nous aimions cet endroit, même si nous n'y étions pas nés. Et nous l'aimions. Nous avions appris à aimer ces gens qui, méfiants, en nous parlant balayaient le sol de leurs regards, nous traversant comme si nous n'étions pas devant eux, continuant leur monologue pendant que, avec leurs sens cachés, ils nous inspectaient, recherchant nos intentions suspectes, habitués, depuis de siècles, à être dupés. Puis, quand ils ont compris que nous étions aussi les dupes de tant d'autres, ils nous ont considéré des leurs.

C'était une autre approche de celle qu'avaient les touristes qui arrivaient sur la place centrale, prenaient une photo et partaient contents, après avoir marqué d'une croix la carte du pays pour signaler leur passage. On peut passer une vie, en réalité, autour d'un morceau de terre sans le connaître, tellement la réalité nous échappe, tellement elle a de facettes et de points de vues, des versions, en somme. Pour nous les hommes, n'en va-t-il pas de même ? Ne passons-nous pas toute notre vie avec nous-mêmes et, ne finissons-nous pas notre existence en nous ignorant, sans savoir pourquoi nous avons vécu ? Ne suivons-nous pas, sans le vouloir, comme les touristes suivent un guide, la vie guidée par les autres, par la société qui a imposée ses règles, non pas celles qui permettent de vivre en communauté, mais celle qui indiquent ce qu'on doit faire, sentir, à tel ou tel âge, comme les guides touristiques indiquent sur les lieux ce qu'il faut voir, ne laissant pas le temps de regarder ailleurs, de savoir si d'autres choses sont plus proches de notre cœur ? Notre vie se passe comme une visite guidée, devenant rentable et dégageant vite les lieux, pour que d'autres foules guidées aient l'impression d'avoir connu, en un instant, ce que des milliers de gens avaient fait pendant autant d'années.

Ne nous dit-on pas que ce n'est que jusqu'à l'âge de vingt ans que nous pouvons apprendre à l'école, jusqu'à vingt-cinq à l'université, nous marier avant trente ans, avoir des enfants avant quarante, acheter sa maison pour finir de la payer avant sa retraite et, puis, après, apprendre à jouer aux cartes, faire des visites guidées et, attendre la mort ? Nous ne pouvons être beaux que jeunes, pour conquérir sa proie, lui mentir pour l'avoir et, puis, après, se laisser empâter, puisque la conquête est faite, l'empâter aussi, pour qu'elle ne plaise plus aux autres, jusqu'à que le guide nous dise de passer à d'autres choses.

Quand nous essayons de nous défaire des guides, que nous restons à ruminer sur un point quelconque, émerveillés, le bateau nous laisse, le tout nous abandonne, la vie en somme nous échappe et nous laisse au bord du chemin, seuls, contemplant émerveillés les manifestations de la nature ou de l'homme mais…, seuls. Ainsi, je rumine solitaire sur ma vie et, je peux ruminer sur place, en apprenant chaque jour des choses incommensurables de ce qui est infiniment banal et méprisable. Comme le silence par exemple. Scruter le silence, quand j'ai la grâce de le trouver, sans limite, quelle profondeur de sons n'y trouve-t-on pas?

Ce fut pourtant ce silence, tant chéri par moi, la pierre d'achoppement dans cette arrivée à Saint Diego, où je t'ai laissé tout à l'heure. La vieille ville était splendide, il y avait les paquebots du monde entier qui passaient en faisant leur croisière, laissant des milliers de touristes débarquer chaque jour pour visiter la ville fortifiée. C'est au milieu de cette vieille ville qu'Anselmo nous avait réservé un appartement de sa propriété qu'il avait loué auparavant et demandé de vider pour nous loger. Au troisième jour de notre arrivée, après avoir méprisé, à leur avis, leur maison de campagne dont ils étaient si fiers, sur laquelle ils avaient investi leur fortune, vécu des années entières, provoqué l'envie de leurs amis et le plaisir de tous leurs proches qui raffolaient d'y séjourner, j'allais commettre un deuxième mépris à leurs yeux, peut-être plus impardonnable que le premier. Nous étions allés voir l'appartement qui était en train d'être vidé et nettoyé et, au moment où j'étais rentré, j'avais senti une terreur subite…, un bruit assourdissant arrivait de la rue, il fallait fermer les fenêtres pour s'entendre et, malgré cela, c'était pire qu'à Rapurná. Pour moi, bien sûr. Les voitures, sur cette toute petite rue, avec leurs appareils de radio et leurs chaînes stéréo au volume assourdissant, défilaient lentement, en faisant profiter toute la ville et ses passants de leur merveilleuse caisse de résonance et de leur goût musical ainsi que du puissant ronflement de leurs moteurs. Du haut du premier étage, le son de cinq ou six voitures en même temps, aux musiques syncopées, produisait un vacarme aussi insolite qu'inattendu et, en moi, une irréversible envie de vomir. C'est-ce que j'avais fait contre mon gré, devant leur stupeur grandissante car l'appartement avait été, selon leur version, longuement rêvé pour nous accueillir pendant sa restauration. Après avoir dégurgité, muet de honte, avec le froid de la mort sur ma chair à cause d'un tel choc, ils avaient cru que j'étais malade et j'avais dû leur avouer que c'était le bruit qui m'était insupportable, qui m'empêchait de voir car, le bruit, m'empêche de voir.

Ils avaient tendu l'oreille, en se demandant de quel bruit je voulais parler et, tout d'un coup, ils avaient réalisé que ce n'était pas le silence total mais, qu'il n'était nullement insupportable. Leur notion du bruit était bien autre que la mienne, étant donné que la notion du silence est relative au vécu de chacun.

J'avais quand même aperçu les lieux au milieu du vacarme. Il y avait des pièces noires en enfilade qui aboutissaient sur une cuisine qui, elle-même, donnait sur une cour aveugle, où j'entendis les moteurs des airs conditionnés des étages voisins. Il n'y avait aucune place de silence. Ne pouvant me retenir j'avais quitté les lieux. Ella ne savait pas quoi faire, quelle excuse donner, quoi dire, tout en sachant ce que j'avais pu ressentir. J'étais parti dans l'appartement de leur neveu pour donner libre cours à une diarrhée sans fin et je m'étais couché, le désespoir au corps.

Où fuir encore du bruit? Je leur avais dit par lettre à de multiples reprises, que la seule chose qui comptait pour moi c'était le silence, que je cherchais du silence, que je ne supportais pas le bruit et, ils avaient répondu, "Nous avons l'endroit qu'il vous faut". Peut-être qu'il n'étaient pas en mesure de comprendre ce que silence veut dire, du moins pour moi. Leur réponse ressemblait étrangement à la scène que nous avions vécue chez Zacharie, dix ans auparavant et que je t'ai raconté dans la première lettre, où il m'offrait, "…la maison de mes rêves, où j'espère passer mes derniers jours", qu'il n'avait, pourtant, jamais vue !

Mais que faire? Rentrer en France dans cette immeuble qui semblait avoir subi un bombardement, avec tous ces marteaux piqueurs, marteaux perceurs, marteaux mortels ou, rester là, avec ces autres marteaux musicaux? Nous étions au désespoir. Anselmo et Cécile aussi. L'affront était fait. Je m'étais refusé, catégoriquement, à déménager dans ces lieux. Chez leur neveu, il y avait un autre type de bruit, non moins désagréable, mais qu'on pouvait noyer dans celui de l'air conditionné. En sachant ceci ils m'avaient alors proposé d'installer la climatisation dans l'appartement, pour noyer le bruit et j'avais refusé car, je leur avais dit, si par hasard après l'avoir installé je continuais à entendre les voitures et leurs musiques, je leur aurais fait dépenser de l'argent pour rien. "Que veux-tu donc?", - m'avait demandé Anselmo-. J'avais dit, naïvement, que je pensais que si je venais sur une ville côtière c'était pour être au bord de la mer, sur une plage, pour entendre le bruit de l'océan, dans une maison… "C'est donc une maison au bord de la mer ce que tu veux?" - m'avait-il répondu -. J'avais acquiescé et il avait dit, «Cela c'est difficile». J'avais essayé de lui rappeler mes lettres sur le silence, et il m'avait dit qu'il ne savait pas que c'était d'un silence maladif dont je parlais. Cela faisait seulement quatre jours que nous étions arrivés à Saint Diego et nous nous trouvions devant une impasse. Dans leurs projets était compris celui de montrer mes oeuvres puisqu'il m'avait demandé d'en apporter quelques unes.

J'imagine que tu te demandes comment elle avait commencé cette histoire avec eux et, pour ce faire, je devrais faire marche arrière dans ce récit. Ils eurent le premier contact avec mes peintures dix-sept ans auparavant, pendant une exposition que j'avais fait à Santa Fé, où ils habitaient, et ils m'avaient appelé, après l'avoir visité, en me montrant un vague désir de m'acheter une oeuvre. Mais, rien ne s'était conclu. Neuf ans plus tard, quand nous étions à Saint Sébastien, ils étaient passés visiter des amis, très proches de nous. Quand ils avaient su que j'étais installé dans la ville ils avaient manifesté de l'intérêt pour voir ce que je faisais mais, ne voulant pas se compromettre en achetant, ils n'étaient pas venus. Comme ils habitaient déjà Saint Diego et qu'ils étaient de bons commerçants, je leur avais proposé, s'ils le voulaient, de vendre mes oeuvres dans leur nouvelle ville. Ils avaient accouru, non plus comme des clients mais comme des associés potentiels. Ils avaient été séduits par ma peinture et j'avais appris qu'ils étaient des collectionneurs de peintres très connus. Ils s'étaient décidés tout de suite à m'acheter une toile et ils m'avaient proposé d'en emporter quelques unes avec eux pour les vendre. Ce qu'ils avaient fait. Peu de temps après ils m'avaient payé la leur, puis m'avaient envoyé l'argent des deux toiles qu'ils avaient réussi à vendre, selon les prix convenus. Au bout de trois mois ils m'avaient renvoyé les oeuvres restantes qu'ils n'avaient pas pu vendre. Leur attitude avait été très précise et engageante, ne laissant pas de doute sur leur fiabilité.

Dès lors ils avaient commencé à nous écrire, en nous disant que mes peintures auraient du succès dans leur nouvelle ville, qu'ils se chargeraient de vendre mais il fallait que j'aille y vivre. En 1992, alors que nous étions de passage en France, ils nous avaient réitéré leur invitation sans que nous puissions faire le détour pour aller chez eux. Deux ans plus tard Cécile était venue nous voir à Rapurná, comme je te l'ai raconté auparavant, prenant avec elle un carton à dessins avec plusieurs oeuvres sur papier. De retour à Saint Diego ils nous avaient envoyé un courrier pour nous dire qu'ils nous achetaient, eux-mêmes, trois peintures sur papier. Nous étions arrivés à un accord sur le prix et ils les avaient payées comme convenu, m'ayant renvoyé les oeuvres restantes qu'ils n'avaient pas vendues, ayant toujours eu la même réponse de la part des clients potentiels: «Ils veulent te connaître, il faut que tu viennes…». Puisque les gens désiraient ma présence pour acheter mes oeuvres, disaient-ils, ce devait être le but de notre voyage, étant donné que nous avions besoin de vendre pour continuer à vivre. Je te raconte ceci pour que tu comprennes nos deux positions sur le même projet du voyage. Vendre était leur projet, leur affaire et leur savoir faire. Moi je ne pensais qu'à trouver du silence pour peindre. J'avais un métier qu'ils ne connaissaient pas, comme je ne connaissais pas le leur.

En cherchant une solution au logement nous avions pu aller finalement voir les côtes voisines de la vieille ville, où nous avions visité des quartiers qui nous faisaient penser à Saint Sébastien, pouvant leur dire que nous vivrions volontiers à cet endroit s'ils voulaient faire une galerie dans l'appartement qui nous était destiné, pouvant concilier ainsi, avec cette solution, les deux visions du projet.

Tous les refus de ma part leur semblaient, en réalité, des caprices. «Il fallait faire un effort», - me répétaient-ils -, mais, pour moi, après tout ce que j'avais vécu, le seul effort que je pouvais faire c'était de chercher le silence. Nous polarisâmes le conflit sur le fait de montrer les oeuvres d'une façon ou d'une autre et nous restâmes dans l'appartement de leur neveu, qui était parti en voyage, le temps de mettre le projet de la galerie sur pied.

C'est ainsi que nous avançâmes, à petits pas…, vers la catastrophe ! Je disais que pour montrer les toiles il fallait des punaises, eux qu'il fallait, au moins, des châssis. Alors, nous commandâmes les châssis. Pour les oeuvres sur papier je disais que je pouvais peindre des faux cadres sur les murs et, qu'ensuite, nous pourrions épingler les aquarelles, glissées dans des pochettes plastiques. Ils étaient d'accord sur le principe mais, peu après ils avaient dit qu'il fallait encadrer, au moins, quelques-unes, pour bien les présenter. Ainsi commença l'escalade. Du simple cadre pour une ou deux aquarelles, nous glissâmes aux cadres les plus luxueux, de quelques-uns, à toute la collection car, au fur et à mesure qu'elles sortaient de chez l'encadreur, ils s'enthousiasmaient et disaient qu'il fallait en faire davantage, jusqu'à ce que toutes les oeuvres finissent par être richement présentées. Par le même processus, à côté des nouveaux cadres, l'appartement parut sale à leurs yeux, ils décidèrent de le repeindre, de le remplir de plantes, de changer les fenêtres, de refaire les balustrades… Quand, au bout d'un mois, leur neveu allait rentrer de voyage et reprendre son appartement, nous avions accepté d'aller vivre sur place pendant que je faisais les fresques, des faux marbres sur les murs, leur montrant ainsi que nous n'étions pas des capricieux, tout en ayant leur accord sur notre départ au bord de la mer dès que j'aurais fini les travaux d'installation.

Nous étions restés quinze jours, terribles, dans ce bruit et cette obscurité. Ils disaient tout le temps que, de toutes façons, avec mes fresques et leurs restaurations, ce n'était pas de l'argent perdu, car l'appartement se valorisait. Une fois fini, me voyant réellement démoralisé, ils nous avaient aidé à trouver, contre leur gré, un petit appartement au bord de la mer en dehors de la vieille ville, à l'endroit que nous avions visité, où nous sommes partis. Au bord de la mer, avec le soleil, j'avais repris vie. Ella aussi, Ulysse aussi. C'était tout ce que je voulais, tout ce que j'attendais de notre voyage là-bas, de la mer, du soleil, du silence, après ces trois années consécutives de bruit dont je n'arrivais pas à m'échapper. Tout de suite j'avais eu envie de peindre et, comme je l'avais promis depuis la France, j'avais commencé à faire le portrait de Cécile.

Je dois revenir un peu en arrière pour t'expliquer quelques détails car c'est un mélange de propos et d'intentions qui ont du mal à se placer linéairement dans ma tête. Après mon refus d'habiter dans leur appartement en ville et, pour concrétiser son adaptation en galerie, nous avions convenu que je leur donnerais cinquante pour cent sur les ventes des tableaux, comme toutes les galeries les prennent, en assumant eux-mêmes les dépenses nécessaires. A part cela, comme Anselmo allait nous procurer le logement et les dépenses du séjour, en tenant parole sur l'échange que nous avions convenu depuis la France, je lui avais "offert", en cadeau, le jour de son anniversaire, de faire le portrait de sa femme Cécile. Comme il m'avançait de l'argent sans me faire signer des papiers, j'avais trouvé discret de ma part de le payer sous forme de cadeau.

Ce portrait, en soit, avait eu sa propre histoire, son histoire "singulière". Un jour, en regardant Cécile, une semaine après notre arrivée, je l'avais vue d'une manière spéciale, non pas comme elle était devant moi, mais dans mon imagination. Elle était de profil, les mains jointes devant elle, les doigts ouverts, légèrement décalés, comme faisant une torsion avec les paumes de ses mains. Je lui avais dit, revenant à moi, de prendre la pose que je venais d'imaginer et, en la voyant, j'avais cru qu'elle m'inspirait pour la peindre ainsi. Un mois plus tard, quand j'étais en train de peindre les fresques dans l'appartement, Cécile étant disponible, j'avais pu la photographier. J'avais fait plusieurs clichés d'elle, dans la pose de ma vision ainsi que d'autres poses, en cherchant différentes possibilités. Quand nous étions au bord de la mer et que j'avais voulu peindre, j'avais fait développer les photos et j'avais trouvé que celles de ma vision ne m'inspiraient guère pour la peindre. Bien qu'étonné je m'étais laissé guidé par mon inspiration du moment et j'avais fait son portrait, avec une autre pose, de face, les bras croisés, souriante.

A quoi servent-elles donc, mes visions?- me diras-tu -. Je ne sais pas. Celle-ci, avait eu une fin singulière que je n'ai appris que deux mois plus tard après les avoir faites. J'étais assis à la même place que maintenant, ici en France, à la campagne, après le retour de Saint Diego. Le facteur était arrivé avec un colis contenant différentes coupures de journaux, avec des articles sur l'exposition de mes oeuvres, qui avait eu lieu comme tu le liras plus loin. Un de ces articles était illustré par une grande photo de Cécile, au moment du vernissage, sur laquelle elle avait la même pose, superposable, que celle des photos prises en suivant ma vision. Ce que j'avais vu ce n'était pas le tableau que j'allais faire, mais une image d'elle qui allait devenir publique en relation avec mon exposition. Que voulait me dire cette vision? Que voulait me dire celle de la maison de Rapurná que j'avais dessinée au centimètre près ?...

En même temps donc que je prenais le soleil, je peignais son portrait. Au bout d'un mois il était prêt. Le galerie aussi. L'escalade avait continué entre-temps. Avec les murs peints, le carrelage paraissait vieux et ils l'avaient fait poncer et briller. Avec tout cela, les plafonds semblaient sombres, prenant toute la lumière et il fallut installer des spots de musée pour y remédier. Ensuite, les portes furent peintes et…, l'entrée de l'immeuble n'était plus à la hauteur de l'appartement, il fallait aussi l'arranger. Une fois que l'endroit fut prêt, comment allaient-ils faire pour inviter les gens ? Ils contactèrent alors des amis de la plus haute société pour faire les listes des personnages les plus en vue de la ville, des collectionneurs d'art reconnus, des gens qui faisaient leurs courses à New York et Paris, qui décoraient leurs maisons avec les oeuvres des artistes reconnus mondialement. Pour les inviter il fallait faire une belle carte d'invitation, ils contactèrent alors le meilleur imprimeur de la ville.

Ainsi, en partant de l'idée d'inviter des groupes de dix personnes pour leur montrer mes oeuvres, ils avaient atteint les trois cents invitations, une belle carte dans des enveloppes calligraphiées. Puis, ces gens si riches, qui ne se déplaçaient que pour de grands événements, n'allaient pas être reçus avec du jus de fruit et, après maintes discussions, Anselmo s'était prononcé catégoriquement: "Je n'offre que du champagne, chez moi !».Comme avec le champagne on ne donne pas que des pistaches, le meilleur traiteur fut engagé pour les petits fours faits sur place et, pour ce faire, la cuisine de l'appartement fut équipée de fond en comble. Des penderies pour les châles des dames, des toilettes pour chaque sexe, et…, Qui allait servir tout cela ? Quoi de mieux qu'un groupe de jeunes garçons distingués qui, ayant besoin d'argent et appartenant à ce monde, avaient monté leur entreprise de service de cocktails pour de grandes soirées, proposant le charme de l'hôte de maison qui reçoit comme chez soi, au lieu de l'anonyme serveur qu'on ne voit pas. Que manquait-il à tout cela? Car, tous les jours, il manquait quelque chose. Nous étions à la plage, nous allions dans le vieux centre pour finir les encadrements, finir les détails sur les murs, en regardant tout ce monde s'affairer sans que nous puissions opiner puisque, c'était leur fête. L'escalade continuait. Je voyais Cécile qui s'angoissait, ils disaient que cela devenait très cher mais, il manquait toujours quelque chose, encore et encore. Où tout ce beau monde allait garer leurs belles voitures et se déplacer, dans la vieille ville, habillés en tenue de soirée exigée? Il fallait louer un garage pour l'occasion puis, des valets-parkings, des jeunes gens qui prenaient les voitures en bas de l'appartement, devenu galerie, les emmenant au garage et les ramenaient quand ils voulaient partir. Puis, en y pensant, avec tous ces gens connus, n'y avait-il pas un risque qu'un incident puisse arriver à cause d'un intrus au beau milieu de la soirée? Des gardes du corps furent engagés, postés à l'entrée pour contrôler les invitations obligatoires.

La soirée était enfin prête. Moi, tout agoraphobe que je suis, cela ne me pose pas de difficultés, tout au contraire. Plus le cercle est réduit, plus je me sens exposé. Le portrait de Cécile avait été encadré et accroché aussi. Ils m'avaient dit qu'il pouvait y avoir beaucoup d'intérêt pour les portraits et trouver ainsi de commandes. J'avais voulu être clair et j'avais dit que j'avais du mal à m'engager à faire ce genre de peintures, que c'était trop aléatoire pour pouvoir leur payer le cinquante pour cent dessus, que c'était du travail à faire par la suite, étant donné qu'ils n'étaient pas exposés sur leurs murs. J'avais dit que je ne pouvais pas m'engager dans ces conditions. C'est fut le coup de grâce. Cécile m'avait insulté au téléphone la veille du vernissage. Je lui avais raccroché. Comment, après tout ce qu'ils faisaient pour moi, osais-je dire non ? Quelques heures avant le début de la soirée nous nous étions quand même parlé au téléphone et souhaité bonne chance. Ils avaient peur que je n'y a aille pas et je leur avais promis ma présence. J'y étais allé.

C'était très réussi. Il y avait tout ce beau monde, des journalistes, des photographes pour les revues sociales, une belle réunion mondaine. Les gens étaient fascinés par mes peintures, fascinés comme on peut l'être dans un musée, où les oeuvres ne sont pas à vendre. En réalité je ne m'inquiétais pas sur ce point. Ils m'avaient dit, «C'est nous qui nous occupons de vendre, c'est notre domaine». Je l'avais pris comme une grande fête d'anniversaire, ou quelque chose comme cela. Je ne connaissais personne et il me semblait connaître tout le monde. Tous les invités étaient venus, tout le monde s'était photographié avec moi, toutes les femmes avaient échangé gracieusement des galanteries avec moi, j'avais bu du champagne sans trop me mesurer et je riais, je faisais l'être léger et aimable que j'ai toujours aimé paraître. J'étais beau aux dires des gens et je me laissais aller à ce qu'ils prennent cette beauté comme ils prenaient celle des tableaux, auxquels ils me comparaient. «Tu ressembles à tes peintures», c'était le compliment qu'ils me faisaient, que je n'avais entendu auparavant que dans de rares occasions, quand je ne savais pas si c'était ou une injure ou un compliment.

Il y avait eu des gens qui avaient voulu me parler d'argent et je m'étais escamoté en désignant Cécile comme seule en charge de telles conversations. J'avais compris qu'elle était ferme avec les prix et qu'elle n'acceptait aucune baisse. Je pensais qu'elle savait ce qu'elle faisait, elle en avait la pratique, après toutes leurs années de bonnes affaires. La soirée se prolongea de dix-huit heures jusqu'à une heure du matin, c'était une belle fête très réussie. J'avais vu partir Anselmo, le visage décomposé, vers minuit. Puis Cécile. Moi, qui ne boit presque jamais d'alcool, j'étais gai, insouciant et heureux, bien que sans savoir que rien n'avait été vendu

Le lendemain, à la première heure, Cécile nous avait appelé catastrophée, comme si c'était ma faute. Ils avaient cru qu'en une soirée les gens allaient s'arracher mes toiles, en commander des dizaines, sans que rien de cela ne soit arrivé, rien de rien. Notre billet d'avion arrivait à son terme de trois mois la semaine suivant le vernissage, bien qu'ils nous aient parlé de rester trois ou six mois encore, pour être présents aux sollicitudes de la presse et d'autres. D'un coup, il ne fallait pas manquer notre avion de retour, il fallait que nous rentrions en France, même si l'appartement où nous étions était payé pour un mois de plus. Deux jours avant notre départ Cécile m'avait téléphoné pour me dire qu'il y avait deux dames qui voulaient se faire faire leur portrait. J'avais refusé, et elle avait insisté en me disant que, peut être, cela ferait profiter les ventes, que c'était à nous de négocier le prix et les conditions des portraits. Elle nous avait donné leurs cordonnées et Ella les avait contactées, arrivant à un accord où il fallait baisser les prix pour avoir les contrats. J'avais pris les photos à la hâte le lendemain et, le surlendemain, nous avions pris notre avion de retour en France.

En arrivant ici, nos amis qui ont cette maison en Ardèche nous avaient appelé pour nous dire qu'ils n'allaient pas être ici de tout l'été et, comme c'était la fin du mois de mai, nous pouvions venir y travailler. Nous n'étions jamais venus. Comme c'est à 130 kilomètres de Grenón et, comme j'avais trop peur de faire ce voyage, Ella avait conduit et moi j'avais dû prendre des sédatifs pour m'endormir, ne pouvant pas me déplacer autrement. Notre ami André nous avait accompagnés avec sa voiture pour que je me sente plus en sécurité. Lui, c'est la seule personne, après Ella, avec qui je peux aller en voiture quelque part. Une fois ici, je m'étais mis à peindre, fou de joie.

Cette maison, d'où je t'écris, je l'avais vu aussi dans un rêve, quand j'étais à Saint Sébastien, il y a dix ans maintenant. J'avais rêvé que nous arrivions à Paris chez nos amis et qu'ils nous disaient, «On vous emmène dans notre maison de campagne, près de Valence». Nous étions descendus de Paris avec eux et nous étions arrivés dans cette maison isolée, à la campagne, ils nous avaient laissés là seuls et je me disais dans mon rêve, «C'est bizarre, je n'ai pas peur…». Je voyais qu'ils partaient et nous restions là, seuls et en paix. Quand nous étions rentrés à Paris l'été suivant le rêve, chez eux, comme nous en avions l'habitude, je le leur avais raconté et ils m'avaient regardé étonnés car elle correspondait à une maison qu'ils hésitaient à acheter, comme ils me l'avaient dit par la suite. Elle était en ruines et ils l'ont achetée, la refaisant en entier depuis. Huit ans plus tard nous sommes venus ici pour la première fois, nous sommes restés tous seuls, sans peur, sans peur pour la première fois de ma vie, exactement comme ce que j'avais vu dans mon rêve. Nous sommes restés trois mois cet été-là où j'ai peint les deux portraits. Nous avons vécu les joies de la campagne que nous ne connaissions pas. J'étais là, devant ce paysage unique, en pouvant rêvasser à ma guise, peindre, écrire, rêvasser encore…

De retour à Grenón j'avais fini les tableaux, car je n'avais pas ici tout le matériel nécessaire, je les avais vernis puis emballés et envoyés. Quelques jours plus tard, une des dames que j'avais peintes m'avait appelé en me disant qu'elle aimait beaucoup son portrait et qu'elle nous envoyait le solde du compte. L'autre dame avait gardé silence pendant plusieurs jours m'appelant finalement pour me dire que son portrait…, était une insulte ! Elle disait que je lui avais manqué le respect, en même temps qu'elle m'expliquait que la ressemblance était indiscutable, que je l'avais faite plus belle qu'elle ne se trouvait ce qui ne lui déplaisait pas, mais que je l'avais faite puissante, glorieuse, étant donné qu'elle était une femme simple et que, ses richesses, elles les avait faites avec son travail, que… Comment me défendre? J'étais resté interloqué, muet. Au bout de quelques semaines elle m'avait renvoyé le tableau. Anselmo m'écrivit aussitôt en me disant se sentir humilié, que c'était ma faute, que j'avais tout gâché.

Depuis il nous écrit en disant qu'il garde tous mes tableaux, puisqu'ils sont restés chez lui, encadrés et exposés au moment de notre départ, tant que je ne lui paye pas toutes les dépenses qu'il avait faites pour moi ! Il ne considère en aucun cas que le portrait que j'ai fait de sa femme, Cécile, rentre dans ces comptes, "…puisque je le lui avait offert pour son anniversaire…!", Depuis deux ans ce sont les termes de ses lettres et, bien que nous ayons essayé de lui dire que nous n'avions jamais emprunté une telle somme, que nous n'aurions jamais fait une telle dépense pour faire une exposition, il tient inébranlablement son discours. Ou on lui paye ou il ne me rend pas les tableaux. Des tableaux qui représentent deux ans de travail pour moi. Ils restent en otage pour un événement que je n'avais pas demandé. Et, comme tout cela était fait sans contrat écrit…, nous en sommes là, en attendant !


            Post Scriptum. 20 Avril 2000

Comme je ne t'ai toujours pas envoyé la lettre précédente je te rajoute ce petit mot après un voyage éclair à Saint Diego. La dame dont j'avais fait le portrait et qui l'avait aimé, nous a invité à aller, le mois passé, pour participer à un gala au profit d'une œuvre de charité, en exposant mes peintures. Ella avait téléphoné à Anselmo pour voir s'il nous les donnait pour l'occasion, et il avait acquiescé. A ce moment il nous avait dit qu'il avait vendu déjà un tableau, à moitié prix de celui que nous avions convenu et qu'il prenait le tout pour se rembourser. Quand nous sommes arrivés, avant de rendre les tableaux il avait dit, encore à Ella, que suite à un ouragan un tableau avait été endommagé ! Ella lui avait demandé de l'envoyer aussi. Qu'elle ne fut ma surprise quand je vis ce tableau, déchiré, comme quand quelqu'un donne un coup de pied sur une toile. Car j'en ai vu beaucoup des toiles déchirées par accident et, par un coup volontaire, elles se déchirent autrement. A croire son histoire l'ouragan avait extrait un seul tableau parmi les autres pour le lancer contre un mur…!

Nous avons donc participé à l'événement, nous avons offert une œuvre à l'organisme et nous sommes rentrés en France, après avoir désencadré les toiles et dessins pour pouvoir les emporter avec nous dans l'avion. En arrivant ici, Anselmo nous avait envoyé un mot en nous disant que…, je lui avais volé mes tableaux ! Nous avons dépensé encore beaucoup d'argent pour ce voyage, bien que les transports par avion aient été payés par les sponsors de l'événement.

Nous avons récupéré les tableaux, après en avoir perdu quatre en tout, et beaucoup d'illusions !

 

 

Chapitre VIII
            Ardèche, 29 juillet 1999

Voilà que ce matin, depuis que je me suis réveillé, j'entends un mot, tissu, tissu ! C'est souvent ainsi, je me réveille et je sens quelque chose, j'entends un mot, ou je vois quelque chose de très précis puis, cette chose se précipite en moi, comme une pierre dans un gouffre et, dans sa chute, elle ébranle ça et là les parois, faisant siffler l'air dans sa course, produisant une attente qui coupe l'haleine, qui retient le souffle, sans savoir ce que j'attends, si c'est de connaître la profondeur du gouffre ou d'entendre le choc avec le fond, si c'est de connaître la nature de ce fond ou…, je ne sais pas, j'attends, haletant.

Ainsi je suis depuis le réveil. Le mot "tissu" s'associe à une image aussi abstraite que lui, sans forme, couleur ni dimension, tombant dans le gouffre de mon intérieur et j'attends, haletant, de savoir ce que cette image, comme la pierre, va érafler sur les parois de ma vie, quelle profondeur elle va atteindre dans les confins de moi-même, quelle nature du fond elle va trouver à son arrivée, car il y aura un fond, ou la surface d'un fond, comme l'eau est la surface d'un puits. "Tissu"…, "Tissu"… Le mot s'éloigne dans mon oreille, c'est un écho qui reste, tissu…, tissu…, de plus en plus lointain, au fond d'un spasme à l'haleine coupée.

Je préfère alors dessiner, en attendant. En dessinant, les mots s'effacent de ma pensée, ils n'existent plus, ils s'emmêlent les uns aux autres, ils s'enchevêtrent et forment, comme la surface obtenue par l'assemblage de fils entrelacés, les uns étendus en longueur formant la chaîne, les autres en travers constituant la trame, un dense…, tissu. C'est ainsi que j'ai pu vivre jusqu'à présent, en rajoutant des trames à ce vaste tissu inextricable de ma vie que je ne pouvais reconstituer avec des mots.

Il y a cinq ans déjà, dans le village colonial de Rapurná, j'avais connu un tisserand qui débutait dans sa carrière. Après avoir fait des études de textile industriel, il avait décidé de revenir aux origines et tisser lui-même. Il avait acheté un vieux métier à tisser et l'avait installé dans une pièce qui donnait sur la rue et, en laissant la porte ouverte, les passants pouvaient le voir travailler, entrevoir ses créations et les acheter, si cela les intéressait. C'est ainsi que je fis sa connaissance, attiré par cette machine rudimentaire qui avait l'air de produire en lui une telle passion et dont je ne comprenais nullement le fonctionnement. A mes questions intriguées il se fit un plaisir de m'expliquer, pas à pas, les rudiments de son art. Il me donna rendez-vous un jour où il allait "monter" son métier et je le vis enfiler, une à une, les innombrables aiguilles des peignes qui vont former ensuite la chaîne. Je ne sais pas si tu connais un métier à tisser mais, pour que tu comprennes ce dont je veux te parler, je te décrirai le modèle que j'avais connu, bien qu'il en existent beaucoup d'autres. En principe le métier à tisser comporte une structure de soutien sur laquelle prennent appui deux rouleaux à chaque extrémité et une tour au milieu de laquelle pendent plusieurs cadrans. Ceux-ci, s'appellent peignes, car ils ont à l'intérieur des fils métalliques avec un orifice au milieu, à l'image d'une aiguille et son chat, étant actionnés par des pédales qui se trouvent au sol et sur lesquels se met debout le tisserand. Sur le rouleau du fond, en bois à l'origine, se posent au départ du montage les bouts des fils de toutes les bobines, placées à ses pieds, en nombre de la quantité de fils que comporte la largeur souhaitée du tissu. Ces fils vont s'appeler les chaînes. Chacun va être déroulé, en le tenant par son bout, traversant le chat d'une des aiguilles d'un peigne et allant s'attacher à un clou du rouleau qui se trouve à l'opposé, généralement du côté où va se placer l'artisan. Dans un métier à tisser très simple il existe, au minimum, deux peignes, pour pouvoir accomplir son but mais, il peux en avoir beaucoup plus, selon la complexité du point à tisser. Quand il y a seulement deux peignes, pour simplifier la description, les fils de la chaîne vont être enfilés en s'alternant dans l'un ou dans l'autre, soit régulièrement soit avec un ordre préétabli qui va configurer l'aspect général du tissu. Quand tous les fils ont été enfilés, ce qui demande un long et patient travail, on dit que les chaînes sont montées et on mesure dans les bobines, par la suite, la longueur des fils, qui va donner la longueur de la pièce de tissu, pour les enrouler à leur tour dans le premier rouleau. Le métier étant ainsi prêt, on peut actionner alors, avec les pédales, les deux peignes parallèles pour qu'ils montent ou descendent, tour à tour, faisant que les chaînes intercalées, avec l'un ou l'autre peigne, déplacent une moitié vers le haut et l'autre vers le bas, laissant glisser dans cette ouverture, à l'aide d'un récipient affûté en bois où se trouvent de petites bobines, les fils qui vont en travers, appelés la trame.

On utilise souvent la métaphore du tissus pour la vie ou la littérature, en disant, «La trame de la vie…» ou, «La trame d'un roman, d'une histoire…» mais, souvent, à force d'utiliser un expression, on oublie son sens initial. Je ne suis pas assez érudit pour savoir qui est le premier auteur qui a utilisé cette métaphore, ni même si elle existe mais, comme depuis ce matin j'entends le mot tissu, l'associant à ma vie, je te dirai ma version de cette image.

Dans la peinture, on peint depuis des siècles les mêmes sujets, des natures mortes, des corps d'hommes ou des femmes mais, chaque peintre les voit à sa manière, car ce n'est pas le sujet en lui-même qui porte la version de l'artiste, mais le comment il voit ce même sujet. C'est dans le "comment" que se trouve toute la valeur de son art et non pas dans le "quoi". Le sujet est au peintre ce que la métaphore est à l'écrivain.

Dans ma version de la métaphore du tissu, les chaînes seraient ce qui est constant dans la vie, qui va du début jusqu'à la fin, qui détermine sa longueur dans le temps, sa durabilité, qui confère le ton du fond et qui va donner, à cette vie, les caractéristiques qui sont propres à elle seule. Les fils de cette chaîne comportent tout ce qui vient avec nous à la naissance, notre race, notre couleur, notre culture natale, celle du pays où nous allons commencer l'existence et celle des parents, avec tout ce qu'ils nous apportent qui leur a déjà été déterminé, notre potentiel génétique en somme, nos dispositions ou indispositions physiques, tout ce qui est inébranlable, qu'on ne peut plus changer, qui est et sans lesquels on ne peut pas être humain. Il y a des vies qui, au départ, possèdent beaucoup plus de chaînes que d'autres et qui sont, depuis le commencement, enfilées dans une multitude de peignes différents, ce qui permettra, comme les métiers à tisser, selon le rythme de leurs entrecroisements successifs, de créer des tissages de plus en plus complexes. Pour ceux-là, il faut que leur tisserand soit très doué et compétent car, sinon, la vie sera une suite de complications sans but, à force de pédaler sans programme préétabli, ne sachant qu'emmêler les trames et les chaînes dans un désordre sans fin.

Il y a d'autres vies qui naissent avec le moins de chaînes possibles et qui sont pour cela, depuis le début, enfilées dans le nombre de peignes le plus restreint mais qui, si elles ont conscience de leur avoir et, si elles les développent avec la plus grande exigence, réussissent à faire des tissus d'une grande perfection qui ont bien plus de valeur que n'importe quel autre tissu fait avec une multitude de peignes.

La trame, ou les trames, seraient tous ces événements qui, depuis le tout début de l'existence, vont se trouver prisonniers dans l'entrecroisement des chaînes. Au fur et à mesure que l'existence se découle, les événements vont être soit très variés, soit très prévisibles, soit très monotones. Aucun d'eux n'est meilleur que l'autre car, avec des trames de couleurs très variées et mal accordées, on tisse des étoffes criardes et repoussantes et, avec des trames monochromes, on peut atteindre des plages colorées de paix.

C'est donc au tisserand de la vie et, à lui seul, de réussir son étoffe car elle sera, à sa mort, son unique linceul.

Peut-être, me diras-tu, le vrai tisserand peut tout choisir dans le vrai métier à tisser et non pas l'artisan de la vie. Mais ce n'est point le cas. Puisque même s'il peut, dans le cas idéal, choisir parmi le tout, il ne peut pas tout choisir. Comme dans tout choix, il y aura des choses exclues, soit des chaînes, soit des peignes, soit des trames, sont des longueurs. Dans un seul tissu il ne peut pas tout faire, même s'il a les moyens. Tout choix comporte le risque de ne pas être le bon pour réaliser le tissu qu'il désire, à moins qu'il ait déjà réalisé le même tissu auparavant. Mais ce ne serait plus une création. L'homme dans sa vie il n'en a qu'une à faire et, elle est, forcément, une création.

Dans la vie aussi, on peut essayer de répéter celles qui ont déjà été faites avec les même chaînes, il suffirait de refaire les mêmes mouvements de pédales, de laisser rentrer les mêmes événements et rendre le résultat prévisible. Dans les trames on pourrait rentrer les jeux d'enfance, les études, les premiers pas dans la religion, on choisirait ensuite un travail similaire à celui d'un proche, on se marierait et on saurait que les enfants donnent des problèmes, qu'il y a des maladies, comme des fils cassés dans le tissage, ou des peines pour la mort de proches, comme des morceaux de fils mal enfilés. Il suffirait de suivre les enseignements des ancêtres et on apprendrait à ne pas trop tirer les fils pour que la trame ne soit pas trop serrée, que les événements ne s'entassent pas les uns sur les autres, ni trop tirer sur le rouleau à embobiner sinon les chaînes seraient trop tendues ou trop lâches, comme les conditions de l'existence si on force leur point de résistance, au risque de casser des chaînes et faire ainsi des trous dans le tissu, ou on peut apprendre à pédaler à rythme régulier, pour mener une cadence qui ne fatigue pas. Mais, le tisserand qui s'aventure à faire des choses nouvelles, des choses qu'il n'a pas vu faire par ses enseignants, qui essaie dans chacun de ses pas de suivre une nouvelle expérience, rêve d'un tissu merveilleux, étincelant des fils les plus variés, se mariant dans une harmonie parfaite, avec des longueurs à couvrir la terre entière, des tissages d'une variété unique ou le passage de la main sur sa surface ferait frémir le plus insensible, ou ces densités chaufferaient les plus frileux.

On peut passer toute notre existence à essayer de comprendre comment a été monté le métier à tisser de notre vie, sans arriver à tout voir. Nous ne sommes, en réalité, que des apprentis tisserands et, le maître qui a monté le métier, disposé le fils pour faire la trame, a disparu ou, du moins, nous ne le voyons pas. Ce sont nos parents, ou ceux qui les ont remplacés, qui ont placé les premières trames, sans que nous sachions à quel moment nous pouvons dire que nous devenons les maîtres d'oeuvre, à partir de quel moment nous pourrons croire que nous pouvons décider. Pouvons-nous, à un moment donné, couper des chaînes qui nous dérangent, sans courir le risque de faire des trous dans notre existence ? Pouvons-nous choisir les événements qui nous arrivent sans les attendre, mettre un fils de trame noir là où on pensait mettre du blanc ?

Est-ce que je peux, moi, dire un jour «Je coupe le fils de la chaîne nommé Zacharie ?». Et, pourtant, je ne le vois pas depuis huit ans, je ne sais pas s'il vit ou non. Est-ce que je veux couper celui de ma mère, car les psychiatres me disent que je dois faire son deuil ? Si je fais des trous ici et là, les trames n'auront plus où s'accrocher à moins que…, à moins que je veuille ces trous comme partie intégrante de mon étoffe, comme partie essentielle de mon œuvre, de la même façon que les tisserands peuvent, techniquement, rendre inutiles quelques chaînes pour faire un trou, ou enlever la moitié de la largeur en coupant la moitié de chaînes, pour continuer seulement une bande étroite jusqu'à la fin ? Ou ne pas utiliser tous les peignes montés, ne se servir que des deux nécessaires pour créer un tissage simple ?

Il ne peut pas, pour autant, rajouter des peignes en cours de route, comme on ne peut pas changer de données génétiques, ni de hauteur du corps ni de capacités mentales ni physiques. On peut rajouter des chaînes en cours de route, élargir son tissu, si son métier à tisser le permet, comme on peut rajouter à sa vie celle d'un autre par le biais de l'amour, pouvant l'inclure dans nos trames, élargir le champ de notre existence. Est-ce qu'on connaît tous les dons avec lesquels on est né? Est-ce qu'on peut contrôler tous les fils de notre existence ou, simplement, tout simplement, ne plus se poser la question et tisser, tisser, en essayant d'oublier qu'on s'est trompé depuis le montage et qu'il faut attendre le bout pour en finir?

Je pense à ma vie et je crois que j'ai opté pour tout garder et, au lieu de couper, de rajouter des chaînes. Le fils de tous ces malheurs que j'ai vécus, teintés sombres, donneront peut-être de la profondeur aux couleurs étincelantes que j'essaie de garder pour la surface. Il me faut tout cela, au fond, pour soutenir cette grande et puissante couche de trames, chargées de pierres précieuses, de fils d'or et argent, dont je veux me croire le tisserand pour supporter, supporter encore les poids de cette vie.

Si, au lieu de couper avec ma culture d'origine, ma langue, ainsi que tout le reste, j'en rajoute une autre, d'autres cultures, d'autres langues, d'autres amours, d'autres envies, d'autres paysages que ceux qui m'ont vu naître ? Si j'excelle dans mon métier de tisserand et j'arrive à tout harmoniser pour n'extraire à la surface que ce qui est immortel, universel, je pourrais couvrir alors de mon linceul ceux qui veulent y trouver un gîte, qui manquent un jour d'amour, de chaleur, qui n'ont pas de toit, ou pire encore, car il n'y a rien de pire dans l'existence, qui n'ont plus d'espoir ?

 

 

 

Chapitre IX
            Ardèche, 30 juillet 1999

Ici en France pour les uns les vacances finissent aujourd'hui tandis qu'elles commencent pour les autres. Sur les routes les gens se bousculent pour attraper le temps de loisir qui leur est conféré et, les autres, pour regagner leur place de travail.

Moi, je continue à dessiner et à t'écrire. Je le fais avec hâte, comme s'il ne me restait plus de temps pour arriver à te faire savoir tout ce que tu ignores de moi. Je t'écris comme qui fait un testament car, si mes jours de paix sont comptés, le sont aussi ceux de ma création. Pourquoi n'ai-je pas pris le temps de t'écrire tout ceci avant, pour ne pas avoir à le faire hâtivement, au risque de tout emmêler ? Je voulais continuer le récit de mon voyage et je me suis laissé aller à des pensées voisines…, comme une fois, lorsqu'on m'avait demandé pour une interview, ce que je pensais sur l'art et que je n'avais su répondre que par une comparaison sur…, les voyages. J'avais répondu que, si un homme partait en voyage dans une pays étranger et, à son retour, au bout de quinze jours, on lui demandait d'écrire un texte sur le pays qu'il venait de visiter, il pourrait facilement écrire un livre, puisqu'il le ferait par le biais des différences avec le sien. Les différences, d'ordre apparent, sont très évidentes, permettant de décrire très longuement ce qui n'est pas similaire à ce qui nous appartient. Mais, si le même homme restait dans le pays étranger un an au bout duquel on lui faisait la même requête, il serait plus laconique dans sa réponse, pouvant écrire seulement quelque dizaines de pages. Si le même homme restait quelques années, le nombre de ses pages serait inversement proportionnel au temps passé, car les différences apparentes, entre son pays d'origine et le nouveau, se seraient estompés avec le temps et, l'essentiel, se sera rapproché de plus en plus du sien. Si, au bout d'une vingtaine d'années, on lui demandait encore d'écrire sur ce nouveau pays où il est allé, qui n'était pas le sien, il dirait que c'est le sien et qu'il n'a rien à dire. C'est pareil avec l'art. Si on est débutant dans un art quelconque on pourra vanter ses vertus et ses difficultés mais, dès qu'on le fait sien, dès qu'il devient partie intégrante de notre vie, on ne peut plus rien dire, à moins qu'on puisse reconstituer sa propre vie.

J'aurais pu écrire, si on me l'avait demandé, quand j'étais arrivé en France et que je ne parlais pas la langue, ni ne connaissais les coutumes, comment les choses le plus anodines d'aujourd'hui étaient alors le centre de toute mon attention. J'aurais pu écrire comment j'avais appris le pouvoir magique de certains mots, qui se métamorphosaient à la guise de mes moindres désirs, traduisant et comblant toutes mes lacunes. J'avais compris que si je comprenais le sens des mots-clés comme "truc" ou "ça", je saurais parler français car, je n'entendais que ces mots au milieu de tout ces sons inintelligibles, rentrant dans un brouillard des sons jusqu'à une nouvelle éclaircie, où les mots résonnaient clairs et distincts à nouveau. Si je demandais comment on nommait un objet ou un autre, indifféremment, tous s'appelaient avec les mêmes syllabes. Quand j'avais compris que tout pouvait s'appeler ainsi en le signalant du doigt, j'avais fait de grands progrès de communication et je croyais que mon contrôle linguistique était très grand. J'aurais pu écrire aussi comment j'avais dû apprendre le système numérique français, qui n'est pas un système décimal mais vingtimal, que je n'aperçois plus maintenant, mais dont je me souviens de l'impact qu'il produisait sur moi au début. Ici les nombres se basent sur le chiffre vingt, bien qu'ils se conjuguent comme un verbe irrégulier. On compte de un jusqu'à vingt, ensuite on recommence en multipliant mais, seulement à partir de trois fois vingt puis, on rajoute des décennies et ses multiples jusqu'à arriver de nouveau à vingt. Quand on arrive à quatre fois vingt on rajoute à nouveau de un jusqu'à vingt pour arriver à la centaine. Pour quelqu'un qui est né dans ce système numérique cela ne pose pas de problème mais, quand on l'apprend étant adulte et venant d'un système classique décimal, on doit faire des additions et multiplications pour arriver à dire un chiffre qui, normalement, se dit avec un seul mot. C'est comme pour quelqu'un qui ne connaissant pas le système anglo-saxon de mesures, doit adapter sa pensée pour pouvoir imaginer de vraies pieds, de vraies pouces, pour comprendre visuellement une mesure. Dans le système numérique français, si on suit la logique utilisée pour les nombres, puisque quand on apprend une langue et une culture étrangères on applique la logique, ce qui est en soit un processus illogique, et on dit, deux-vingt-dix pour dire cinquante, ou trois-vingt-once pour dire septante-un, personne ne comprend et, pourtant, cette suite de numéros à la même logique vingtimal que, quatre-vingt-dix, pour dire octante. Car les mots décimaux existent mais ils ne sont utilisés que dans les autres pays francophones, sauf en France. J'aurais pu, enfin, écrire aussi que j'avais dû apprendre un système monétaire assez complexe puisque quand on me donnait un billet de 50 francs je devais lire cinq mille et, un de 20 francs, deux mille. C'étaient les anciens francs qui avaient était réévalués, depuis plusieurs décennies et qui continuent en vigueur, jusqu'à ce…, qu'une nouvelle coutume du genre soit remplacée.

Toute ces petites anecdotes sans importance pour moi, maintenant et ici, étaient en réalité des différences qui se rajoutaient au reste, que j'avais fini par intégrer, en oubliant que je les trouvais illogiques au moment de les apprendre. Il est possible aussi qu'on puisse trouver ces petites remarques empreintes d'ignorance, comme l'est toute approche de quelqu'un du dehors avec les yeux du dehors. De la même façon quand un européen va en Amérique du Sud et filme les gamins de la rue en disant que c'est cela toute la véracité du pays, il réduit une vaste réalité a un problème précis. Il y serait de même si un étranger venait filmer Paris et ne s'attarderait que sur les clochards, disant dans son reportage qu'ainsi sont traités les vieillards en France. Mais…, nul ne veut qu'on voie ce qu'on ne voit plus parce qu'il fait partie de notre quotidien !

Les années se sont écoulées depuis ma première arrivée dans ce pays et je ne suis plus en mesure d'écrire sur lui, comme je ne suis pas en mesure d'écrire sur l'art, à part de le faire par le biais de…, ma vie. Mais, comment pouvais-je t'écrire sur ma vie, sinon en me voyant proche de la mort? La mort morale me fait prendre de la distance, tout m'est étranger, même ma propre vie, je la vois de loin, du dehors, avant de mourir réellement. Ainsi, et seulement ainsi, j'ai pu t'écrire. On ne peut plus se révolter contre ce qu'on ne voit plus, contre ce qui est devenu notre paysage quotidien, même si cela nous tue, même si cela détruit notre être profond, car on l'a associé à une partie intégrante de soi dont on ne peut plus faire abstraction, puisqu'on ne peut plus le considérer en dehors de soi et le voir tel qu'il est.

Qu'est-ce qu'il nous reste quand on s'est déplacé ailleurs de son lieu natal, de l'endroit où on s'identifiait à tout ce qui nous entourait ? Si nous ne sommes plus proches des gens qui ont une image de nous, que nous avons fini par accepter comme propre, si nous n'avons plus la langue pour nous exprimer avec les mots chargés de sens qui nous ont été imposés, si nous n'avons plus la reconnaissance ou le mépris de ceux qui nous entouraient et qui nous donnaient une valeur, toute relative à leur seul point de vue, qu'est-ce qu'il nous reste ? Il nous reste un soi tout petit, tout dépendant des valeurs extérieures imposées par un groupuscule humain déterminé. Un tout petit être qui a besoin de se rassurer sur son importance par son appartenance à un lieu, une culture, une religion, un peuple, une langue, qui le font sentir le puissant possesseur de tout cela. Un tout petit être qui va chercher désespérément à se rallier à toutes les apparences qui l'entourent pour se sentir exister, être quelqu'un, pas si petit que cela. Un tout petit être qui va chercher sans retenu des morceaux de nourriture de son pays natal, des gens qui parlent comme lui, qui vont s'accrocher à tous ses petits riens comme si c'était la vérité absolue, la seule vérité de l'existence. Et s'il n'a pas la banane plantain, ni le manioc, ni la salsa, ni son fromage ou le vin de son pays, ni sa choucroute ou son boudin, il va sentir qu'il n'est plus rien, il ne va plus se trouver lui-même.

Ainsi se forment les ghettos des gens qui passent leur vie à chercher les choses extérieures qu'ils ont laissées. Non, je ne les critique pas, car il y a parmi eux ceux qui ont été obligés, par la guerre, ou d'autres motifs aussi cruels, à quitter leur pays, s'arrachant à ce qui leur était propre et indispensable. J'essaie de voir, moi, ce que nous sommes, nous hommes, sans tout cela. C'était cela le but de mon voyage, que j'ai commencé à te raconter au début de cette lettre et que j'ai arrêté avec mes longues parenthèses. Ce n'est qu'en te racontant, ce que j'ai pu faire, que je peux te dire ce que j'ai découvert, ce en quoi je crois. Sinon ce serait comme les critiques d'art ou de toute autre chose, qui peuvent bien parler sans agir car, quand ils ont essayé de le faire ils n'ont pas pu, se rabattant à huer ceux qui s'aventurent dans l'arène pendant qu'ils restent sur les gradins. Ou, comme les amateurs de sports, avec leur embonpoint bien entretenu, qui vocifèrent si leur athlète favori fait une erreur et, se félicitent, eux-mêmes, s'il récolte une victoire, faisant du sport par procuration et gagnant toujours car, si les athlètes perdent, c'est leur faute et, s'ils gagnent, c'est grâce à eux.

Je retourne en arrière pour te raconter, depuis l'arène où se joue ma vie, comment se sont déroulés tous ces événements que tu ignores. Je t'avais laissé, dans mon récit, à Florence. C'était en avril 1974. Un mois après j'étais rentré de nouveau à Paris, un peu plus rassuré et plus serein, qu'à mon arrivée en Europe. A ce moment-là, pour moi, mon voyage pouvait finir, j'avais vu Rome, je pouvais mourir. A Paris j'étais retourné chez Luigi récupérer mes bagages et chercher où je pouvais aller. Il m'avait logé à contrecoeur, sur des couvertures, par terre, pour ne pas dormir dans son lit.

Le lendemain de mon retour il m'avait emmené à la maison d'Amérique latine où il y avait des gens comme moi et des français qui voulaient connaître…, des gens comme moi. Ce même jour j'avais connu une femme, elle m'avait souri, je lui avais souri, nous avions parlé un petit moment en anglais et puis nous avions échangé nos adresses, nous donnant rendez-vous pour le lendemain au même endroit. La situation avec ce jeune homme était pire qu'avant et j'étais très angoissé à nouveau, sans parler la langue, sans connaître Paris. Le lendemain je m'étais réveillé avec une très douloureuse crise d'hémorroïde, je ne pouvais pas me mettre debout. Ce jour-là j'avais reçu une lettre, la première de Zacharie, m'annonçant son nouveau mariage, déjà consommé. Je pleurais son absence. Sa lettre, comme toutes celles que j'ai reçues de lui, était pleine de mots d'amour, de compréhension, du manque que je lui causais. Odette, la femme que j'avais connu la veille, voyant que je n'étais pas venu à notre rendez-vous, s'était décidée, le surlendemain, à venir me chercher dans la chambrette de Luigi. C'était le matin. Celui-ci était parti à la faculté et j'étais en larmes, la douleur était encore très aiguë et puis, j'étais toujours couché, dans cette chambre innommable et, quand elle avait frappé et que j'avais ouvert en pleurant, elle n'en croyait pas ses yeux. Luigi ne m'enfermait plus, il ne voulait plus me voir puisque je ne couchais pas avec lui. Odette, dans une élan irréfléchi, me dit de faire mes bagages et venir chez elle. Elle n'avait pas pensé, elle était émue de me voir là, elle même avait pris mes affaires, avait fermé ma valise, m'avait aidé à m'habiller, á descendre l'escalier et à tout porter. Elle faisait tout cela sans me connaître, nous nous étions parlé seulement un petit moment l'avant-veille et, maintenant, elle m'offrait sa maison. Moi non plus je n'avais pas réfléchi, cela ne pouvait pas être pire. C'était bien loin de là.

C'était une femme merveilleuse. Je garde d'elle le souvenir d'un guide, envoyée par le ciel lui-même ou, par ma mère, pour me protéger. Elle avait un appartement très bien aménagé, composé d'un seul espace pour vivre en guise de chambre-séjour, une cuisine et une salle de bains, du côté de l'université où elle était enseignante et faisait des recherches. Elle m'avait installé rapidement chez elle et était repartie à son travail. Je l'avais attendu, en me reposant, sans donner crédit à mes sens devant un tel événement. Le soir elle avait préparé un délicieux dîner chez elle et m'avait dit, sans détour, que nous n'allions pas coucher ensemble, que je dormirais sur le canapé. Elle était devenue, par la suite, mon cicérone. En premier lieu elle m'avait indiquée comment faire pour aller la retrouver à la faculté à midi, où elle m'avait présenté ses collègues et où je pouvais déjeuner dans leur restaurant universitaire, ensuite elle m'avait indiqué comment bouger dans le métro, comment rentrer à la maison depuis la station la plus proche. Elle m'avait ouvert Paris. Elle avait arrêté de me parler en anglais pour me parler doucement en français et, bien que je lui répondisse en anglais au début, j'essayais de laisser sortir mes connaissances enfouies du français. Un jour elle m'avait emmené voir ses expériences à la faculté sur des pigeons et elle m'avait expliqué en détail ce qu'elle faisait, ce qu'elle attendait trouver mais, je ne comprenais rien de ce qu'elle disait, ayant honte de l'arrêter, voyant que cela lui faisait plaisir et essayant, par mes années de recherche et les quelques indices sur ses méthodes de travail, de me faire une idée de ce qu'elle faisait qui n'était, peut-être, pas très loin de la réalité.

A part ses cours et ses recherches, elle prenait des cours de danse classique, pendant les fins de semaine. Elle m'y invita l'accompagner le premier samedi, ce qui fut pour moi comme si elle m'avait emmené au coeur de ce que je pouvais croire qu'était le coeur de Paris, là où battait l'âme, où le sang était propulsé, où la vie de cette ville donnait ses cadences. Voir ces corps, ces gestes, pour la première fois de ma vie, ces femmes belles, élancées, aériennes, ces hommes beaux et conscients de l'être, la salle, l'odeur de transpiration, tout cela m'avait enivré à un point où, encore aujourd'hui, je frémis de la chance que j'avais.

J'avait découvert un jour par hasard, à l'âge de onze ans, à Saint Sébastien, un programme de télévision où il y avait du ballet classique, et j'avais essayé par la suite d'imiter les gestes, les sauts, les pirouettes, jusqu'à ce que, un jour, Zacharie m'eut pris en flagrant délit, comme si j'étais en train de me travestir ou, peut-être pire, de tuer quelqu'un, et m'interdisant catégoriquement de revoir ces programmes…, pour filles. Je m'étais débrouillé pour lui désobéir, d'une façon ou d'une autre, et j'avais continué à les regarder et à les imiter. J'étais, tu te souviens peut-être, doué d'une souplesse physique bien au-delà de la normale, que je garde encore à un moindre degré, malgré les arguments de beaucoup de gens qui disaient, pendant mes années d'adolescence, que c'était à cause de mon jeune âge. Je pouvais faire le grand écart naturellement, faire toutes les poses du yoga, du lotus aux plus compliquées, j'étais, naturellement, ce qu'on appelle un contorsionniste, je pouvais me cambrer en arrière, attraper mes chevilles et marcher ainsi. Quand j'avais vu ces pas de ballet classique, je les avais tout de suite imités, je sautais en l'air en faisant le grand écart, grotesquement j'imagine, mais je trouvais cela très beau, je posais mes pieds en quatrième, je bombais le torse et les bras en arc sur la tête, tout seul, en cachette, pendant que vous jouiez aux indiens et aux cow-boys.

Alors, quand j'avais pu voir un vrai cours, avec un ancien danseur de l'opéra de Paris, peut-être celui-là même qui m'avait fait rêver quand j'étais petit, à l'autre bout du monde… Je regardais si passionnément que, le professeur, avait demandé à Odette si je voulais venir au cours. Quand elle m'eut traduit je sentis que c'était trop pour moi, j'avais trop de choses à vivre en même temps, il fallait aller pas à pas pour en savourer davantage ayant décliné l'invitation puisque, de toutes façons, je n'aurais pas compris les explications en français. Deux ans plus tard, exactement, j'avais pu me donner à l'apprentissage des rudiments de cet art et, même si j'étais déjà bien trop âgé pour en faire une profession, je pouvais profiter de la connaissance que cela me donnait, au plus petit niveau qu'il fut, comme l'amateur de peinture jouit de faire des esquisses, puisque cela lui permet d'avoir un regard plus intérieur quand il contemple un tableau de maître.

La danse classique, très différente de la danse basée sur le rythme, comme la nôtre, se base sur le contrôle du corps, au départ, pour aboutir au laisser-aller empreint de connaissance, au contraire de notre danse dont la base est le laisser-aller, pour aboutir au contrôle apparemment négligé. Tout ce qu'Odette me montrait c'était tout ce que j'attendais de voir à Paris. Je vivais mes rêves et, comme chaque jour pouvait être le dernier, je me disais, en me couchant, que je pouvais mourir déjà.

Au bout d'une vingtaine de jours, j'étais plus sûr de moi à Paris, bien que pour Odette ce fût, en réalité, une charge dans son quotidien. Je restais tard le soir à lire, elle se levait tôt le matin pour aller travailler, je voulais sortir les soirs et, elle, dormir. Elle m'avait cherché, sans me le dire, un lieu qui s'adapterait à mes besoins du moment, et mon besoin était de parler la langue, de ne pas dépenser trop d'argent, de m'inscrire à la faculté pour l'année suivante. Un jour elle m'avait expliqué les difficultés qu'impliquaient un séjour plus long chez elle et, ensuite, elle m'avait dit qu'elle avait une amie, mère de deux enfants, qui pouvait me loger en échange de les garder les soirs au retour de l'école. J'aurais le dîner et le petit déjeuner, plus le gîte, en échange de trois heures par jour et la possibilité de parler en français avec les enfants. Parce que le plus difficile à Paris, pour un étranger, c'est de parler français. Tu peux tout faire à Paris sans parler cette langue. J'avais connu un chilien qui y habitait depuis quatre ans et qui ne parlait pas un mot, il parlait en espagnol aux commerçants pour acheter le nécessaire et, souvent, cela coïncidait bien pour être compris, trouvant toujours dehors avec qui parler dans sa langue. Quand on est dans cette situation on entend parler sa langue partout, dans les cafés, les métros, les bars, les marchés, comme quand on se casse un bras on ne voit que des bras dans le plâtre, ou quand on a une voiture d'une marque et d'une couleur, on ne voit que la même voiture partout. Quand on est à l'étranger quelque part et qu'on ne parle pas la langue du pays, si on entend des sons clairs et nets, au milieu de ce brouhaha permanent et incompréhensible, ce sont ceux de ta langue.

Ayant rencontré son amie et étant d'accord avec les termes du contrat comme garçon au pair, j'étais donc parti chez elle et j'y suis resté jusqu'à la fin de l'année scolaire, date à laquelle ils partaient en vacances. Odette me voyait toutes les fins de semaines et nous eûmes une belle amitié qui finit, malheureusement, parce qu'elle est partie, vers la fin de l'année, dans un pays d'Amérique du Sud où vivait l'homme de sa vie, qu'elle connaissait déjà. Vers la fin du mois de juin je n'avais plus de logement, il fallait que je trouve quelque chose. Je comptais les jours, les semaines, les mois passés en Europe comme du temps gagné sur la mort. Retourner dans notre pays me semblait aussi terrifiant que de devoir mourir, quand je venais à peine de connaître la vie. A cause de cela toutes ces dates sont tellement présentes dans mon esprit après toutes ces années. Du 19 mars au 31 juin c'étaient trois mois et douze jours gagnés de vie, de mort retardé. Je me défiais à moi-même d'une seule chose, reculer la date fatidique du retour, la reculer.

Avec les enfants je m'étais laissé aller à parler sans craindre de faire de fautes et j'avais commencé à mieux comprendre, à mieux pouvoir m'exprimer. Les enfants ont le don d'apprendre les langues aux autres, ils sont patients, ils sentent qu'ils peuvent donner quelque chose qu'un adulte ignore et, en plus, ils font les corrections avec joie, sans mépris, peut-être parce qu'à ce moment, ils sont eux-mêmes à l'école et ils n'aiment ni le mépris, ni le blâme. On peut tout apprendre avec douceur, et par cette voie l'apprentissage demeure, parce qu'il est empreint d'une émotion valorisante.

Je faisais des efforts énormes pour ne pas aborder les hispanophones que j'entendais partout mais, parfois, je ne supportais plus ces longues journées en silence, sans rien dire à personne sauf des mots d'enfant à des enfants, avec un langage d'enfant. C'était mon apprentissage le plus douloureux, celui de ne pas comuniquer par la parole. A part les contraintes de ne pas pouvoir parler pendant ces premiers mois, le reste n'était que du plaisir pour moi. La nourriture ne m'était nullement étrangère, je n'avais la nostalgie de rien, au contraire, je voulais connaître tout ce qui était nouveau pour moi. Mon silence n'était en réalité que verbal car, je parlais autrement, j'écrivais des lettres sans fin, que je postais, n'ayant souvent pas de réponse, fait qui m'incite à ne pas t'envoyer celle-ci.

Le temps qui me restait de libre, quand les enfants partaient à l'école, je l'utilisais pour me promener dans Paris, seul, allant voir les musées, avec une avidité sans limites, sachant que je ne pourrais jamais tous les voir. Au début je ne pouvais pas aller au théâtre ni au cinéma, puisque je ne comprenais pas, profitant de voir ce qui n'avait pas besoin d'interprètes, la peinture et la sculpture. Je ne me lassais pas, je ne savais pas que j'étais en train de faire mes études sur ce qui allait devenir ma véritable passion, ma profession, ma vie entière, car j'étais, jusqu'alors, voué à l'écriture.

L'écriture était devenu mon moyen de communication, avec les autres, avec moi-même. J'avais laissé les pinceaux et les crayons depuis bien longtemps, quand j'avais quitté les études d'architecture et, depuis, que je l'avais fait, j'avais arrêté de pleurer ma mère. De la pleurer avec compulsion, constamment. Quand j'avais commençais mes études de Lettres, à Santa Fé, je la pleurais toujours, mais j'avais repris goût à la vie, j'avais appris á écrire à la machine très rapidement à cause de tous les travaux pratiques et j'arrivais à taper de quinze à vingt pages par jour. Ayant goûté aux plaisirs de la dactylographe je ne pouvais plus écrire à la main, c'était trop lent, je devais regarder mes mains au lieu de poser mon regard en face, me laissant aller à mes pensées tout en écrivant. J'étais arrivé au point de pouvoir éteindre les lumières et écrire dans l'obscurité. Quand je suis arrivé en Europe, la première chose que j'avais achetée c'était une machine à écrire et j'avais du l'acheter en Italie car, en France, le système de placement de touches est différent du reste des pays du monde. En Italie j'en avais trouvé une qui pouvait écrire tous les signes espagnols, français et l'anglais, avec deux touches supplémentaires seulement. Je l'ai gardée pendant plus de vingt ans, mais elle écrit péniblement maintenant et je ne peux plus l'utiliser, bien que je l'aie toujours avec moi.

Tout cela ce ne sont que les détails de l'adaptation, selon les besoins, d'une culture à une autre. Si j'avais été agriculteur ou cuisinier, mes besoins et manques auraient été tout autres. Mais j'étais, je voulais être, écrivain. Je me confrontais alors à ces petites difficultés d'adaptation, qui sont devenues, en réalité, de grandes handicaps ou peut-être, finalement, l'aiguillage pour m'indiquer mon chemin. Je voulais parler vite la langue, la parler le mieux possible, je voulais m'adapter à tout jusqu'à ne plus voir les différences, jusqu'à ne plus m'apercevoir que j'étais en terre étrangère. Mais, pour exprimer mes pensées par écrit, je ne pouvais qu'utiliser ma langue d'origine, ou chercher un autre langage qui n'aurait plus eu besoin de traduction. Ce n'était pas à moi de choisir.

 

 

 

Chapitre X
            Ardèche, 1 août 1999

Je suis en attente d'un miracle. Je ne sais pas lequel, mais un miracle qui nous permette de rester ici, dans ce merveilleux paysage, au milieu de ce calme où j'ai pu déverser mon âme empoisonnée, emprisonnée. J'ai pu dessiner, des multitudes de fois, le visage de ce jeune homme qui m'a permis de t'écrire. Hier j'étais resté sans feuilles à dessin et, quand j'ai voulu continuer à t'écrire; je n'ai pas pu le faire parce que je ne pouvais pas dessiner non plus. J'étais en manque et j'ai dû aller chercher quelques feuilles froissées au village voisin en attendant d'en commander d'autres en ville. En arrivant, j'ai pu me remettre à dessiner et, ce matin, je sens à nouveau la plume légère, je peux reprendre mon récit. Je suis sous le marronnier, je regarde le village d'en face, un village où, quand j'y vais, je me sens chez moi.

Chez moi. Hier soir j'ai eu un terrible cauchemar. Je voulais rentrer chez moi et puis Zacharie m'en empêchait. Je faisais des efforts pour rentrer mais lui était plus fort et m'en empêchait. J'étais en larmes, je voulais crier et je n'arrivais pas, je voulais forcer la rentrée et je n'arrivais pas. J'avais trouvé un cousin dans la rue et j'essayais de lui dire que Zacharie ne me laissait pas rentrer chez moi mais, il ne m'entendait pas ! Je faisais des efforts et j'entendais une voix impérieuse qui me disait, «Il faut que tu le dises, il faut que tu dises que c'est Zacharie qui t'en empêche car, tout le monde autour, trouve étrange que tu ne rentres pas chez toi !". Je n'osais pas, j'avais une interdiction dressée devant moi, comme une pancarte empêche les gens d'entrer dans un endroit, paralysant les membres avec un simple symbole, arrêtant leur course et faisant marche arrière. Un simple symbole rouge, avec un cercle et un trait en diagonale, nous arrête. On ne se demande pas pourquoi, on ne s'interroge plus, comme on ne s'interroge pas pourquoi on ne se jette pas dans un précipice, ni pourquoi l'eau mouille, c'est partie de l'ordre de choses. De la même manière hier soir dans mon rêve, l'oeil de Zacharie avait un trait, seulement un trait au fond de sa pupille, que nul autre que moi ne pouvait voir, me paralysant les membres, m'empêchant de rentrer, conditionnant mes gestes, comme le conducteur devant un panneau d'arrêt, sauf qu'il n'y avait que moi, seulement moi, devant cet oeil glacé, fixe, perçant et inébranlable dans sa décision.

Simultanément cette voix intérieure vociférait, «Il faut que tu le dises, il faut que tu dises que c'est Zacharie qui t'en empêche !». Tout d'un coup je me suis mis à hurler, je le signalais du doigt et je disais, «C'est lui, c'est lui qui m'empêche de rentrer chez moi !».

Je me suis réveillé effrayé par mes propres hurlements, entendant encore dans moi, comme maintes autres fois, «Je ne supporte pas tant de haine, je ne supporte pas tant de haine !». J'ai finalement réussi à me réveiller, à me lever, à constater, comme depuis des années et des années, que j'étais là, loin de lui, qu'il ne pouvait pas m'atteindre, pas physiquement, sauf, sauf dans mes cauchemars ! J'ai encore une journée de sursis. C'est pour cela que j'appréhende les nuits où il se faufile dans les méandres de mon intérieur et il réapparaît, toujours puissant, toujours gagnant, avec le symbole inscrit dans son oeil, arrêtant ma vie, arrêtant mes vraies rêves, ceux que j'ai voulu construire, ceux que j'ai construis dans les jours où je peux le chasser de ma pensée, les jours où je réussis à effacer son oeil. Oui, j'ai construit mon oeuvre, mais elle n'a pas de foyer, moi et elle ne pouvons pas rentrer chez nous. C'est ainsi que je me sens, à la dérive sur terre, à la recherche d'une place où je puisse jeter mon ancre, à la recherche de ma maison. Je veux rentrer chez moi, je veux toujours rentrer chez moi et je n'ai pas de chez moi.

Alors, dans chaque endroit où je pose mes valises, je m'attache à l'idée que je suis enfin arrivé, et je ne peux plus sortir, je ne veux plus sortir, de peur que, en rentrant, l'oeil se trouve là, devant la porte, avec son trait d'interdiction la traversant.

Je veux rentrer chez moi, je veux pouvoir rentrer chez moi, pour enfin poser mes valises et puis, savoir que cet oeil n'a plus de pouvoir sur cet endroit, savoir que je pourrais sortir sans crainte de ne plus pouvoir rentrer. Je veux libérer Ella de cette ignominie, qu'elle n'a pas à subir car, c'est comme vivre avec un prisonnier sans barreaux, un prisonnier qui promène ses barreaux à travers le monde, restant toujours un prisonnier. Il faut que je le dise, que c'est lui, Zacharie, qui m'empêche de rentrer chez moi, il faut que je le dise et, peut-être alors, si j'ai la force de le faire, je trouverai le chemin de ma maison. Car, ce que j'ignorais à la mort de ma mère, c'est qu'elle emportait ma demeure dans la tombe. C'est pour cela que je pense à la mort sans arrêt, c'est là qu'est ma maison, c'est là que Zacharie veut que j'aille, que je quitte le même sol sur lequel il marche, le sol de la terre entière, pour que j'aille m'enfuir dedans et qu'il puisse, enfin, marcher sur moi, et mettre, devant tous, des fleurs sur ma tombe, laissant couler des larmes de son oeil barré pour son fils le bien aimé mortel, devant les regards attendris de tous,

Mais je m'insurge, je me révolte, je veux vivre, je veux trouver une demeure à mon corps, à ma famille entière, une demeure terrestre où je puisse dire avec les mots plein la bouche «Enfin, chez moi !»

Plus tard

Je suis resté impregné de cette idée d'interdiction. Par le même biais qu'elle peut être néfaste, en utilisant les mêmes mécanismes de révolte qu'on peut éprouver par la suite d'un tel conditionnement, on pourrait faire profiter aux être humains de cette prédisposition.

J'associe cette idée à l'art. En regardant mon enfance je vois qu'ils existent des interdictions de fait. A Saint Sébastien l'art n'existait pas, il n'y avait pas un seul tableau, dans aucune maison, il n'y avait pas de musée, il restait une seule sculpture au milieu d'un parc abandonné, au milieu de la ruée vers la contrebande, les produits japonais, les jouets, les électroménagers, le soleil et la poussière. La beauté n'avait qu'une place, dans les magnifiques bals où nous avions le privilège d'assister, avec les somptueuses robes et les parures de rêve importées de grandes capitales du monde, voltigeant au milieu de ce monde sans frontières, où les femmes les plus belles du monde rougiraient devant un tel déploiement de beauté. C'étaient des fastes d'une nuit, d'un cercle, qui se dissipaient le lendemain sous la sueur et la canicule, sous les avidités de l'argent comptant et sonnant.

Il était devenu pour moi urgent de me révolter contre une telle réalité et partir chercher l'art, ailleurs, où il pouvait se trouver. Comme j'ai tellement joui par la suite de tout ce qui m'était interdit, dont je ne me lasse toujours pas, je me dis qu'il faudrait interdire l'art aux enfants, pour qu'ils le retrouvent plus tard, par la rébellion. Ainsi, ils le feront propre, à eux, comme il est à moi maintenant, car c'était ma conquête de l'atteindre, de le voir, d'en profiter et, maintenant, d'en faire profiter les autres.

Je voudrais même oser dire que si, au contraire, les enfants sont traînés dans les musées, grandissant avec l'obligation de l'art, contre leur gré, plus tard ils ne voudront rien savoir de tout cela, par la rébellion naturelle que a l'homme à tout ce qui nous est imposé. Si l'art était défendu il aurait le goût du péché, le goût ineffable du fruit interdit et, alors, la jeunesse trouverait dans l'art la revendication de ses droits en le réclamant, tout comme le sexe.

Quand j'étais enfant Zacharie avait acheté deux livres sur l'art de l'antiquité. Comme il avait dû trouver que toutes les sculptures étaient des hommes et femmes nus, et que la nudité nous était interdite, il les avait placés tout en haut de sa bibliothèque, où nous ne pouvions pas les atteindre, en interdisant d'y toucher. C'est toi et moi qui, trop curieux, profitant un jour que nous étions seuls à la maison, nous étions montés sur un escabeau et les avions regardés en cachette. J'étais médusé. C'était la première fois que je voyais des nus sublimés ainsi, des oeuvres d'art, interdites. Je n'ai cessé de vouloir goûter à ce fruit défendu, j'en goûte encore. J'ai trouvé, en fin de comptes, l'art par la révolte.

Après-midi du même jour

Un orage vient de passer et, comme l'air, je me sens apaisé. J'ai attendu longtemps pour t'écrire cette lettre, j'ai attendu en réalité vingt-cinq ans pour te l'écrire, le temps qu'il m'a fallu pour pouvoir me décider à t'écrire en français, de pouvoir le faire surtout. Je n'aurais pas pu le faire en espagnol, les mots auraient été brisés à leur naissance, leurs poids auraient été aussi lourds, par leur contenu affectif enfoui au fond de moi, que les interdictions se seraient manifestées depuis les premiers mots, l'interdiction de Zacharie de dévoiler son regard barré sur moi se serait fait effective et j'aurais dû arrêter au bout de quelques mots.

Mais Zacharie ne connaît pas le français, il ignore le mot «interdit», ce mot qu'on trouve partout, en arrivant ici, et le premier que j'ai dû chercher dans le dictionnaire. Pendant mes premières promenades dans Paris je lisais sur des petits panneaux plantés au milieu des gazons des jardins, «Interdit de marcher dessus», sur les murs il y avait écrit, «Interdit d'afficher, loi 1949» «Interdit de passage», «Interdit de se garer», et dans les métros, «Interdit de cracher». Mais, Zacharie n'avait pas appris ce mot-là, aujourd'hui il ne peut pas me dire, "Interdit de lui écrire", pour parler de toi.

Apprendre une langue étrangère c'est comme ouvrir une valve de sécurité dans un intérieur sous pression. On pourrait croire qu'on ne fait que traduire pour dire les mêmes choses, mais il n'y a rien de tel. La sonorité des mots, en dehors de leur traduction, est chargée d'affectivité par la manière dont on les a appris, par la manière dont ils ont été incrustés dans notre subconscient. Si on me dit pédé, ici en France, cela n'a pas du tout la même connotation que si on me dit sa traduction en espagnol. Le premier je l'associe à l'usage externe qu'on donne à ce mot, qui peut ne pas me plaire mais, qui ne fait pas bouger les ressorts qui contrôlent le deuxième qui, en plus de sa connotation d'origine, vient accompagné des doigts me pointant, de vociférations envers moi, de rires interminables submergés dans un écho aussi grave et profond que l'est ma blessure. Ainsi va pour tous les autres mots, il m'est plus facile de dire «ma mère est morte», que sa traduction, car je peux avoir une distance, comme la majorité des gens qui ont perdu leur mère après plus de trente ans.

Je voulais apprendre tous les mots, je voulais réapprendre à parler, tout simplement, je pouvais ainsi me parler à moi-même dans une langue sans charge affective, ou avec une autre que celle que je redoutais tant. Mes premiers mots furent donc enseignés par des enfants et je me laissais aller à leurs corrections sans gène, réapprenant tout, peu à peu, depuis le début, comme un enfant. Le peu que j'avais étudié à l'Université à Santa Fé m'était utile dans la mesure où la langue ne m'était pas totalement étrangère. Mais, apprendre à séparer les mots qu'on entend, même si on les connaît séparément, ne s'apprend que par la pratique, par l'ouïe. Je m'exerçais à les entendre, en leur posant mille questions, pour qu'ils séparent les mots quand je ne comprenais pas. C'est comme un déverrouillage saccadé qui s'opère à l'intérieur et, un jour en se réveillant, on se sent comme si on nous avait enlevé un tampon dans nos oreilles et on comprend.

J'étais tellement occupé ces premier mois à Paris ! En plus de garder les enfants et étudier la langue avec eux, je devais m'inscrire pour mes études de l'année scolaire suivante, bien que ceci était, pour moi, aléatoire, parce que l'argent que j'avais apporté avec moi diminuait à une vitesse imprévue, malgré ma vigilante économie. Il fallait que je trouve un travail pendant l'été pour arriver à faire une année d'études et, même si j'en trouvais un, cela aurait difficilement suffit pour vivre une année entière, ne pouvant donc pas envisager de faire de longues études. Mon niveau universitaire me donnait accès seulement à des doctorats de troisième cycle qui exigeait, pour les finir, quatre années d'études. A quoi bon commencer si je n'étais sûr de trouver l'argent pour faire, ne serait-ce qu'une année? J'avais beaucoup de possibilités avec mes diplômes et mes publications, dans différentes disciplines, ne sachant pas quoi choisir. J'avais été reçu par le directeur du Musée de l'Homme, à qui j'avais envoyé mes publications sur l'art précolombien, pour lui montrer le matériel que j'avais apporté sur une autre culture pre-hispanique, en vue de faire une étude dans la même ligne, ainsi qu'une étude comparative avec les précédentes. Mon sujet de thèse dans ce domaine était celui de trouver les éléments décoratifs propres et uniques à chaque culture, identifiables par la méthode que je proposais, qui permettrait d'établir, avec plus de certitude, des paramètres sur leurs comportements. Etant donné que c'étaient des cultures disparues, si on arrivait à identifier des pièces artisanales dans des endroits différents de leurs habitats, cela impliquerait des relations commerciales ou autres entre les diverses cultures. Le directeur du Musée avait accepté, enthousiaste, mon projet pour faire une thèse doctoral, en Anthropologie, de quatre ans. Mais…, c'était trop pour moi, j'étais content d'être reçu mais je ne voulais pas m'engager à faire quelque chose en doutant de mes moyens de subsistance.

J'avais continué ma recherche pour trouver des études à faire d'une longueur plus courte. J'avais aussi publié…, - en fait, tu ignores cela, comme tout ce que je te racontes ici, comme si j'avais toujours vécu à l'étranger et, pourtant, vous étiez là, à côté de moi, en m'ignorant ! -, j'avais publié donc, auparavant, une étude sur les documents existants dans les Archives nationaux de Santa Fé, afin d'écrire l'histoire de la fin du XVI siècle du Nouvel Royaume de Grenade, que je pouvais continuer en Séville, Espagne, et j'avais proposé au directeur d'études hispaniques de la Sorbonne de me diriger ce sujet dans lequel j'étais très compétent. Il m'avait accepté aussi pour faire, cette fois-ci, un doctorat en Histoire. J'avais hésité encore. Qui allait m'assurer quatre ans de vie, sans travailler, en Europe, car pour faire une thèse on a besoin de tout son temps, sans rien faire d'autre? Je m'étais alors dirigé vers un domaine où je n'avais pas une équivalence de maîtrise, la littérature. Comme j'imaginais qu'au bout d'un an je ne pourrais pas l'écrire en français, je me suis adressé aussi aux études de langues hispaniques pour faire une maîtrise en recherche littéraire. J'avais un sujet que je n'avais pas eu le temps de développer: La violence en Colombie à travers la littérature. Je te l'ai déjà raconté plus haut. Ils m'ont admis et, comme le pari était de moindre envergure, je m'étais engagé et m'étais inscrit, au regret de mes autres sujets abandonnés. Tout ceci, que je viens de te raconter, m'avait coûté d'infinis aller et retours, des indécisions sans fin qui ont vite fait écouler les deux mois qui me restaient avant les vacances de l'été. Une fois inscrit je devais trouver où aller travailler. Tout dépendait de cela, du travail mais, quoi faire ? Moi, qui ne savais rien faire ? En t'écrivant ces débuts de ma nouvelle vie, dont tu ignores tout, je me rends compte de ce que cela signifie une nouvelle vie, insoupçonnable pour vous, impossible d'imaginer que cet être si méprisable à vos yeux, cet être qui était né et avait grandi auprès de vous en vous restant méconnu, pouvait un jour affronter un autre monde, tout seul, sans l'appui d'aucune personne ni entité, aucune institution ni société, seul, avec ses petits moyens à vos yeux, voué pour vous à l'échec, depuis le départ jusqu'à la fin, puisque, sans vous, je ne pouvais rien faire, je n'avais fait ce que j'avais fait que grâce à vous, grâce a Zacharie, grâce à toute cette infrastructure qui était prête, selon vous, à substituer les manques de ma vie. Je devais travailler, moi, peut-être en servant les autres, moi qui avais toujours été servi, peut-être en faisant des métiers manuels, moi à qui tout avait été offert pour ne pas avoir besoin de recourir aux besognes.

Avant de partir de Saint Sébastien j'étais conscient qu'en renonçant à la bourse d'études je devrais, probablement, accomplir de telles tâches si je voulais partir tout seul et, j'avais pris des leçons de service en hôtellerie avec le maître d'hôtel de notre club social. Lui, qui me servait si respectueusement quand j'allais dîner au club, avait accepté, non sans gêne, de me donner des cours pour savoir mettre une table de grand service avec tout ce que, même si j'avais toujours mangé dessus, je n'avais jamais vu. J'avais appris à mettre toutes les nappes de dessous qui épongeaient miraculeusement les liquides renversés par accident, j'avais appris la minutieuse distribution des couverts, assiettes et verres qui permettaient de trouver sans effort celui qui était approprié à chaque mets, j'avais appris à servir de telle façon qu'on ne s'aperçoit pas comment disparaissent les assiettes sales, ni comment réapparaissent les nouveaux plats, j'avais appris toute cette savante organisation, que nous ignorions, tout en en profitant chaque jour. J'avais appris tous ces détails en cachette, car je ne voulais pas que vous sachiez à quoi je pouvais m'affronter. J'avais aussi demandé, aux bonnes de la maison, de m'apprendre à laver et repasser le linge, au cas où j'en aurais besoin. Je n'avais pas appris à cuisiner parce que c'était bien trop difficile de faire des incursions dans la cuisine sans éveiller vos soupçons. Seulement des années plus tard j'avais commencé à distinguer les légumes au marché puisque je les avais toujours vu servis à table, jamais crus, ou du moins ne faisant pas l'association entre ceux que je voyais rentrer du marché et ceux que je trouvais sur mon assiette. Je n'avais pu faire utilisation de ces connaissances qu'un an plus tard, après mon arrivée en France, quand j'ai travaillé dans un grand hôtel de Stockholm. Mais…, c'est m'avancer dans l'histoire.

Je t'ai laissé au moment où je parlais à peine un peu de français, alors que que je parlais assez bien l'anglais. Pourquoi, me diras-tu, je parlais anglais et pas un seul d'entre vous ? Je l'avais appris tout seul, je veux dire, par mon propre intérêt, nullement stimulé par qui que ce soit à part le soutien de ma mère qui prévoyait, dans son for intérieur, que ma seule issue je ne la trouverai qu'en m'éloignant de Zacharie. Ce n'était qu'une intuition chez elle, ignorant qu'elle allait disparaître un an plus tard. J'étais en terminale et je m'étais inscrit, par mon propre choix, pour prendre des cours, que Zacharie avait payés sous les prières de ma mère, dans une école d'enseignement américain. Ou me les avait il payé volontiers ? Les professeurs étaient tous américains. J'avais commencé en première mais, en terminale, le professeur était une jeune américaine qui venait d'arriver et qui ne parlait pas un mot d'espagnol. Comme l'école avait pris son siège en face de notre maison, me permettant d'aller facilement deux fois par jour, j'étais devenu très vite son ami et, étant donné qu'elle n'habitait pas très loin, nous avions commencé à nous voir après les cours, en ne parlant qu'anglais. Peu à peu j'avais connu les joies de me débrouiller dans une nouvelle langue et puis, comme je m'y plongeais avec tellement d'intérêt et j'étais si jeune, je l'avais apprise très vite. Vers le milieu de l'année je le parlais couramment, ayant souvent la chance de passer les fins de semaines avec le groupe de professeurs américains, qui m'avaient adopté comme un des leurs. J'étais fasciné, c'était la première fois où j'étais pris en tant qu'individu, au sein de ma propre ville, par des gens qui ignoraient tout des ragots sur moi et qui ne me voyaient pas comme un être abject. Comme j'avais à peine quinze ans, j'avais appris l'anglais sans accent étranger et, même maintenant, où je ne le parle plus tellement, le peu que je dis garde ces vestiges. Je prenais conscience de ma xénophilie, j'avais eu l'intuition que dehors j'avais la possibilité d'être moi, moi dépouillé de la version des autres, moi dissocié, certes, de celui qui était au fond de moi, mais qui avait le petit espoir d'être un peu celui que je croyais être.

C'est avec cet anglais, que j'avais appris en même temps que je faisais ma première psychothérapie, que j'avais continué à étudier et pratiquer par la suite pendant mes années d'université à Santa Fé, que je m'étais débrouillé en arrivant en Europe.

Plus tard, le même jour.

J'ai fait une pause pour dessiner. J'ai commencé à dessiner le portrait de quelqu'un qui n'était pas né au moment où je suis dans mon récit. Et, pourtant, en le dessinant aujourd'hui, quelqu'un qui n'existait pas il y a vingt cinq ans, étant donné que j'ai côtoyé et aimé beaucoup la personne qui allait lui permettre de venir au monde, je sens que je ne dessine pas un être mortel, un être qui à commencé son existence il y a peu de temps et qui aura un temps déterminé. Je sens que je peins un être immortel. Déjà parce que, quand je le dessine, même si je parcours les traits d'un visage de jeune âge, je peins une âme bien plus âgé, bien au-delà même de l'âge, j'ai la sensation, physique et intérieure que, cet être-là, ne vieillit pas, même si dans vingt ans, si je le repeins encore, ses traits auront accusé le passage du temps.

Au début, quand je commence à peindre quelqu'un, j'ai une sorte de pudeur qui m'intimide. Je lui demande des excuses, mentalement, d'aller rentrer dans lui, d'aller fouiller dans chaque ligne qui délimite ses formes, comme si j'étais un voleur qui rentrait dans la plus grand intimité des gens. Je me dis, quand je suis encore à ce stade entre moi et le peintre, que c'est impudique. J'aborde les traits avec un léger tremblement et j'essaie presque de fermer les yeux pour ne pas voir, ne pas toucher, comme si la personne ne savait pas quel accord elle m'avait donné pour la peindre. C'est terriblement intime. Voilà, c'est terriblement intime. J'ai peur de salir cette intimité, de la maculer, de laisser déraper mes yeux et voir ce que je ne dois pas voir car, chaque être à des coins en lui qu'il préfère laisser dans l'ombre. Et, en posant pour moi, ils ont laissé tomber, le temps d'un instant, toutes les ombres, ils ont laissé porter ma torche à travers eux et regarder, impudiquement, leur intimité. Mais, pourquoi parler d'impudeur? Sommes-nous impudiques quand nous regardons avec les yeux qui cherchent la lumière?

Avec lui tout s'est passé d'une étrange manière. Sa mère était venu nous voir a Rapurná, où nous habitions, il y a quatre ans. J'avais connu son fils quand il avait deux ans, je l'avais revu quand il avait quatorze, puis il avait dix-sept ans quand ils étaient venus nous voir. Je voulais prendre une photo de leur famille, car la mère était devenu pour moi un peu ma famille après toutes ces années d'amitié. Quand j'habitais Paris je ne connaissais aucun latino-américain sauf elle, mon amie Julia, qui avait été mon professeur de philosophie à la faculté à Santa Fé et qui était venue à Paris avec une bourse pour faire sa thèse de doctorat. Elle avait un rythme de vie différent du mien, n'avait pas les mêmes soucis ni les mêmes projets que moi. Elle avait été ma seule et meilleure amie et, quand j'étais désespéré de ne parler à personne, je pouvais aller la chercher, même si tous les deux nous avions l'intention de ne pas nous envahir mutuellement pour ne pas nous enfermer dans un monde connu, fermant ainsi les portes au monde qui nous entourait. Elle, de son côté, avait moins besoin que moi, puisqu'elle habitait une résidence universitaire où elle était très entourée. Ensuite nos chemins s'étaient sépares, et nous nous étions retrouvés des années plus tard, partageant notre amitié avec les nôtres. Ce jour-là à Rapurná, avant de faire la photo du groupe, j'avais voulu les photographier individuellement. Quand le tour de son fils était arrivé, tout d'un coup, devant la camera, il s'était abandonné, il avait laissé tomber toutes les ombres du passé, du présent et du futur et il m'avait montré son être à lui seul, sans âge, sans temps.

Depuis quatre ans je ne l'ai plus revu. Je lui avais demandé, après cette séance, qui n'avait eu comme but que la photo du groupe en elle même, si je pouvais faire son portrait, ce à quoi il avait acquiescé mais, depuis, je n'avais pas eu la force de le faire. Hier, il m'est devenu nécessaire. C'est à ce moment-là que je n'avais plus les feuilles à dessin. Maintenant, je le dessine, je lui demande de m'excuser de le regarder, je suis troublé, il me regarde derrière ses traits.

Il y a, parfois, des petites phrases qui naissent en moi, comme des petites giclées d'eau sortant d'une pierre, qui rebondissent dans mes pensées, s'incrustent, s'effacent et reviennent, quand je les attends le moins. Depuis que je t'écris sur ce portrait, j'entends les mots, «L'art ne consiste pas à créer des apparences éphémères mais à saisir des essences éternelles». Elles semblent des sentences définitives, que je n'aime pas à priori, mais dont le sens est en harmonie avec moi. J'ai tendance à croire qu'elles ne naissent pas de moi, mais des profondeurs, m'utilisant comme une ouverture, à l'égal de l'eau qui perce la roche pour sortir. C'est peut-être aussi l'écho de ce que je sens quand je peins et que j'essaie de te décrire avec des mots.

 

 

Chapitre XI
            Ardèche, 2 août 1999

Je te parlais de mes premier pas en Europe et, inévitablement, je ne peux que me souvenir, en même temps, du retour à Saint-Sébastien, six ans plus tard. Je t'avais dit que ce départ n'avait été, pour moi, que le début de mon retour. Et, même si je suis revenu et retourné plusieurs fois, en chair et en os, ce n'étaient que des mirages, comme ceux qui apparaissent à l'homme qui marche dans le désert et qui aperçoit, enfin, la ville de ses buts et puis, quand il l'approche, elle s'évapore autour de lui. Mes retours à la terre de mon enfance furent comme des mirages où j'attendais d'arriver, enfin, chez moi, et quand je m'approchais elle s'évaporait autour de moi, restant encore sans maison, sans patrie car, si on n'a pas de chez soi, on est apatride.

Revenant au sujet de l'interview que je t'ai racontée plus haut dans cette lettre, quand je suis retourné la première fois en 1980 j'aurais pu, au bout de quinze jours, écrire un livre sur mon pays natal puisque je ne voyais que les différences, comme un étranger. Même la langue m'était presque étrangère, après six ans d'absence, du fait de ne l'avoir parlé que très occasionnellement pendant tout ce temps. Ella, ne parlant pas un mot d'espagnol, m'avait demandé de lui traduire un minimum pour ne pas désespérer. Vous tous lui parliez aussi naturellement que si vous l'aviez connue depuis toujours, comme si notre langue était la sienne, mais elle ne comprenait pas une syllabe de ce que vous lui disiez. Je n'avais pas pu la lui apprendre, convaincu qu'elle le ferait très vite, après un court séjour là-bas, ce qui s'est avéré par la suite.

Vous vous étiez acharnés contre moi mais, malgré tous les efforts que vous faisiez pour me faire croire que je n'avais jamais quitté le pays, que je m'étais inventé, une fois de plus, un songe quelconque, j'avais la constatation, avec Ella, et seulement avec elle, que je l'avais fait. J'avais beau vous montrer les journaux qui parlaient de moi en France pour qu'aussitôt vous les posiez de côté, avec un sourire complaisant aux lèvres, comme en disant, «Rêve mon petit, rêve toujours !». J'avais un catogan à l'époque et vous le regardiez comme un postiche que j'avais mis pour compléter le costume de ma comédie de voyageur. Je faisais des efforts inouïs pour montrer que c'était vrai, que j'avais vécu six ans dehors, tout seul, dans des pays lointains, dans des cultures diverses, que j'avais appris plusieurs langues, plusieurs façons de vivre et vous aviez toujours ce sourire figé, ayant juste la commissure des lèvres relevée sur un côté, juste un petit peu, marquant le premier pli, et seulement un, qui peut indiquer, ou une profonde jouissance qu'on ne peut pas exprimer ouvertement, ou un énorme mépris qui se suffit seulement à lui-même pour daigner le manifester. Vous…, je dis vous… Devrais-je dire lui, Zacharie ? Lorsque je te décris ces rictus je vois ses lèvres à lui, quand je te rappelle les gestes du mépris je vois les siens et puis, je ne sais plus si c'est mon imagination ou si c'était la réalité, je vous vois tous, comme le petit peloton d'une petite armée, répétant identiquement les gestes de leur petit général. Je vous vois tous, simultanément, posant les journaux qui parlaient de moi de côté, se tournant vers moi, étirant la commissure gauche de la bouche et marquant ce petit pli pendant que votre oeil à vous tous s'éclairait, barré en diagonale à l'intérieur et puis, j'entends comme une pensée sonore, «Rêve mon petit, rêve toujours…».

Je ne me laisserais pas glisser dans ces images fantasmagoriques, je ne me laisserais pas tromper par ces glaces qu'il a mis sur vos visages, pour que tous ces gestes à lui se répètent sans fin chez vous. C'était son but, peut-être l'a-t-il atteint, mais j'ai tout au fond l'espoir que toi, au moins toi, tu ne soulèves pas le pli gauche, que tu me regardes, toi, celui qui après ma mère avait essayé impunément de me défendre.

Malgré les différences que je voyais partout, vous, oui, je ne peux me soustraire à l'image, vous n'en voyiez aucune chez moi, aucun changement, rien, comme si j'avais fais le tour du pâté de maison et j'étais revenu, accompagné d'une personne que vous ne voyiez que difficilement, n'apercevant qu'une sorte de matière pas très définissable, ni remarquable, car, lui donner de l'importance à elle aurait été me rendre la mienne. Vous traitiez Ella comme si elle avait toujours été là, comme partie de mon mensonge, personnifiant en Ella cette espèce de halo trouble qui m'avait toujours entouré, prenant forme, nom, constatant une étrangeté chez moi, cette chose que vous sentiez toujours sans savoir comment l'exprimer, «Il n'est pas comme nous…». C'était cela, cet être androgyne à vos yeux, ni homme ni femme, qui convenait bien pour douter encore de moi et puis, Ella ne comprenait rien, comme moi toujours et, Ella souriait toujours, même si vos enfants se moquaient d'elle, comme moi je souriais à vos sarcasmes pour ne pas les comprendre. Mais, même si Ella représentait l'étranger que j'étais pour vous, elle ne restait pas moins un songe, une variété de plus de mes fantaisies infortunées, qui ne me permettrait, malgré tous mes efforts, d'être comme vous.

Je n'avais pas changé en réalité pour vous car, à vos yeux, j'avais toujours été un étranger. Tous mes efforts pour vous montrer que j'avais vécu ailleurs, longtemps, c'était comme réitérer que le feu brûle, ou que la neige mouille, vous regardiez étonnés cet être qui était là, devant vous, étranger depuis toujours, découvrant tout d'un coup qu'il est étranger, qu'il vient de l'étranger. Et, pourtant, je ne connaissais pas la neige et je n'avais jamais pensé qu'elle pouvait mouiller, comme ce fut ma première réaction, après l'émotion de l'avoir vue la première fois, puisque je ne connaissais pas sa consistance même si je connaissais ses composants, l'imaginant sèche, plus proche de la poudre que de l'eau. Comme on peut tout savoir sur la mer et on ne peut jamais s'empêcher de s'écrier, chaque fois qu'on y plonge, «Mais, l'eau est salé !», puisque c'est le vécu intime qui nous révèle des vérités communes et vulgaires et que, seulement en les expérimentant, on les comprend vraiment. Ce n'est que maintenant, en t'écrivant, que je comprends vos réactions d'étonnement devant mon insistance à vous montrer que j'avais vécu à l'étranger. Mais, alors, d'où suis-je venu pour avoir toujours été ainsi considéré ?

Après les premiers jours de notre retour, tu m'avais dit, un beau matin, «Cela suffit maintenant, tu peux enlever ton déguisement !». C'était, littéralement, la phrase que tu m'avais dite, en m'indiquant que je pouvais finir ma comédie et me rhabiller, devenir comme vous. Je ne sais pas ce que j'avais d'outré, j'avais mon catogan, ayant appris à coudre et je m'étais fait des chemises à mon goût que j'aimais beaucoup, trouvant qu'elles allaient avec moi, mon corps, mes mouvements. J'avais fait alors de longues années de danse, classique et autres, je dominais davantage mon port, j'avais une meilleure conscience de mon corps. Mais…, comme toujours, je m'avance dans mon récit car j'ai dû vivre beaucoup d'autres choses avant de danser, avant même de peindre, avant de trouver Ella, avant tout ce que j'ai fait, le temps d'un tour de pâté de maison pour vous.

J'avais donc, en France, en ce début d'été 1974, des rudiments très vagues de cette langue si riche et complexe, j'étais déjà inscrit à l'université pour ma maîtrise et je devais trouver du travail pour pouvoir mener à bout mes études et rester en Europe. Je me promenais dans Paris, humant un miracle dans l'air, puisqu'il fallait que ce miracle existe. C'est une sensation qui m'arrive souvent, comme aujourd'hui que je t'écris, je commence à sentir en l'air la présence d'un miracle qui arrive, quelque chose que je ne peux pas définir étant donné que ne je connais pas la nature de ce qui va arriver, comme quand on sent l'air qui se déplace quand un objet bouge sans qu'on puisse l'apercevoir, ou comme quand on entend le bruit d'une machine qui approche sans la voir. Je sens les bruits ou les arômes qui annoncent le miracle et, à travers eux, j'essaie de deviner sa nature, n'ayant pas encore assez de sagesse pour en prévenir les conséquences.

En ce moment, à Paris, le miracle devait arriver, je devais trouver une solution ou…, retourner ! J'étais aller me promener et, en passant par la rue de Vaugirard j'avais vu une pancarte qui disait, «Chantiers de jeunes». J'avais compris seulement le mot «jeunes» et, me sentant concerné, j'étais rentré sans réfléchir, j'avais demandé de quoi il s'agissait et j'avais à peu près compris que c'était du travail non rémunéré mais nourri et logé, avec d'autres jeunes qui venaient de toute l'Europe, voir d'ailleurs. J'avais demandé si je remplissais les conditions nécessaires et, bien que j'eus 23 ans, j'étais dans le profil recherché. C'étaient trois semaines de travail, ce qui signifiait pour moi trois semaines de gagnées au retour menaçant et j'avais dit oui, ils m'avaient inscrit et donné l'adresse où il fallait se rendre, juste la semaine d'après, au moment où je devais quitter la garde des enfants et rester sans logement. Je ne savais pas ce que j'allais faire là-bas, seulement que cela me permettait, même si je n'allais pas gagner d'argent, de ne pas en dépenser. C'était à 35 kilomètres d'ici, où je suis maintenant en train de t'écrire, 25 ans après. J'avais laissé mes valises dans la cave de la résidence de mon amie Julia et, après avoir pris congé des enfants, j'étais parti à Lyon, chez un de ses amis prêtre qui faisait une thèse de théologie. Il m'avait logé une nuit et m'avait conduit à la gare pour aller à Saint Etienne, d'où j'avais fait, pour la première fois en Europe, de l'auto-stop. Finalement j'étais arrivé dans un petit village où j'avais trouvé le monsieur qui m'avait accueilli à Paris, entouré de treize jeunes, qui venaient de différents pays d'Europe et, à l'exception des trois filles francophones, ils parlaient tous très peu de français, tout comme moi. Personne ne se connaissait auparavant et, comme moi, ils étaient tous intimidés mais ouverts à cette rencontre.

C'était ce que je cherchais au fond de moi, ces rencontres que je n'avais pas réussi à avoir à Paris ni à Rome, ni nulle part ailleurs auparavant. Ce furent trois semaines comme je n'en ai plus jamais vécu. Dans ces rencontres il y a un facteur qui joue beaucoup, c'est le fait de leur durée limitée. Comme quand tu fais de l'auto-stop sur la route et un conducteur s'arrête, te regarde, te fait signe de monter et, tout d'un coup, en fermant la portière, il ouvre son âme. Il sait que cela ne va pas durer, que son passager ignore qui il est comme lui ignore tout de lui, qu'au bout de quelques kilomètres il descendra de la voiture et qu'il ne la reverra plus jamais. Il peut profiter pour ouvrir son coeur, sans pudeur, sans honte, il n'y aura pas de jugement, il n'y aura pas de perte ou de gain, il n'y aura que cet instant privilégié où quelqu'un t'écoute sans rien attendre. J'ai vécu beaucoup de ces expériences pendant plusieurs années de ma vie, la première ayant eu lieu quand j'étais en train de finir mes études à Santa Fé et, ceci tu l'ignores aussi, j'avais parcouru toute la partie occidentale du pays en auto-stop, tout seul, avec un but scientifique puisque je cherchais, dans les collections privées et publiques, les échantillons de «pierres de fuseaux», pour mes recherches sur les éléments décoratifs pré-colombiens. J'ai eu ainsi de très belles expériences où des gens qui avaient de graves problèmes avec leur entourage, ou avec eux-mêmes, permirent d'ouvrir les barrages de cette eau qui les noyait, sans crainte, car j'ignorais qui ils étaient, où ils habitaient, d'où ils venaient. J'ai eu, dans ces moments, la parole que peut-être ils attendaient pour changer leur vie, ou prendre une décision que nul autour d'eux n'aurait pu leur donner, trop concernés par leur proximité.

Ainsi, dans ce petit groupe, ils avaient tous la conscience que cela finirait au bout de trois semaines, que chacun retournerait dans son pays d'origine, dans sa ville, gardant l'incognito pour les autres. Ils pouvaient essayer d'être eux-mêmes, si bref fût ce temps, car toute la connaissance qu'ils feraient d'eux serait gagnée à jamais.

Je pourrais associer cette expérience-ci à une autre que j'avais eue dans d'autres territoires. Je te la raconterai parce qu'elle s'est passée près de toi, bien que loin de ta connaissance, comme tout ce que je te raconte en général, pour que tu vois celui que tu n'as jamais vu. C'était ma vie avec les indiens, qui habitaient un peu plus loin, de la ferme où s'est passé le lamentable épisode avec Zacharie, où il m'avait frappé avec son fouet, alors qu'il était à cheval et moi à pied, pour que je grimpe la montagne, à quelques kilomètres d'où commençait le territoire des indiens, la jungle ferme et inaccessible où ils habitaient. Quand j'avais treize ans notre oncle avait ramené deux indiens à la maison, après une périlleuse incursion dans la jungle où, je me souviens, tu voulais participer. Le but de l'excursion était les conflits entre les indiens et les paysans. Ceux-ci, appelés «colons», rongeaient petit à petit la jungle, envahissant le territoire des indiens, les obligeant à se défendre en les attaquant. Comme les indiens sont semi-nomades, ils ont besoin de beaucoup d'espace pour pouvoir accomplir leur rythme circulaire de séjours passagers, pendant lesquels ils se nourrissent de la flore et de la faune d'un secteur, sans l'épuiser, épargnant la vie aux jeunes animaux et aux arbres en fleur, continuant ensuite jusqu'à retourner au point de départ, après plusieurs escales, des mois ou des années après. Ainsi quand ils considèrent que la région ne peut plus les nourrir, ils déménagent vers un autre emplacement où ils ont une autre grande maison communale appelé maloca, Ils se déplacent en suivant un grand cercle, où sont parsemés leurs habitats, ce qui représente des centaines de kilomètres, pour une communauté assez restreinte. Mais, sans cela, ils ne pourraient pas subsister en cohabitant et en respectant l'équilibre écologique. Simultanément il se faisait une grande migration de la ville, des gens souvent désespérés, sans travail, ou fuyant la justice, qui prenaient de plus en plus de terres vierges, de jungle, qu'ils brûlaient pour en faire des terres cultivables et des pâturages. Les indiens, se sentant de plus en plus cernés, commençaient à attaquer les nouvelles fermes des colons, tuant leur bétail et leurs habitants, brûlant leurs maisons. D'autres fois leurs incursions servaient seulement à voler du sel, élément indispensable qui manquait à leur alimentation.

Les massacres provoquaient, à leur tour, l'offensive des paysans puisque, pour eux aussi, c'était une question de survie. Ne trouvant pas de travail, ni à la campagne comme paysans, ni dans les villes comme ouvriers, ou en fuyant la justice après avoir commis un délit, la jungle était leur seule issue, où il n'y avait d'autre loi que…, celle de la jungle. Quand la guerre commença à atteindre les villages les plus enfouis, la situation devint insoutenable. Notre oncle, consacré aux oeuvres humanitaires, décida d'intervenir essayant d'arriver à une entente entre les indiens et le gouvernement, cherchant à délimiter officiellement leur réserve pour que chaque groupe trouve sa place.

Après les péripéties de cette première excursion il avait ramené deux indiens avec lui, tous nus, chez nous. Ma mère avait eu tellement peur, le premier jour, qu'elle les avait enfermés dans le jardin derrière la maison, jusqu'à qu'elle se rendit compte qu'ils n'étaient pas cannibales. Moi, quand je les avais vu arriver pour la première fois, j'étais fasciné de voir leurs cheveux longs, leurs peaux imberbes, leurs cache-sexes, leurs doigts de pieds écartés, leurs yeux en amande et leur sourire. Ils avaient eu des interprètes pour les premiers contacts, au fond de la forêt vierge, à travers d'autres indiens qui s'étaient approchés de colons et qui avaient été adoptés, mais ils étaient restés sur place, n'ayant plus personne qui parlait leur langue quand ils sont arrivés chez nous, dans ce monde où tout était nouveau, tout était différent, n'arrêtant pas de dire une seule phrase en signalant chaque chose. L'ayant repéré, j'avais commencé à la répéter à mon tour, en leur signalant les arbres, le ciel, l'eau de la piscine, et ils me répondaient avec un mot diffèrent à chaque fois, ce que j'avais interprété comme le nom de la chose signalée dans leur langue. J'avais compris que c'était la clé pour commencer. J'avais pris un cahier où je notais tout, systématiquement, en redemandant pour confirmer s'ils disaient le même mot pour la même chose. Inversement je leur répétais en espagnol mais, comme ils n'avaient pas de moyens pour se les rappeler, j'avais pris de l'avance sur eux, me rendant ainsi, peu à peu, leur interprète. Après avoir demandé tout ce qu'on pouvait signaler du doigt, qui leur était connu, suivirent les parties du corps, ensuite j'avais commencé à demander pour les actions, ce qui m'emmenait à connaître les verbes, comme manger, boire, éternuer, uriner, se gratter, rire, marcher, courir, regarder, entendre, ensuite les choses à manger, la viande, les fruits, etc. J'étais tellement passionné, eux tellement coopérants, qu'au bout de quelques jours nous pouvions parler de choses simples, bien entendu, mais je pouvais quand même savoir s'ils voulaient manger ou boire, uriner ou se laver, nager ou dormir. C'était peu, mais beaucoup dans la situation où ils se trouvaient puisque, au-delà de ces mots, il y avait une complicité, une entente, et une confiance de leur part qui les rassurait dans ce monde inconnu. Ils attendaient, impatients, mon retour de l'école et, moi, j'attendais impatient la fin de mes cours. Nous riions beaucoup, je mangeais avec eux, je posais tout le temps la même question en signalant chaque nouvel élément, chaque nouveau geste, chaque nouvelle action. «Qu'est-ce que c'est?». Je marchais ou je faisais semblant de dormir et je demandais, je m'inventais des moyens pour apprendre plus et plus encore. Apprendre une langue, communiquer avec eux, c'était mon but et cela surprenait tout mon entourage. Dû à la curiosité qu'ils éveillaient chez les gens, dès qu'on sortait de la maison, il avait fallu leur faire couper les cheveux, les habiller comme nous. Je me souviens qu'ils tenaient surtout à garder leur cache-sexe sous le pantalon car, sinon, ils me faisaient comprendre qu'ils se sentaient nus. Voyant mon intérêt et ma position indispensable pour communiquer avec eux, on m'avait donné la permission de ne plus aller à l'école pour rester l'après-midi près d'eux. Deux semaines plus tard et, cela j'ignore pourquoi c'était arrivé, les responsables du projet avaient décidé de les emmener dans un orphelinat, un peu en dehors de la ville. Je les avais accompagnés avec les autres personnes, des autorités municipales ainsi que mon oncle et ma mère et, en les quittant, ils s'étaient agrippés à moi, se sentant perdus dans ce nouvel environnement si je ne restais pas avec eux. J'avais l3 ans, je n'étais pas au courant du but de leur séjour chez nous, ni des intérêts de la part des autorités, j'étais face à deux hommes perdus dans notre jungle et je m'entendais avec eux. Ma mère avait consenti, avec appréhension, à me laisser à l'orphelinat avec eux pour les accompagner pendant les premiers jours. Les curés de l'institution avaient tellement peur des indiens, qu'ils nous avaient enfermés sous clé, le soir, dans une chambre isolée, hors des murs de l'établissement où ils avaient installés trois lits. En nous couchant je voyais qu'ils étaient mal à l'aise, ils marmonnaient et, finalement, ils m'avaient fait comprendre qu'ils avaient peur de tomber s'ils dormaient sur les lits. Je leur avais descendu les matelas par terre et ils avaient pu s'allonger. Mais moi, à force d'entendre les histoires de crimes faites par les indiens, lorsque la nuit tombait, pendant que les colons dormaient, auxquelles se rajoutait la crainte que je ressentais des gens qui m'entouraient et, me voyant enfermé, tout seul sous clé avec eux, loin de tous les autres, j'avais commencé à imaginer en éteignant la lumière qu'ils allaient me tuer dès que je serais endormi et que, même si je criais, personne n'allait m'entendre. La peur était devenue de plus en plus grande, leur anxiété avait fait monter le ton de leur voix avant de se coucher et ils devaient être aussi terrorisés que moi par la situation dont ils ignoraient tout, plus que moi encore. Quand je les avais entendu dormir, j'avais pensé qu'ils faisaient semblant et, avec l'obscurité, mon imagination allait frôlant la panique. J'avais fini par passer la nuit assis, réveillé, surveillant ces deux hommes qui dormaient, finalement, protégés par moi.

Toute cette histoire était absurde. Je ne sais toujours pas ce qu'on attendait d'eux en les emmenant dans cet endroit. Peut-être qu'ils attendaient que les indiens apprennent l'espagnol auprès des enfants de l'orphelinat et, qu'ainsi, ils pourraient parler avec le gouvernement de leurs besoins et énoncer leur requête. Deux jours après ma mère était venue me chercher et m'avait ramené à la maison. Les indiens étaient devenus violents, puisque les enfants de l'orphelinat se moquaient d'eux, leur jetaient de pierres et, ils voulaient rester en ma compagnie. Ainsi, à mon départ, le projet avait échoué. Leur tribu, à leur tour, pour permettre aux deux indiens de partir vers la ville, avait retenu deux personnes de l'expédition en otage. Il fallait donc restituer les indiens pour les récupérer. A cause de cette relation et de mon intérêt pour eux, j'avais entamé un dictionnaire que, plus tard, un autre oncle m'avait demandé en disant vouloir le regarder et il l'avait publié sous son nom.

Comme souvenir de leur séjour, j'ai toujours une petite photo de ma mère avec les deux indiens, sous le manguier près de la piscine, à côté d'une dame anglaise qui séjournait chez nous et moi, en maillot de bain, maigrichon et petit, près d'eux.

Mes relations avec eux ne se sont pas arrêtées là. Des années plus tard j'avais fait plusieurs excursions dans la jungle, dans la même tribu, avec des buts plus ou moins différents. La première fois que j'étais retourné ce fut cinq ans plus tard, quand j'avais dix-huit ans, avec un groupe de séminaristes qui voulaient devenir missionnaires après leur consécration, pour voir l'état d'avancement d'une mission, formée par un groupe de sœurs religieuses établies chez eux, puisque les indiens avaient été, suite aux premières incursions racontées plus haut, endoctrinés dans la religion catholique. Pour y aller nous avions fait sept heures de voiture sur piste, depuis Saint Sébastien, le soir nous avions dormi dans un hameau, au bord de la rivière que nous avions emprunté le lendemain, en amont, pendant huit heures, dans des pirogues. J'avais ainsi pu revoir mes amis, qui ne m'avaient pas oublié, exprimant à leur manière la joie de notre rencontre et, bien que j'eusse oublié presque tous les mots leur langue, j'avais pu les saluer et exprimer ma joie de les revoir. J'avais aussi assisté au triste spectacle de les voir s'agenouiller devant l'image d'un Christ, sous les menaces d'un enfer grondant et rougissant, comme s'ils étaient devant un nouveau totem.

Un an plus tard, j'avais fait un nouveau voyage en accompagnant un groupe d'étudiants universitaires de la faculté d'anthropologie et, bien que nous soyons allés dans le même groupe ethnique, c'était une autre tribu, protégée par un linguiste Scandinave qui y habitait depuis quelques années. Pendant ce voyage j'avais vécu des événements inoubliables. Après un vol en avion depuis la capitale, jusqu'au milieu de la jungle, où il y avait une piste de la compagnie pétrolière américaine qui exploitait le précieux sous-sol, nous avions fait deux jours de pirogue, en amont, en passant la nuit dans une clairière de la jungle. L'autre tribu où j'étais allé était de l'autre côté de la forêt, à trois jours de pirogue. En arrivant chez le scandinave, qui avait une maison à lui, avec un poste de santé prés des malocas indiennes, nous avions suspendu nous hamacs chez lui. Le lendemain, au réveil, il y avait autour de mon hamac, une dizaine d'indiens, hommes, qui me touchaient tout le corps. J'étais effrayé. J'avais appelé le norvégien qui m'avait dit de ne pas bouger, qu'ils ne me feraient aucun mal, que c'était un honneur d'avoir été choisi par eux pour me donner la bienvenue. Ils me caressaient de la tête aux pieds, ils me souriaient, jusqu'à ce que je me sois laissé faire, sans plus avoir peur. Quand ils m'avaient senti abandonné, ils m'avaient fait me lever et m'avaient emmené, tout seul, chez eux. Il m'avaient donné à boire et à manger. Je ne sais pas ce qui s'était passé, mais ils ne me quittaient plus, ils me souriaient tout le temps, me touchant toujours. Avant cette excursion j'avais pris la précaution d'étudier mon petit dictionnaire et j'avais pu redire quelques mots pour communiquer avec eux, ce qui les avait rapprochés davantage. Nous étions restés quelques semaines chez eux, avec le scandinave comme professeur ethno-linguiste, étudiant leurs coutumes et religion. Pendant tout ce temps les indiens me prenaient à part et m'emmenaient seul avec eux, dans une sorte de complicité dont je ne comprenais pas le sens mais je sentais leurs émotions. Au moment du départ, quand nous avions dit au-revoir et étions déjà montés dans la pirogue, le chef de la tribu était descend près de l'embarcation avec une liasse de flèches de toutes sortes, une différente pour chaque espèce d'animal à chasser ou pécher, et il me l'avait tendu ostensiblement à moi, en s'inclinant avec un geste très cérémonieux. Le professeur scandinave était très étonné et il m'avait dit, plus tard, que cela devait être un grand honneur, mais qu'il ignorait pourquoi, car il ne l'avait jamais vu faire auparavant.

Ces flèches étaient un cadeau très précieux pour moi. Malheureusement, j'avais dû les laisser accrochées aux murs de ma chambre, dans la maison de Zacharie, quand je suis parti en Europe, cinq ans plus tard, puisque je ne pouvais pas les emporter dans mes valises. A mon retour elles avaient disparu. Je les avais vues, plus tard, accrochées chez un de nos frères qui avait nié qu'elles m'appartenaient. Il affirmait que, moi, je n'avais jamais été à la jungle, que moi, le peureux, le fragile, je n'aurais jamais supporté ni la canicule, ni les moustiques, ni les longs parcours en pirogue, j'aurais eu peur des indiens, j'aurais fondu aux milieu des cris de singes, des pluies torrentielles, qu'il n'avait jamais entendu parler d'une telle expédition de ma part, il assurait, sans que je puisse contester, que c'était impossible que j'avais pu, ne serait-ce qu'imaginer, que j'avais pu y aller et puis que…, Zacharie les lui avait donnée ! C'était tout.

Pourtant…, j'avais fait encore un troisième voyage, l'année d'après. Il avait été réellement dur, physiquement et psychique ment. La guerre n'était plus en ce moment entre indiens et colons, mais entre les colons eux-mêmes. Des groupes religieux, protestants, s'étaient infiltrés dans la jungle et avaient fait du prosélytisme auprès de paysans-colons. Peu à peu s'étaient formé des rivalités avec les catholiques et ils commençaient à s'entre-tuer. Mon oncle, curé catholique, avait voulu remédier à cette tuerie et avait contacté des représentants de l'église protestante nord-américaine. Ne me demande pas pourquoi, je l'ignore. Je sais qu'on m'avait appelé parce que je parlais anglais, un peu la langue des indiens et espagnol, bien entendu, dans le but d'accompagner un pasteur nord-américain pour qu'il puisse parler, à travers moi en tant qu'interprète, aux colons protestants afin d'arrêter la guerre. J'avais 20 ans. C'était très éprouvant. L'américain était un homme roux au teint très pâle et n'avait jamais séjourné sous les tropiques. Il avait été transporté directement dans ce monde, difficile à décrire, qu'est la jungle, la jungle ferme, où on ne peut circuler qu'en pirogue, à moins d'être indien pour se déplacer à l'intérieur. Eux, avec leurs pieds nus, insensibles aux aspérités du sol grâce à leurs plantes calleuses, préhensiles à cause de leurs orteils qui leur permettent de s'agripper aux branches, aux pierres ou grimper aux arbres si c'est nécessaire et avec leurs corps nus qui repoussent les moustiques et se glissent entre les branches serrées des broussailles internes, peuvent parcourir la jungle à une grande vitesse. Même les colons, quand ils se déplacent à l'intérieur de la forêt tropicale, le font avec des machettes, en se frayant un chemin au milieu des ronces et des branches d'arbres, avec des chapeaux et des vêtements pour se protéger des insectes.

Le pauvre américain, roux de surcroît, avait littéralement cramé dès le premier jour, son teint était devenu verdâtre, ses yeux clairs, avec des cils transparents, étaient au bord de la cécité, son crâne, malgré le chapeau, était bouillant et puis, les moustiques trouvaient son sang de bon goût, tout en lui était fait pour ne pas toucher cette terre, il ne connaissait pas la nourriture et quand il devait manger du poisson salé, séché au soleil, il vomissait. Il faut dire que moi aussi j'avais du mal avec la nourriture, avec les moustiques, avec le soleil mais, à côté de cet homme, j'étais invulnérable. Nous avions commencé à aller d'une maison paysanne à l'autre, en nous déplaçant au moyen de la pirogue, car les maisons étaient séparées les unes des autres à des heures d'intervalle, à travers la rivière, comme des îlots d'humanités chancelantes entre le primitivisme des indiens et les épaves de la civilisation. Ils parlaient espagnol et leurs croyances religieuses étaient leur seule loi, qu'ils appliquaient selon leur entendement. Quand je leur annonçais que mon beau rouquin moribond était un protestant comme eux, qui venait de la Mission du Nord, ils écoutaient son message de paix, il leur lisait un morceau de la Bible où il parlait de paix et d'amour du voisin et, moi, je traduisais en même temps que je leur indiquais dans la Bible le passage cité, quand ils savaient lire. L'important c'était qu'ils puissent considérer leurs voisins comme des chrétiens, autant qu'eux, et chercher la paix.

C'était une dure mission et mon messager supportait de plus en plus mal les longues heures de pirogue sous le soleil indicible de la jungle, ce soleil qui arrête l'air, boit l'eau de la rivière, s'impose comme un objet qu'il faut franchir, qu'il faut traverser, pas à pas. Nous dormions dans la maison du paysan où nous étions quand la nuit tombait, nous continuions le matin, à l'aube, en remontant la rivière en zigzag, ayant comme guide le piroguier qui connaissait toute la communauté protestante. Nous mangions ce qu'ils nous donnaient. A part leur poisson séché, ils avaient de la viande salée aussi, puisqu'ils ne pouvaient pas la réfrigérer pour la conserver, des poulets qu'ils élevaient, des oeufs, ainsi que ce qu'ils cultivaient, du maïs, des bananes, des bananes plantains, du manioc, des goyaves et des mangues. L'eau était celle de la rivière. loin d'être cristalline, mélangée toujours avec de la boue, ayant une couleur marron et une saveur métallique. Au bout de quelques jours mon pasteur n'avait plus supporté. Nous étions arrivés à ce moment sur la rive où habitait la tribu que j'avais connue jadis, quand j'étais enfant et que j'avais visitée deux ans auparavant avec les séminaristes. Il y avait toujours les religieuses qui nous avaient reçus l'air blasé, comme si elles voyaient passer de milliers de touristes par jour. Je leur avait demandé de nous héberger et elles, qui savaient que mon compagnon était protestant, car les nouvelles vont vite dans la jungle, ainsi que le pourquoi de la visite, nous avaient refusé d'y rester. J'avais dû les implorer et, finalement, voyant son état, elles nous avaient laissé dormir sous un toit en chaume, sans murs, dans nos hamacs. Elles m'avaient interdit d'aller voir les indiens dans leurs maisons, mais ce sont eux, mes amis qui, m'ayant reconnu, étaient venus me saluer. Voyant l'état de mon protégé je voulais retourner dans une ville pour le faire soigner, mais notre piroguier et guide voulait continuer. J'avais fini par attendre, au bord de la rivière, comme qui attends un taxi sur une rue et, quand j'avais aperçu une pirogue qui descendait je lui avais fait signe de secours. Ils avaient accosté, je leur avais expliqué la situation, mais leur embarcation était pleine, jusqu'à ras-bord, de sacs de maïs. C'était trop dangereux de voyager dessus mais il fallait peut-être attendre plusieurs jours avant qu'une autre pirogue ne descende et vu l'état de l'américain j'avais dû prendre la décision de rentrer là-dessus. Il ne fallait pas bouger, car ces pirogues qui sont naturellement très étroites, longues et instables, avec leurs sacs de maïs nous ne pouvions que nous allonger dessus et, si on bougeait un peu, le conducteur criait pour nous rappeler le danger. A un moment donné il s'était fait le signe de croix, il avait crié «Agrippez-vous !» avant de rentrer dans un rapide aussi vertigineux qu'imprévisible. Il perdait le contrôle, nous glissions sur les côtés, il y avait un gros rocher dans une courbe où nous avions failli nous écraser, mais il avait pu manoeuvrer pour continuer indemnes jusqu'à la fin. Nous sommes descendus au premier hameau sur la rivière et nous avons pris un bus pour rentrer en ville. Mon ami avait pris une insolation et perdu beaucoup de poids mais, peu de temps après il s'était remis et il était reparti dans l'Ohio, d'où il était originaire, sans que je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je n'étais, dans ces situations, qu'un pion qu'on utilisait, exploitant ma bonne volonté et mes petites connaissances, sans pour autant me tenir au courant par la suite des résultats des projets entrepris.

 

 

Chapitre XII
            Ardèche, 5 août 1999

Je regarde la date et je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il nous reste seulement cinq jours ici avant de retourner dans notre sépulcre aérien, comme aurait dit Balzac. Je ne pourrais pas finir cette lettre ici et je ne sais pas si j'aurai le courage de la continuer en ville. Là-bas, je suis vide. Mais, je suis là, maintenant, avec un sursis de cinq jours. Je continue à dessiner le même visage qu'avant, après avoir fait celui du fils de mon amie Julia.

Je te parlais de mes voyages chez les indiens et, je crois que je le fais plus pour moi que pour toi, parce que, en te les racontant, il m'est aussi incroyable qu'à toi de me voir dans ma situation actuelle, dans laquelle je panique dès que je m'éloigne de la maison. En t'écrivant ces moments je me vois du dehors en même temps et, je me dis que je pouvais dormir au milieu de la jungle, faire des journées entières de pirogue et, bien que j'aie toujours été craintif, je l'avais fait. A moins que je ne l'invente. Mais, tous ces détails dans ma tête, accompagnés des odeurs, couleurs, sensations, émotions, en font trop pour que je croie que je les ai seulement imaginés. Tu me diras qu'on peut bien inventer des romans, où il y a des situations qu'on n'a pas vécues, des amours, des voyages, des métiers, des intrigues, des… C'est la raison pour laquelle je t'écris tout ceci, parce que toi, comme tout le monde autour de moi, tu penses que c'est impossible que j'aie pu vivre de telles choses, de la même façon que vous me faisiez croire que mon voyage ici était inventé, qu'Ella n'était pas d'ailleurs ou, si elle l'était, j'avais dû la rencontrer dans une auberge de Saint Sébastien. Mais je suis là, en France, je parle cette langue, je l'écrit même, et je t'écris dans cette langue pour qu'il ne te reste plus de doutes que je suis là, que je suis parti. A toi et, peut-être à moi aussi. Pour cela, en te racontant mon début de voyage ici, je te raconte des épisodes de là-bas, pour que moi même je me croie, en essayant de te faire croire, en essayant de te donner des preuves. C'est comme une longue défense devant un jury invisible et…, je continue ma plaidoirie sans fin.

Il y a des gens qui disent souvent, "Ma vie est un roman, je devrais l'écrire". Moi, je dirais, "Ma vie est un roman…, que je n'aurais pas voulu devoir écrire".

Quand j'ai peur, aujourd'hui, et j'ai peur de tout, je pense une chose, «Ils avaient raison, je ne peux rien faire, je suis bien trop peureux pour agir de la sorte !» Pourtant, j'ai bien été chez les indiens, sans aucun d'entre vous, même si cela ressemble à une invention de ma part, à une histoire qui appartient à une autre vie, ou à une vie antérieure à celle-ci, si cela existe.

J'avais fait cette longue parenthèse de mes séjours dans la jungle à cause de l'association qui m'est venu au moment où je te racontais mon arrivée dans le village, ici en France, pour vivre en communauté avec des jeunes de mon âge. Le mot communauté m'avait évoqué ces péripéties, en m'écartant du sujet quelque part, mais réhabilitant en moi des soupçons de forces anéanties, me disant moi-même que, si j'avais pu le faire, je pourrais encore, au moins, aller ici à côté, à trente cinq kilomètres, où…, j'ai arrêté mon récit. Une des personnes qui étaient dans ce chantier de jeunes est le propriétaire de cette maison, d'où je t'écris aujourd'hui en Ardèche, tout près de là où nous nous sommes connus. Pourtant, aujourd'hui, à 35 km de ce lieu que je voudrais revoir, je n'arrive pas à y retourner, de peur de m'éloigner d'ici, à cause de mon agoraphobie. Lui il est bien la même personne, vingt cinq ans après et, si je suis là, chez lui, c'est parce que ce que j'avais vécu là-bas était bien arrivé, ce n'est pas le fruit de mon imagination car, sinon, je ne serais pas ici, maintenant, en train de te le raconter. Ou, serait-ce que même ici ce n'est pas vrai ? Que cette lettre est une fausse lettre, que je t'écris de chez nous, à Saint Sébastien, en m'inventant que je suis ici, pour vous faire croire à mes fausses aventures, à ma fausse vie ? Puis, que l'oeuvre que je dis avoir faite n'existe pas, sauf dans mes délires de créateur ?

Tous les matins, en me réveillant, je me rappelle mes rêves nocturnes et, parfois je rêve que je rêve. Si tu reçois cette lettre un jour, c'est que je ne suis pas dans un rêve, à moins que tu ne sois aussi dans mon rêve. Il faudrait alors que d'autres personnes lisent cette lettre, pour que je m'assure qu'elle existe, que ce que j'écris je l'ai bel et bien vécu ou, du moins, c'est la perception de ce que je crois avoir vécu.

Quand on étudie les cultures indiennes, ou d'autres cultures dites primitives, on s'aperçoit que c'est en peu de choses qu'on a évolué, même si on veut croire le contraire. Il y a une notion qu'on appelle, en langage technique, ethnocentrisme. Chaque tribu, à cause de son isolement depuis des siècles dans la jungle, croit qu'elle est le centre du monde, l'origine de la race humaine. Dans chaque culture de la terre entière on trouve, dans les légendes et traditions, le concept de la création du premier homme, appartenant à leur tribu, par les dieux. Ensuite ils ont été nourris des connaissances universelles directement par ces divinités et leurs chefs sont aussi directement nommés par eux. A partir de cette donnée-là, ils ont de droit l'autorité nécessaire pour conquérir le reste du monde, ou du moins, celui qui leur est accessible de connaissance, pour leur apprendre ce qui leur a été communiqué par voie divine, de les soumettre s'ils ne le font pas de leur propre gré en reconnaissant leur origine sacrée.

Cette notion ne diffère en rien des empires et royaumes de toute la terre, du plus primitif au plus puissant, de même que les parents imposent aux enfants leurs croyances. Toute la nature humaine se développe sur cette construction idéologique d'ethnocentrisme jusqu'à arriver à chaque individu qui la reproduit à son tour. Chaque être se croit possesseur de la vérité universelle, sans quoi il ne saurait comment marcher dans l'existence, ballotté dans toute cette jungle de vérités absolues, détenues par des individus. Si l'être humain abandonne la croyance de sa détention exclusive de la vérité, il se trouve peut-être comme moi, mort de peur, à côté du chemin de sa vie, écrasé par la conscience de tous ces milliards de vérités uniques avec lesquelles il est impossible de partager des versions individuelles sur la perception du réel et, incapable, comme moi, d'essayer le seul chemin accepté, celui d'imposer aux autres sa propre version, comme si c'était la leur, ou taire à jamais la sienne en adoptant celle du plus fort en apparence. C'est la loi des hommes.

 

 

Chapitre XIII
            Ardèche, 7 août 1999

Après les forts vents d'hier, en plus d'une chaleur accablante, aujourd'hui resplendit le soleil. Ainsi se passe pour la vie, après les jours de tempêtes, arrive l'accalmie. Il y a des gens pour qui, dans le souvenir, ne restent que les jours de beau temps et qui ne craignent pas les tempêtes. D'autres pour qui ces dernières ont un jour ravagé leurs maisons, emporté un membre chéri, détruit leurs avoirs et craignent leur retour, la peur les envahit si elles approchent, le souvenir toujours présent de ces moments néfastes redevient réalité et la panique fait déformer la perception, convertissant une petite pluie en terrible orage.

Ainsi moi, qui ai grandi dans la peur et la menace, je déforme souvent de petits regards obliques en oeillades farouches et cruelles, de petits mots, de petits mépris de petites gens en vociférations écrasantes de géants. Comme celui qui a peur de l'orage se cache sous la table au moindre tapotement d'une fine pluie sur le toit, ainsi je rase les murs dans l'ombre des devantures au moindre regard furtif sur ma personne.

C'est ainsi que se forment les fils inévitables des chaînes qui tissent notre vie, ceux qui sont présents pendant tous les événements qui composent notre existence sur terre, se trouvant parfois en dessous, comme soutien, parfois en dessus, comme appui, toujours là. Il y a, parmi toutes ces chaînes qui courent le long de notre vie, quelques unes qui nous semblent évidentes, comme notre comportement alimentaire qui est plus au moins constant, étant influencé par les événements, changeant avec l'âge et l'évolution du corps. Quoi qu'on fasse, on a toujours dû assumer une position par rapport à la nourriture, car on a toujours dû manger.

Il y a d'autres chaînes qui courent aussi tout au long de notre vie et qui nous semblent moins évidentes, comme notre comportement sexuel. Le sexe, comme le besoin de se nourrir, est toujours là, quoi qu'il arrive, tant qu'on vit avec un corps et on a toujours, par rapport à lui, une attitude, quel qu'elle soit, inévitablement. Elles traversent tous les événements de notre vie, des plus banales aux plus radicales, de plus gaies aux plus tristes. Notre rapport avec le sexe est toujours là, notre comportement diffère, évolue, stagne, selon les différents événements de la vie, prenant parfois le dessus, restant parfois en fils de fond. Le sexe est présent, parfois même par son absence.

Quelques personnes pourront dire que le sexe ne compose pas une chaîne dans leurs vies, mais seulement une trame ou une succession de trames, des éléments ponctuels entremêles avec des éléments contants, n'apparaissant qu'à l'appel de leur volonté, sur commande, comme le tisserand rajoute un fil de couleur jaune poussin en trame, quand cela lui convient et, seulement, quand cela lui convient. Le sexe n'est pas impératif pour eux, comme la nourriture, mais un outil qu'ils peuvent ne pas utiliser, comme ils peuvent ne pas regarder même s'ils ont des yeux.

Le sexe, même s'il est toujours là, ne l'est pas toujours de la même façon, il est nuancé par les multiples événements de l'existence. Dans ma vie, à part toutes ces expériences que je t'ai déjà racontées et qui, comme l'homme qui perd sa maison avec l'orage, m'ont marqué à jamais, j'ai eu sans cesse une recherche de ma propre sexualité, celle que mon corps me demandait, mon moi interne, en dehors de dires extérieurs, en dehors de la mentalité et de l'éducation reçue. Zacharie, je te l'avais déjà dit, ne m'avait jamais prononcé un seul mot à ce propos. Peut-être avais-tu vécu d'autres choses avec lui, peut-être que tu l'avais interrogé, peut-être qu'il t'avait répondu. Mais si lui il ne m'avait jamais dit un mot à ce sujet, même pas pour me défendre, malgré les calomnies soulevées à mon égard, il y avait eu un curé au lycée, un espagnol, qui était arrivé avec une grande révolution pédagogique, l'éducation sexuelle. Je ne sais pas si tu avais dû subir les délires de cet homme, mais ils ont marqué beaucoup de jeunes qui avaient déjà une vision assez déformée du sujet. Ce curé était gros, très grand et très gros, assez jeune bien que je ne puisse pas deviner son âge car j'avais seulement treize ans. C'était alors l'apogée de mon calvaire à l'école, j'étais vitupéré sans cesse, craché, signalé, humilié. Ce gros curé nous avait emmenés, classe par classe, dans une sorte de retraite aux allures spirituo-sexuelles. Pendant trois jours il nous avait «instruits». D'abord il parlait avec des arguments très «scientifiques», appuyés de dessins descriptifs d'anatomie, où il nous avait expliqué le fonctionnement des organes. Puis, imperceptiblement, il avait glissé, après avoir expliqué comment planter la petite graine, vers la masturbation. Arrivé à ce sujet cet homme s'était transformé, ses yeux étaient devenus vicieux, visqueux, scrutant en chaque jeune qui se trouvait devant lui ce qu'il réprouvait, près à bondir pour éliminer ce germe de péché qu'il condamnait. Tout son discours, pendant trois jours, s'était polarisé sur le crime de cet acte, sur les millions d'êtres qu'on tuait à chaque éjaculation, sur l'opprobre et l'impunité de ce geste, devant lequel il nous avait érigés en nos propres juges, recevant toujours le verdict de coupables.

Pour corroborer ses sermons et graver à jamais dans nos consciences ses condamnations, il nous montrait des photos de carnaval où on voyait des corps d'hommes portant des masques de monstres, en disant que c'était des hommes qui avaient eu recours à ce vice pendant leur jeunesse et que leurs têtes s'étaient déformées à de telles extrêmes comme conséquence de leurs actes. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître cet homme, curé de surcroît, assurait comme véridiques, avec son autorité ecclésiastique, de telles aberrations. Nous étions paniqués, sur nos visages nous dévisagions les débuts de ces déformations et, malgré notre scepticisme du début, nos protestations en disant que c'étaient des masques de carnaval, il s'était érigé inébranlable dans ses affirmations et nous avions dû accepter, avec les menaces inévitables de l'enfer, qu'il disait la stricte vérité. Les boutons de la puberté sur les visages, que nous tous arborions, étaient les avertissements que nous envoyait le ciel pour nous reprendre et arrêter le vice qui commençait à s'incruster, avant de devenir les monstres de ses photos.

Il y avait ceux qui se moquaient de tels propos, mais il y avait ceux qui, comme moi, avions fini par accepter ces infamies, ayant foi dans ses paroles de prêtre. Suite à ses discours il donna lieu aux confessions, pour qu'on puisse mettre fin à nos débuts criminels. Quand j'étais passé au crible du confessionnel il me demanda si je le faisais et, comme en effet j'avais goûté déjà aux plaisirs solitaires, il me demanda force de détails, les où et comment, à quel moment de la journée, de quelle manière, et j'entendais par les inflexions de sa voix qu'un plaisir abjecte se dessinait en lui, après quoi, il se donnait à toutes sortes d'admonestations morbides. Les jours et semaines qui suivirent, dès qu'il voyait un bouton d'acné sur notre figure, il nous appelait et, avec un regard d'inquisiteur nous disait qu'on avait récidivé. Nous-mêmes nous regardions les boutons des autres avec réprobation et, dès qu'on pouvait, on écrasait avec violence ceux qui sortaient sur notre figure, pour effacer toutes les traces de nos péchés. Cela, bien évidemment, ne concernait pas les effrontés qui se moquaient de l'enfer et qui étaient, aussi, mes pires bourreaux par rapports aux événements précédents. Mais en moi et, comme je l'avais appris plus tard, en beaucoup d'autres, cela laissa une empreinte ineffaçable de culpabilité.

Par là même, cet acte devint aussi convoité que tout fruit défendu, avec l'inconvénient de l'avoir à portée de la main. Dans les années qui suivirent, j'avais eu beau vouloir faire abstraction de ses paroles, ses images, rationnellement incroyables, restaient derrière mes pensées, transformées en symboles d'une monstruosité intérieure grandissante.

Il y a des gestes qui nous accompagnent tout au long de notre vie et, si on les a maculés à leur origine, ils resteront toujours souillés, malgré tous les efforts que nous puissions faire pour les purifier. Je ne te ferai pas une apologie de l'onanisme, mais il y a des actes qui sont à mi-chemin entre l'animalité et la spiritualité, dans le champ de l'animalité consciente où, autrement dit, dans l'humanité. Puisque nous avons besoin de manger, tout au long de notre vie, comme tout animal, nous pouvons essayer de faire devenir cet acte plus que le simple fait de se nourrir, un plaisir, un art en somme. L'art de la gastronomie est celui d'atteindre, à travers l'accomplissement d'un besoin corporel, un plaisir spirituel. N'est-ce pas celui-ci le but de tout art, celui de l'élévation spirituelle à travers le sens?

On ne cherche pas à souffrir en mangeant, ni en regardant une belle peinture, ni en écoutant une belle musique, ni en sentant un arôme délicieux, ni en touchant une surface douce, on cherche à jouir en faisant tout cela. N'est-ce pas l'amour l'acte qui réunit tous les arts dans son accomplissement? Quand on aime quelqu'un, on a du plaisir à entendre sa voix, à toucher sa peau, à sentir ses arômes, à goûter son corps, à le manger dans un simple baiser à, enfin, se relier à l'autre par le sexe.

Le sexe a aussi son degré d'art, comme il a son degré de besoin, comme il a son degré de but dans la procréation. L'art du sexe est comme tous les autres arts, on le fait d'abord, et tout d'abord, pour soi. Quand je peins un tableau je ne pense pas aux autres, à ce qu'ils vont penser, à ce qu'ils vont sentir, je pense à moi, à mon besoin de le faire d'abord, à mon plaisir de le faire ensuite, à son but plus tard. Au moment de le faire il y a surtout le plaisir, même s'il comporte des difficultés. N'a-t-on pas des difficultés quand on fait l'amour ? Il y a les moments du besoin, puis ceux du plaisir. En cherchant le climax on peut avoir des difficultés pour qu'il atteigne le niveau d'art, maintenant un plaisir prolongé et ascendant, sans qu'il arrive d'une manière subite et décevante, cherchant à le mener jusqu'au paroxysme, où l'accomplissement est une délivrance, car le plaisir frôle la douleur et son exécution prolongée peut faire mal.

Quand je fais un tableau, il y a mon plaisir à moi et, quand je fais l'amour il y a mon plaisir à moi, d'abord. Ce plaisir à moi je peux l'explorer tout seul, en faisant devenir cet acte un art. Pourrais-je mieux dire que tout art est onanistique, puisque c'est la rencontre de soi même avec soi-même qui, en se faisant plaisir, produit des sources de plaisir…, des oeuvres d'art en somme ?

Dans l'art de l'onanisme la rencontre du moi avec mon sexe est comme celle du gastronome avec sa bouche, du peintre avec son oeil, une rencontre du sujet avec l'instrument qui lui permet de s'élever au-dessus de lui-même, pouvant se contempler avec la distance du temps et de l'espace, de la mort, pouvant retourner à soi par la suite. Mais, quelle est l'oeuvre que produit l'onaniste, me diras-tu, si son sperme coule sans but ? Quel est le but ultime de l'art si ce n'est pas le plaisir sans but apparent ? Car c'est l'apparence qui coule mais l'essence, elle, demeure. L'art est inutile en soi mais, sans l'art, on ne peut pas vivre. Le plus rudimentaire des hommes fait de l'art, même s'il est d'apparence insignifiante et lui procure du plaisir à lui et à lui seul. Dans les plus primitives des cultures que j'ai connues il y a de l'art, partout, depuis leur coupe de cheveux, leur cache sexe, leurs arcs et flèches, leurs maisons, leurs poissons séchés au soleil. Une vache broute son herbe, c'est tout, l'homme apporte sa touche au paysage, sciemment.

Je te parlais d'Onan, ce dieu créateur solitaire…, ou ce pécheur biblique? Ma quête, après les enseignements de ce gros curé joufflu, c'était de trouver ma version à moi de ses propos. Quand j'avais quatorze ans, j'étais un jour, à l'heure de la sieste, en train de lire, couché sur un lit. Je lisais Guy de Maupassant et je m'étais laissé emporter par son récit, sans m'inquiéter de savoir si j'étais seul, si quelqu'un pouvait me voir. Tout d'un coup j'avais senti quelqu'un s'asseoir sur le bord de mon lit, j'étais revenu brusquement à moi et je m'étais vu. J'étais devenu rouge de honte, je ne savais pas que faire. Ma mère était à côté de moi, elle me regardait sérieuse, ayant placé une main sur mon épaule pour me rassurer. J'étais torse nu, comme nous étions toujours à la maison à cause de la chaleur, et j'avais mon sexe en érection, par dessous le bermuda, que je caressais sans m'en apercevoir. Quand ma mère posa sa main sur mon épaule je me vis comme j'étais, j'avais suffoqué. Elle m'avait apaisé en me disant qu'elle m'avait déjà vu en d'autres occasions et qu'elle n'avait pas su comment aborder le sujet, qu'elle avait demandé à Zacharie de m'en parler mais qu'il ne l'avait, apparemment, pas fait. Elle ne savait pas quel conseil me donner, pour elle c'était un péché avant tout, bien que normal à mon âge, mais il fallait que je fasse attention pour ne pas tomber dans cette coutume qui deviendrait un vice. Elle était calme et faisait un grand effort pour me parler de ce qu'elle savait que j'avais été une victime. Ce fut la seule et unique fois qu'elle aborda le sujet avec moi. Plus tard, quand elle mourut, une de mes grandes luttes c'était de ne pas le faire, car je me rappelais ses mots et je n'arrivais pas à concilier le fait de la pleurer et, en même temps, de ne pas résister à son appel. Juste les jours qui suivirent sa mort, pendant quinze jours, j'avais pu m'abstenir mais, un soir, nous étions allés chez des proches à Santa Fé pour dîner et, comme j'avais du mal à m'habituer à la douche d'eau froide de notre résidence universitaire, dans cette ville si froide, ils m'avaient proposé de profiter de l'eau chaude de chez eux. La salle de bains était chauffée, je me sentais relaxer un peu à cause de tout ce que j'avais pleuré ces jours et puis, quand j'avais senti l'eau chaude qui coulait sur ma peau, j'avais eu beau batailler, j'avais senti mon sexe se réveiller puis, je m'étais senti vivant. Je sens encore cette eau chaude, cette sensation que j'étais resté en vie, que j'avais ce plaisir des vivants, que je m'étais laissé réclamer par mon sexe, que tout mon corps me réclamait, j'étais parti ailleurs et il était là, avec le savon qui lui glissait dessus et cette douce sensation concentrée en un seul point, polarisée où le corps le demande, où le plaisir s'accumule pour s'irradier partout. Je m'étais laissé aller et je me souviens encore de chaque geste, parce que, peut-être, avec cet acte j'étais revenu à la vie après avoir voulu rester dans la tombe. J'ai dû me défaire très lentement de ma culpabilité, ayant pris conscience qu'avec cet acte réprouvé à outrance je me purifiais, m'ayant soulagé dans les pires moments de ma vie, restant présent, près, sans devoir faire subir à personne mes besoins quand de besoin seul il s'agit. Car on peut vouloir faire l'amour avec quelqu'un, qu'on aime ou pas, dans le seul but de se faire plaisir à soi. Si les deux sont consentants d'un tel acte, les deux en profitent, mais si l'un d'eux doit subir les désirs de l'autre, ou ses besoins, sans les partager, par le fait d'un compromis établi socialement, il y a violation, même si cela ne le semble pas.

Le sexe garde toujours une place difficile à faire à soi, puisque toutes les croyances et toutes les théories lui sont imposées mais, parfois, on en découvre au fond de soi une qui nous appartient, qui est notre fil à nous, que nous devons suivre pour nous accomplir. Nous entendons tout au long de notre vie des vérités à son propos, des vérités individuelles qui ont été imposées aux autres comme des vérités universelles. Mais, nul n'est connaisseur en amour, ni en sexe, comme nul n'est connaisseur en art. Ce n'est pas parce que moi je trouve ma façon d'aimer et d'être aimé que cette façon est applicable par quiconque, pour atteindre les mêmes buts.

Les recherches culinaires d'une culture, qui aboutissent à un art, ne sont pas ressenties ni perçues de la même manière par une autre culture, où on a atteint d'autres manières d'art, par des chemins très différents et incommunicables. Les suédois qui raffolent de leurs harengs pourris et qui arrivent à trouver dans les puanteurs de sa fermentation des arômes convoités qu'ils gardent pour leur jours de fêtes, ignorent que cela répugne à d'autres cultures, comme eux à leur tour doivent sentir de la répugnance pour les plaisirs gourmands des pays voisins où les habitants mangent du bifteck de cheval haché et cru, ou des fromages puants ou, par delà les mers d'autres raffolent de fourmis grillées, des larves vivantes macérées ou, encore, comme les indiens de l'Amazonie pour qui le seul aliment, et le plus aimé, est extrait d'une tubercule venimeuse qu'il faut râper et introduire dans des pressoirs en vannerie pour en extraire un acide mortel et trouver ainsi la farine, base de leur alimentation.

Souvent, quand j'entends les gens d'une contrée parler des coutumes gastronomiques d'une autre avec mépris, comme s'il s'agissait de coutumes sauvages, je me rends compte qu'il ne supposent pas un instant que leurs propres habitudes sont des aberrations impardonnables pour d'autres habitants, non moins cultivés et raffinés qu'eux, sur terre. Ces coutumes, qui étant nées par le besoin ont été élevées au rang d'art par la nature propre de l'homme à élever ses besoins au-dessus de leur niveau, pour lui procurer le plaisir. Seulement quand on est ouvert à accepter que nos coutumes ne sont pas les seules, mais seulement propres à nous, nous pouvons respecter celles de l'autre et, peut-être, enrichir la nôtre en apprivoisant des éléments qui peuvent devenir nôtres.

N'en va-t-il pas de même pour le sexe? Si on regarde l'infinie variété des coutumes qui existent sur ce domaine on peut voir que leurs genèses sont dues aux besoins de chaque groupe qui les pratique. Ce sont les besoins d'abord, soumis aux conditions de leur endroit et leur époque, qui déterminent ses comportements. L'homme, toujours et partout, est ethnocentriste, il ne voit qu'ici et maintenant, chez lui et à son moment, le centre de l'univers, le centre de la vérité.

Cela serait vrai s'il pouvait concilier cette vérité à son paradoxe, c'est à dire qu'ici et maintenant est partout et toujours, en tous et chacun, dans tous les temps. Si ma propre vie sexuelle exprime les besoins de mon passé, mon présent, et mon lieu, elle devient la seule vérité possible pour moi. Combien de généralisations ne forcent-elles pas à se séparer des couples qui vivent harmonieusement, en s'aimant comme il leur convient, parce qu'ils constatent à travers la confrontation aux croyances extérieures que le fonctionnement «normal» d'un couple diffère du leur, se sentant obligés de se quitter, de s'arracher même, pour devenir comme tous ?

Il y a des coutumes qui nous semblent si différentes des nôtres que nous ne pouvons faire autrement que les condamner. Où serait-ce qu'elle nous parlent de trop près pour qu'elles fassent chanceler des croyances en nous que nous croyions irrévocables, infaillibles? Il y a de ces vérités inhérentes à nous tous qui ressemblent étrangement à des monstres vus de près mais qui, de loin, récupèrent leurs proportions, grâce aux lois de la perspective. Imagine-toi être près d'un homme qui est un quart de plus de ta taille, ce qui est possible, imagine-le tout près de toi et, la première impression que tu auras, ce ne serait pas son gigantisme mais ta petitesse. Nous sommes ainsi faits, en voyant l'autre, nous nous voyons tout d'abord, du dehors, à travers les yeux de l'autre. Si ce géant est encore le double de ta taille, ta petitesse deviendra tellement immense que ta seconde réaction sera de voir l'autre monstrueux. Si le géant s'éloigne de toi, plus il le fera plus il récupérera, par les lois de la perspective, ta propre taille et, ainsi, il deviendra égal à toi, bien qu'impossible à atteindre. Ceci, dans tous les plans, devient une constante. Les grands hommes, vus de près, deviennent des monstres et, pour cela, il faut qu'ils s'éloignent, pour que vus avec la perspective que donne la distance, de l'espace et du temps, on puisse les voir de la même dimension que nous et, en les croyant près et égaux, ils restent inaccessibles.

Je suis fatigué maintenant, je suis assis dehors, sous le marronnier, pendant que le soleil brille avec douceur et je m'aperçois, sans le vouloir, que les jours qui nous restent diminuent, sans que je sache comment faire pour en profiter davantage, si me laisser emporter dans mes pensées par le paysage en t'écrivant ou en le regardant sans rien faire, pour me rappeler, quand je serai en ville, chaque détail de cette nature.

J'arrête de t'écrire pour pouvoir faire les deux

Chapitre XIV
            Ardèche, le 8 août 1999

Je n'ai senti qu'une seule fois dans ma vie les joies de la famille. Malheureusement ce souvenir ne te concerne pas, tu n'y étais pas, bien que tu sois mon frère de sang, pas plus que les autres frères de sang, ni Zacharie, ni même ma mère tant aimée.

Non, j'ai senti les joies de la famille parmi des êtres que je n'ai connus que bien après ma naissance, bien après mon adolescence, après la mort de ma mère, après le départ de mon pays d'origine. Juste après le séjour dans le chantier de jeunes, dont je te parlais auparavant. Un des participants de ce chantier était un garçon de six ans mon cadet, qui avait dix-sept ans à l'époque et qui, me voyant à la déroute après la fin de cette expérience communautaire, sachant que je ne pouvais pas retourner à Paris, car je n'avais plus de logis, que je devais trouver un travail pour pouvoir faire mes études, sans savoir ni où ni comment j'allais faire, avait téléphoné à ses parents, dans un pays germanophone, pour leur demander s'il pouvait emmener chez eux un ami du chantier, qui venait d'un pays d'Amérique Latine. Ses parents avaient accepté sans poser de questions et nous étions partis ensemble, après quelques détours que je te raconterai à un autre moment. Je ne voulais pas, en réalité, quitter la France, je parlais à peine la langue et je ne me sentais pas prêt à connaître un autre pays, une autre langue, une autre culture. Mais, ne sachant pas où aller non plus, je m'étais laissé porter par les événements. En arrivant chez eux j'étais totalement dépaysé, plus que je ne l'avais été en arrivant en France, il y avait une structure mentale différente qui se diffusait comme une brume dans l'air, faisant tout voir d'une manière différente. Tout s'était très vite passé. Je craignais un étonnement de leur part à cause de mon âge, car lui était encore au lycée quand moi j'avais déjà fini mes études universitaires, mais les parents ont réagi comme si cette différence n'existait pas. Puis, soudain, j'étais chez moi. J'étais chez moi comme je n'avais jamais été chez moi, même quand ma mère vivait car, avec le recul, chez vous je me sentais en pensionnat à côté de ce que j'avais pu ressentir chez eux. Tout m'était devenu familier, même si je n'avais pas de souvenirs d'enfance avec eux, c'étaient les leurs que j'aurais voulu avoir, c'était en apprenant à marcher, à jouer, à lire que je me serais vu chez eux, que j'aurais été le plus proche de ce que je suis. Très vite je m'étais trouvé à l'unisson avec eux, leurs habitudes étaient les miennes, leur silence était le mien, leur façon de se promener était la mienne, leur façon de contempler la nature, de regarder les oeuvres d'art, étaient les miens.

Très vite j'étais là, dedans, depuis toujours et, quand j'avais voulu partir, m'arracher d'un chez moi enfin trouvé, ils m'en avaient empêché, m'avaient invité encore quelques jours, aux termes desquels, ne voulant pas m'imposer, j'avais manifesté mon devoir de les quitter, d'aller chercher du travail ailleurs. A ce moment, ils m'avaient annoncé que, de leur côté, ils m'avaient trouvé du travail, sans que je le sache. J'avais accepté leur offre de rester habiter chez eux pendant la période où j'allais travailler, pouvant ainsi économiser davantage d'argent pour mes études. Tout, dans leur maison, était comme si c'était à moi dans le sens, non de propriété, mais d'être. Le paysage, le paysage était sublime, il était comme dans la maison où j'aurais voulu vivre, naître. A part le père, tous les membres de la famille parlaient le français, et la mère, qui le parlait très bien car elle l'avait appris pendant ses études à Genève, me corrigeait avec sollicitude et m'avait permis de faire mes plus grands progrès. Le travail consistait, bien que je ne m'arrêterai pas à te le décrire, á nettoyer des immeubles tous neufs pour que les nouveaux locataires ou propriétaires puissent emménager de suite. C'était exténuant, c'était le premier travail physique que je faisais de ma vie, le patron me donnait les ordres en français et me laissait avec de jeunes ouvriers qui ne parlaient que leur dialecte allemand.

Si j'avais supporté c'était parce que, pour la première fois de ma vie, j'étais soutenu par une famille. Et, si je peux tout dire en un mot, si j'ai pu rester en Europe, si je suis encore-là, c'est grâce à eux. J'avais trouvé l'appui dont j'avais toujours entendu dire qu'il ne pouvait se trouver que dans le sein d'une famille et, je le trouve toujours auprès eux, tu le sauras peu à peu au fil de mon récit à leur propos. Maintes fois j'avais essayé de vous raconter cette belle histoire de ma vie, maintes fois vous aviez entendu siffler en l'air, gratter les murs par des mains invisibles qui vous avaient empêché de l'entendre. Chaque fois que je nommais "la famille…", vous me répondiez, "…de quoi parles-tu?" et, j'essayais, pour l'énième fois, de vous raconter les merveilleux événements qui m'avaient conduit jusqu'à arriver dans leur maison mais, toujours le sifflement dans l'air, les bruits sur les murs vous empêchaient d'entendre. Puis, je me suis fatigué, vous n'alliez pas me croire, vous ne m'aviez même pas entendu.

C'était bien vrai pour autant, cela l'est toujours, même si ce n'est pas dans le vécu de tous les jours, mais dans le souvenir d'une nouvelle chance que j'avais eux de retrouver une famille étant déjà adulte. Si tous les adultes regrettent souvent leur enfance par leurs souvenirs, je n'ai jamais regretté la mienne, pas un instant, pas même pour l'amour de ma mère, car je l'ai payé trop cher pour l'avoir eu, j'aurais préféré avoir eu l'amour de tous et pas le sien contre tous. Je ne regrette pas un seul instant de mon enfance, ni même le moment de ma première communion d'où il me reste le souvenir de mon extase mystique, j'aurais voulu que tout s'efface dans ma mémoire pour introduire à sa place les moments, courts mais éternels, que j'avais passés avec cette famille.

Grâce à eux j'avais donc trouvé de l'argent avec ce travail, j'étais resté ensuite pour me reposer, à leur demande, et puis, grâce à eux, j'avais trouvé ma chambre de bonne à Paris, à travers des amitiés qu'ils avaient. J'avais pu rentrer en octobre à Paris pour commencer mes études, j'avais où loger, de l'argent pour subsister et surtout, surtout, l'amour d'une famille, un chez moi, enfin, un chez moi où rentrer.

Comment pourrais-je te faire partager ce que j'avais vécu avec eux? Comment t'expliquer pourquoi chez eux je me sentais chez moi et pas chez vous? Il y aurait peut-être des moments qui pourraient te le faire comprendre, comme ce Noël que j'avais passé en leur compagnie. C'était mon premier Noël en Europe, ils m'avaient envoyé un billet aller-retour en train pour venir fêter ces jours avec eux. Les retrouvailles furent comme si je les avais quittés depuis des années, comme s'il n'avait été qu'un rêve que nous avions tous eu, ou comme si nous croyions que des sentiments comme celui-là ne pouvaient exister. J'avais trouvé à la maison mes affaires, mises soigneusement de côté, comme on le fait avec un enfant qui est loin. Quelle différence chez Zacharie où, dès que je partais, mes affaires étaient vite partagées, comme un butin enlevé à un voleur ou, comme les affaires de quelqu'un qui meurt, enfin. C'étaient de petites choses mais c'étaient les miennes, à une petite place qui était la mienne, symbole de ma place dans leur foyer.

Juste quand je suis arrivé chez eux, j'entendis que mon jeune ami appelait sa mère «M…» et, ignorant ce que cela voulait dire, croyant que c'était un petit nom pour designer une complicité empreinte d'un sentiment doux et communicatif, je n'avais pu m'empêcher de l'appeler de la même manière aussi. La première fois que je l'avais dit elle avait réagi, je ne saurais le dire, avec étonnement, mais sans vouloir ni pouvoir m'arrêter de continuer à le faire, comme une sorte de découverte en elle d'un sentiment inattendu, qui lui tombait dessus et dont elle ne voulait pas se défaire, dont elle ne pouvait pas. Après avoir répété la même démarche avec le père, que j'appelais V…, j'avais appris par la suite, que c'était le mot dialectal pour dire papa et maman. J'avais alors compris ma fougue, ainsi que leurs premières réactions, dues aux différentes connotations qu'avait ce mot pour eux et pour moi. Puis j'avais continué à le dire, en toute conscience, non pas comme un jeu, ni une parodie, ni un manque de respect, mais comme une nouvelle chance que me donnait la vie, j'avais un nouveau père, doux, silencieux, incommunicable avec moi à travers la parole mais, chez qui, je sentais l'acceptation de celui qui, venu de je ne sais pas où, partageait leur famille.

Mon sentiment pour eux était grandissant et il n'a jamais cessé de s'accroître avec les années, car il est dégagé de tout compromis, tout ce qu'ils m'ont donné, qu'ils me donnent toujours et encore, est gratuit.

Ce Noël-là, M… et V… et celui dont j'aurais voulu qu'il soit mon vrai frère, Mathieu, ainsi que ses soeurs, étaient tous réunis à mon arrivée de Paris. Durant ce trajet, qui était pour moi empreint du ravissement du soldat qui rentre à la maison après une dure bataille où il a risqué sa vie, j'avais vu, pour la première fois, la neige. Il y a des sensations qui, quand elles nous sont communes, sont banales, mais quand on a vu la neige dans des films, des photos, et qu'on te dit que ce n'est pas comme de la glace pilée, bien que froid comme elle, que ce n'est pas de la mousse bien qu'elle vole de la même façon, que ce n'est pas de la grêle bien qu'elle tombe des nuages, que ce n'est pas de la pluie bien qu'elle mouille aussi, alors on ne peut pas l'imaginer jusqu'à la toucher, la manger. Nous avions fêté Noël. Je me souviens de chaque détail et pourtant je ne me souviens d'aucun Noël passé auparavant, à part celui où ma mère était mourante et que j'aurais voulu qu'il n'existe pas dans mon souvenir. C'était le Noël le plus vrai que je n'aie jamais vécu, comme je rêvais de vivre un Noël. Après le souper, ils ont joué un concert de musique de chambre sous un sapin décoré avec de vraies bougies. M… jouait le clavecin, V… le hautbois, Mathieu la trompette et les deux soeurs des instruments à corde, violon et basse. Je t'avais dit que je n'aimais pas la musique mais, rappelle-toi que je t'avais dit aussi que je l'aimais seulement quand les musiciens étaient présents, ou quand je dansais. J'étais le seul spectateur, mais je peux te dire que je comptais pour une salle entière, un stade. Jamais auditeur aussi enivré, aussi transporté par ses accords, par cette entente par-dessus les mots, par cette communion. J'avalais l'hostie qu'ils m'offraient et je la tiens dans les profondeurs de ma gorge avide de communion, avide de partage avec les autres et, dans les jours de solitude et d'abandon je laisse émerger à nouveau le goût profond qu'avait donné cet instant à ma vie.

Si j'avais voulu renaître pendant ces jours, j'aurai choisi ce foyer, en cet instant, pour pénétrer le corps d'un nouveau-né. Et c'est cela que j'étais devenu désormais, un nouveau-né. J'étais né à nouveau dans l'ancien monde, j'avais été choisi par une famille, une maison, un continent qui me donnait une nouvelle chance. Et, j'avais voulu la prendre. Ce serait trop dire que j'avais tout appris d'eux mais, peut-être, il y a une autre façon de l'exprimer. J'avais appris ce que j'avais toujours voulu apprendre ou, peut-être tout simplement, j'avais laissé vivre pour la première fois celui que j'étais, depuis le début, depuis toujours, comme on est avant la naissance et après la mort et, comme, parfois, on ne peut pas être parce qu'on ne nous le permet pas. Je pouvais commencer à être moi, peu à peu, lentement, m'ouvrant à mon propre intérieur.

J'avais toujours eu un caractère discipliné, ordonné, non pas par pruderie mais par commodité. Cela n'avait jamais pu être exprimé par moi que dans mes études où je m'étais découvert aussi méthodique et précis que doit l'être un historien, mais pas dans ma vie privée. Il y a des gestes, des attitudes en face des petites choses de la vie qui montrent le caractère entier d'un homme. C'est-ce que j'avais appris de V…, qui ne parlait pas beaucoup en soi et très peu le français, mais je le voyais vivre. J'essaie de résumer dans mes pensées pour trouver une attitude, symbole des autres, et je ne pourrais trouver que la gratitude. Ce mot pourrait résumer mon nouveau tuteur. Agir avec les acceptions de ce mot, gratuit, gracieux, gratte. Il agissait gratuitement et avec gratitude, il agissait parce que ce qu'il faisait lui plaisait en soi, c'était gratifiant en soi-même et non pas pour ce qu'il pouvait apporter en dehors. Il ne faisait pas quoi que ce soit, selon mon observation, que par le plaisir intrinsèque de l'acte et du résultat en soi. Ainsi il jouait la musique constamment, il étudiait sans relâche, il pratiquait ni avec hâte ni avec paresse, avec assiduité, avec le plaisir de l'étude elle-même, le plaisir de la pratique en soi, sans oublier d'avancer mais tout en profitant des avances faites. Il avait une sorte d'humeur constante qui n'était pas altéré par les émotions sans que pour autant il ne sente pas. Il avait une rigueur en soi, un plaisir en soi, une maîtrise en soi. Je n'ai jamais discuté avec lui que par traduction interposée, je ne l'ai connu que par le voir vivre, jouer de la musique, préparer ses cours d'instituteur comme s'il allait donner des cours à l'université. Cela m'étonnait beaucoup, ce n'étaient pas les enfants qui allaient lui reprocher quelque chose, quelque manque de connaissance, quelque lacune, c'était son critère à lui, ces enfants méritaient le meilleur, il avait la conscience de son rôle, il avait ces jeunes âmes en formation, vierges de connaissances et, en même temps, comme de grands récipients vides où on peut tout mettre et où tout peut s'ensevelir, ayant le devoir de les sauvegarder, protéger, donner des instruments pour ne pas permettre que les autres y déposent leurs ordures. Il avait la conscience que dans ces enfants était le futur et que c'était là que tout pouvait se jouer. Il préparait ses cours avec cette conscience et j'étais stupéfait, moi, qui jadis, dans une vie antérieure, avais été confié à une éducation massive, qui avait essayé de terrasser mon individualité.

De la même façon il m'accueillait chez lui, sans rien recevoir en retour directement, car nos échanges étaient très limités, mais j'avais beaucoup de respect pour cet homme. En le voyant agir j'avais vu ce que je voulais toujours voir chez un père, un exemple de vie, qu'on peut ou pas adopter, mais qu'on respecte et dont on essaie d'apprendre ce qui nous convient selon nos personnalités. Je crois avoir appris de lui et, surtout, avoir donné libre cours à cette partie de moi qui lui ressemblait. Il était intervenu dans ma vie à un moment décisif et, grâce à lui, j'avais pu finir mes études à Paris, plus tard, comme je te le raconterai dans une autre occasion. Je voulais te parler aussi de M… Et de Mathieu, mais ce serait trop long pour le faire en une lettre et je ne sais pas si tu seras intéressé par ces cadeaux que la vie m'a donnés.

Pour l'instant je dois te laisser. Nous rentrons demain à Grenón, après deux mois passés ici où j'ai dessiné et je t'ai écrit ces deux lettres. Je suis plein de ce beau paysage, de cette belle maison, de cette paix et, bien que je crains le retour dans notre tombe, je garde un espoir de pouvoir bientôt la quitter. Je ne perds pas la foi dans le miracle dont je t'ai parlé mais, combien de temps prendra-t-il ?. Il est peut-être déjà arrivé et je ne me suis pas rendu compte, c'est souvent comme cela qu'arrivent les plus beaux miracles de la vie.

 

 

 

 

Le quêteur d'âmes

2 ème Partie
"Délires d'exil"

par

© Guillermo Zamor

1999

N° 131139 S. A. C. D

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